La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 145-154).

BALZAC[1]

Un jour que je bouquinais chez un libraire du quartier latin, je remarquai dans un coin de la boutique un homme à longs cheveux, jeune encore, qui paraissait d’humeur expansive. Sa figure m’était connue sans qu’il me fût possible d’y mettre un nom. Il feuilletait un livre ; son regard, son sourire, les plis mobiles de son front, ses gestes ouverts, tout parlait en lui avant qu’il eût trouvé à qui parler. Il n’y avait pas besoin de beaucoup d’instinct pour flairer un bavard. Je sentis qu’il fallait fuir ou devenir sa proie. Pourtant je restai. Sophocle eut raison de dire que nul ne peut éviter sa destinée. J’en ai fait une longue épreuve dans ma vie. Je ne sais résister ni aux mauvaises fortunes ni aux bonnes. Mais les mauvaises sont naturellement les plus fréquentes. À vrai dire, ce bouquineur ne m’était point antipathique. Il avait cette physionomie heureuse, cet air aisé des pauvres qui ne sentent pas leur pauvreté et des paresseux qui rêvent sans cesse. Ses vêtements, plus négligés que malpropres, ne me semblaient poudreux que de la noble poussière des bibliothèques. Il les portait sans souci et sans curiosité. Seul, le chapeau, dont les bords étaient étrangement larges et la soie hérissée, trahissait un goût, une volonté, peut-être même une esthétique. Ne vivant que par le cerveau, cet homme ne s’inquiétait sans doute que de vêtir sa tête. Les autres habits ne lui étaient de rien. J’ai le regret de dire qu’il avait les mains sales. Mais nous savons par tradition que le prince des bibliothécaires, le vieux Weiss, de Besançon, trahissait pareille négligence. Il en était de ses mains comme de celles de lady Macbeth. Elles restaient noires après le bain, et M. Weiss en donnait pour raison qu’il lisait dans sa baignoire.

L’homme au livre, sitôt qu’il me vit, s’avança vers moi et, frappant sur mon bouquin :

— Lisez, me dit-il. C’est la loi sainte, la loi du Seigneur.

Il tenait une vieille Bible de Sacy, ouverte au chapitre XX de l’Exode, et son doigt me montrait le verset 4 : « Vous ne ferez point d’images taillées. »

— L’humanité, ajouta-t-il, périra dans la démence pour avoir transgressé ce commandement.

Je vis que j’avais affaire à un fou. Je n’en fus pas fâché. Les fous sont quelquefois amusants. Je ne prétends pas qu’ils raisonnent mieux que les autres hommes, mais ils raisonnent autrement, et c’est ce dont il faut leur savoir gré. Je ne craignis pas de contrarier un peu celui-ci.

— Excusez-moi, lui dis-je, je suis idolâtre et j’adore les images.

— Et moi, me répondit-il, je les ai aimées à la folie. J’en ai souffert mille morts. C’est pourquoi je les déteste et les tiens pour diaboliques. N’avez-vous point lu l’histoire véritable de cet homme que la Joconde de Léonard rendit insensé et qui, un jour, en sortant du Salon carré, se jeta dans la Seine ? Ne vous souvient-il pas de ce que dit Lucien de Samosate d’un jeune Grec à qui la Vénus de Cnide inspira un amour sacrilège et funeste ? Ignorez-vous que le marbre de l’Hermaphrodite du Louvre a été usé par les caresses des visiteurs, et que l’administration des musées a dû protéger par une barrière cette figure monstrueuse et charmante ? Vous échappe-t-il que les Christs en croix et les Vierges peintes sont dans toute la chrétienté les objets de la plus grossière idolâtrie ? Il faut dire d’une manière générale que les tableaux et les statues troublent les sens, égarent l’esprit, inspirent le dégoût et l’horreur de la réalité, et rendent les hommes mille fois plus malheureux qu’ils n’étaient dans leur barbarie primitive. Ce sont des œuvres impies et abominables.

J’objectai timidement que la part de la statuaire et de la peinture est bien petite, en somme, dans les troubles de la chair et du sang qui agitent les hommes, et que l’art, au contraire, ravit ses amants dans des régions sereines où ils goûtent seulement des voluptés paisibles.

