La Vie littéraire/2/La Pureté de M. Zola

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 284-291).


LA PURETÉ DE M. ZOLA[1]


Nous avons été avertis tout d’abord par une petite note officieuse, insérée dans plusieurs journaux, que le nouveau roman de M. Émile Zola était chaste et fait exprès pour « être mis entre les mains de toutes les femmes et même des jeunes filles ». On en vantait la pudeur exceptionnelle et distinctive. Cette fois, disait la note, cette fois « le romancier a voulu une envolée en plein idéal, un coup d’aile dans ce que la poésie a de plus gracieux et de plus touchant ». Et la note ne nous trompait pas. M. Zola a voulu l’envolée et le coup d’aile, et la poésie et la grâce touchante, et si, pour être poétique, gracieux et touchant, il suffisait de le vouloir, M. Zola serait certainement, à l’heure qu’il est, le plus touchant, le plus gracieux, le plus poétique, le plus ailé et le plus envolé des romanciers.

Certes, nous ne saurions que le louer de sa nouvelle profession. Il épouse la chasteté et nous donne ainsi le plus édifiant exemple. On peut seulement regretter qu’il célèbre avec trop de bruit et d’éclat cette mystique alliance.

Ne saurait-il donc être pudique sans le publier dans les journaux ? Faut-il que le lis de Saint-Joseph devienne dans ses mains un instrument de réclame ? Mais sans doute il voulait se cacher, et il n’a pas pu.

En vérité, la renommée est parfois importune. Il en est de M. Émile Zola comme de ce mari de la fable qui confessa un matin avoir pondu un œuf et qui, le soir, en avait pondu cent, au dire des commères. L’auteur du Rêve confia un jour à son ombre son désir de quitter nos fanges et de voler en plein ciel, et le lendemain tous les Parisiens surent qu’il lui avait poussé des ailes. On les décrivait, on les mesurait ; elles étaient blanches et semblables aux ailes des colombes. On criait au miracle. Des journalistes, peu tendres d’ordinaire, se sont émus de cette touchante merveille. « Voyez, disaient-ils, comme cette âme longtemps vautrée dans le fumier plane aisément dans l’azur. Désormais l’auteur du Rêve passe en pureté saint Catherine de Sienne, sainte Thérèse et saint Louis de Gonzague. Il faut lui ouvrir à deux battants les salons littéraires et l’Académie française. Car Dieu l’a érigé en exemple aux gens du monde. »

Je préférerais pour mon goût une chasteté moins tapageuse. Au reste, j’avoue que la pureté de M. Zola me semble fort méritoire. Elle lui coûte cher : il l’a payée de tout son talent. On n’en trouve plus trace dans les trois cents pages du Rêve. Devant l’impalpable héroïne de ce récit nébuleux, je suis forcé de convenir que la Mouquette avait du bon. Et, s’il fallait absolument choisir, à M. Zola ailé je préférerais encore M. Zola à quatre pattes. Le naturel, voyez-vous, a un charme inimitable, et l’on ne saurait plaire si l’on n’est plus soi-même. Quand il ne force pas son talent, M. Zola est excellent. Il est sans rival pour peindre les blanchisseuses et les zingueurs. Je vous le dis tout bas : l’Assommoir a fait mes délices. J’ai lu dix fois avec une joie sans mélange les noces de Coupeau, le repas de l’oie et la première communion de Nana. Ce sont là des tableaux admirables, pleins de couleur, de mouvement et de vie. Mais un seul homme n’est pas apte à tout peindre. Le plus habile artiste ne peut comprendre, saisir, exprimer que ce qu’il a en commun avec ses modèles ; où, pour mieux dire, il ne peint jamais que lui-même. Certains, à vrai dire, tels Shakespeare, ont représenté l’univers. C’est donc qu’ils avaient l’âme universelle. Sans offenser M. Zola, telle n’est point son âme. Pour vaste qu’elle est, les comptoirs de zinc et les fers à repasser y tiennent trop de place. C’est un bon peintre quand il copie ce qu’il voit. Son tort est de vouloir tout peindre. Il se fatigue et s’épuise dans une entreprise démesurée. On l’avait déjà averti qu’il tombait dans le chimérique et dans le faux. Peine perdue ! Il se croit infaillible. Il a cessé depuis longtemps d’étudier le modèle. Il compose ses tableaux d’imagination sur quelques notes mal prises. Son ignorance du monde est prodigieuse, et comme il n’a pas de philosophie, il tombe à chaque instant dans l’absurde et dans le monstrueux. Ce chef de l’école naturaliste offense à tout moment la nature.

Cette fois-ci l’erreur est complète et on ne saurait imaginer un roman plus déraisonnable que le Rêve. C’est l’histoire d’une enfant trouvée, élevée à l’ombre d’une cathédrale par des chasubliers qui vivent avec une pieuse modestie dans une vieille maison héréditaire adossée à l’église. L’enfant se nomme Angélique et a été recueillie, un matin de neige, par les bons chasubliers, sous les porches de Saint-Agnès.

Elle devient une brodeuse mystique et retrouve les secrets des vieux maîtres brodeurs. Un jeune ouvrier verrier lui apparaît une fois, beau comme un saint Georges de vitrail. Elle reconnaît aussitôt celui qu’elle attendait, son rêve. Elle l’aime, elle est aimée de lui. Elle sait par avance qu’il est un prince. Son rêve ne l’avait point trompée : en effet, cet ouvrier verrier est Félicien VII de Hautecœur, le fils de l’archevêque. Angélique et Félicien se fiancent l’un à l’autre. Mais monseigneur refuse son consentement. Les bons chasubliers, pour rompre un amour qui les effraye, disent à Félicien qu’Angélique ne l’aime plus et à Angélique que Félicien épouse une noble demoiselle. Angélique en meurt. Monseigneur vient lui-même lui donner l’extrême-onction. Puis il la baise sur la bouche et prononce ces paroles qui sont la devise de sa famille : "Si Dieu veut, je veux." Alors, Angélique se soulève sur son lit et reçoit Félicien dans ses bras. Elle renaît, elle épouse, dans la cathédrale, le jeune héritier des antiques Hautecœur. Après la cérémonie, ayant mis sa bouche sur la bouche de Félicien, elle meurt dans ce baiser, et monseigneur, qui avait officié, retourne, dit l’auteur « au néant divin ».

M. Zola termine cette petite fable par une pensée profonde : "Tout n’est que rêve", dit-il. Et c’est, je crois, la seule réflexion philosophique qu’il ait jamais faite. Je n’y veux pas contredire. Je crois en effet que l’éternelle illusion nous berce et nous enveloppe et que la vie n’est qu’un songe. Mais j’ai peine à me figurer l’auteur de Pot-Bouille interrogeant avec anxiété le sourire de Maïa et jetant la sonde dans l’océan des apparences. Je ne me le représente pas célébrant, comme Porphyre, les silencieuses orgies de la métaphysique. Quand il dit que tout n’est que rêve, je crains qu’il ne pense qu’à son livre, lequel est en effet une grande rêverie.

On y parle beaucoup de Sainte Agnès et de la légende dorée. C’est sous le portail de Sainte-Agnès qu’Angélique a été trouvée et c’est l’image de Sainte Agnès, vêtue de la robe d’or de ses cheveux, qu’Angélique brode avant de mourir sur la mitre de monseigneur. J’ai quelque dévotion à sainte Agnès et je goûte si bien la légende de cette vierge que je vous la réciterai, si vous voulez, de mémoire, telle qu’elle a été écrite par Voragine :

« Agnès, vierge de grande sagesse, souffrit la mort dans sa treizième année, et elle trouva ainsi la vie. Si l’on ne comptait que ses années, elle était encore une enfant ; mais elle avait la maturité de l’âge pour la prudence et le jugement. Belle de visage, plus belle de foi, comme elle revenait de l’école, le fils du proconsul l’aima et lui promit des pierres précieuses et des richesses sans nombre si elle consentait à devenir sa femme. Agnès lui répondit : «  Éloigne-toi de moi, pasteur de mort, amorce de péché et aliment de félonie. Car il en est un autre que j’aime. » Et alors elle commença à louer son amant et divin époux… » Je vous conterais tout le reste, pour peu que vous m’en priiez, et surtout comme le gouverneur l’ayant fait mettre nue, ses cheveux s’allongèrent miraculeusement et lui firent une robe d’or. C’est là un conte charmant, et les légendes des vierges martyres, telles qu’elles fleurirent au XIIIe siècle, sont autant de joyaux dont il faut goûter à la fois la richesse éblouissante et la naïveté barbare. Ce sont les chefs-d’œuvre d’une orfèvrerie enfantine et merveilleuse. Le bon peuple en resta longtemps ébloui et ce fut jusqu’au XVIe siècle, la poésie des pauvres. Mais M. Zola se trompe fort s’il croit que la religion d’aujourd’hui en a gardé le moindre souvenir. Ces légendes gothiques, devenues suspectes aux théologiens, ne sont maintenant connues que des archéologues. En faisant vivre son Angélique dans ce petit monde poétique qui emplissait de joie et de fantaisie les têtes des paysannes au temps de Jeanne d’Arc, il a fait un étrange anachronisme. Il est vrai qu’il suppose que son héroïne a découvert elle-même toute cette féerie chrétienne dans un vieux livre du XVIe siècle. Mais cela même est bien invraisemblable.

En réalité, ce qu’apprend une petite fille élevée comme Angélique, dans la piété, à l’odeur de l’encens, ce n’est point la légende dorée, ce sont les prières, l’ordinaire de la messe, le catéchisme ; elle se confesse, elle communie. Cela est toute sa vie. Il est inconcevable que M. Zola ait oublié toutes ces pratiques. Pas une seule prière du matin ou du soir, pas une confession, pas une communion, pas une messe basse dans ce récit d’une enfance pieuse et d’une jeunesse mystique.

Aussi son livre n’est-il qu’un conte bleu sur lequel il n’est ni permis de réfléchir, ni possible de raisonner. Et ce conte bleu est bien longuement, bien lourdement écrit. J’en sais un autre que je préfère et que je vais vous dire. C’est le même, après tout, et il s’appelle aussi un Rêve. Il est d’un poète très ingénu et du plus aimable naturel, M. Gabriel Vicaire. Oui, le même conte, avec cette différence que c’est un jeune garçon et non une jeune fille qui fait le rêve, et que l’apparition, c’est non plus un fils d’archevêque en saint Georges mais une fille de roi avec sa quenouille :

Vous me demandez qui je vois en rêve ?
Et gai, c’est vraiment la fille du roi ;
Elle ne veut pas d’autre ami que moi.
Partons, joli cœur, la lune se lève.

Sa robe, qui traîne, est en satin blanc,
Son peigne est d’argent et de pierreries.
La lune se lève au ras des prairies.
Partons, joli cœur, je suis ton galant.


Un grand manteau d’or couvre ses épaules,
Et moi dont la veste est de vieux coutil !
Partons, joli cœur, pour le Bois-Gentil.
La lune se lève au-dessus des saules.

Comme un enfant joue avec un oiseau,
Elle tient ma vie entre ses mains blanches.
La lune se lève au milieu des branches,
Partons, joli cœur, et prends ton fuseau.

Dieu merci, la chose est assez prouvée :
Rien ne vaut l’amour pour être content.
Ma mie est si belle et je l’aime tant !
Partons, joli cœur, la lune est levée.

Voilà le coup d’aile, voilà l’envolée, voilà la poésie, voilà le vrai rêve ! Quant à celui de M. Zola, il est fort extravagant et fort plat en même temps. J’admire même qu’il soit si lourd en étant si plat.

  1. Le Rêve. Charpentier, édit. 1 vol. in-18.