Mon interlocuteur ferma sa vieille petite Bible et poursuivit sans daigner me répondre :

— Il y a des images plus funestes mille fois que les images taillées et peintes dont Iaveh voulut préserver Israël : ce sont les images par excellence, les images idéales que conçoivent les romanciers et les poètes. Ce sont les types et les caractères, ce sont les personnages des romans. Ces figures-là vivent d’une vie active : elles sont des âmes, et il n’est que juste de dire que leurs malins auteurs les jettent parmi nous comme des démons pour nous tenter et pour nous perdre. Et comment leur échapper, puisqu’elles habitent en nous et nous possèdent ? Gœthe lance Werther dans le monde : aussitôt les suicides se multiplient. Tous les poètes, tous les romanciers sans exception troublent la paix de la terre. L’Iliade d’Homère et le Germinal de M. Zola ont également enfanté des crimes. L’Émile fit des terroristes et des égorgeurs de ceux que Jean-Jacques voulait ramener à la nature. Les plus innocents, comme Dickens, sont encore de grands coupables ; ils détournent vers des êtres imaginaires notre tendresse et notre pitié, qui seraient mieux placées sur la tête des vivants dont nous sommes entourés. Tel romancier produit des hystériques, tel autre des coquettes, un troisième des joueurs ou des assassins. Mais le plus diabolique de tous, le Lucifer de la littérature, c’est Balzac. Il a imaginé tout un monde infernal, que nous réalisons aujourd’hui. C’est sur ses plans que nous sommes jaloux, cupides, violents, injurieux et que nous nous ruons les uns sur les autres, avec une furie homicide et ridicule, à la conquête de l’or, à l’assaut des honneurs. Balzac est le prince du mal et son règne est venu. Pour tous les sculpteurs, pour tous les peintres, pour tous les poètes, pour tous les romanciers qui, depuis les premiers temps du monde jusqu’à cette heure, firent du mal à l’humanité, que Balzac soit maudit !

Il s’arrêta pour souffler.

— Hélas ! monsieur, lui dis-je, ce que vous dites n’est pas sans quelque raison (il était convenable de le flatter) ; mais les hommes n’ont point attendu les artistes pour être violents et débauchés. Attila et Gengis-Khan, qui n’avaient point lu Homère, furent des guerriers plus destructeurs qu’Alexandre. Les Fuégiens et les Boschimans sont dépravés, et ils ne savent ni lire ni dessiner. Les paysans assassinent leurs vieux parents sans aucun souvenir romanesque. La concurrence vitale était meurtrière avant Balzac. Il y eut des grèves devant que Germinal fût écrit. Les arts vous inspirent trop de haine, et je crains, monsieur, que vous ne soyez un moraliste partial.

Il me tira son large chapeau et me dit :

— Je ne suis pas moraliste, monsieur ; je suis sculpteur, poète et romancier.

Quand il fut parti :

— C’est un homme qui a beaucoup d’esprit, monsieur, me dit le bouquiniste ; mais il n’est pas heureux, et Balzac lui a fait perdre la tête.

Je n’ai pas revu depuis ce jour l’homme au grand chapeau. Mais le souvenir de cette conversation me revient à l’esprit tandis que je parcours le Répertoire de la Comédie humaine, que M. Calmann Lévy vient de m’envoyer. Ce répertoire a été dressé soigneusement par deux balzaciens enthousiastes, MM. Anatole Cerfberr et Jules Christophe.

Il contient la biographie sommaire des deux mille personnages que Balzac a conçus, enfantés et dessinés dans son œuvre énorme. En feuilletant ce Vapereau d’un nouveau genre, je suis confondu de la puissance créatrice de Balzac, et je suis presque tenté de crier à l’impie, comme faisait l’homme au chapeau. Je demeure stupide et j’admire, C’est un monde ! Il est inconcevable qu’un homme ait suivi, sans les brouiller, les fils de tant d’existences. Je ne veux pas me faire plus balzacien que je ne suis. J’ai une préférence secrète pour les petits livres. Ce sont ceux-là que je reprends sans cesse. Mais, quand Balzac me ferait un peu peur, et si même je trouvais qu’il a parfois la pensée lourde et le style épais, il faudrait bien encore reconnaître sa puissance. C’est un dieu. Reprochez-lui après cela d’être quelquefois grossier : ses fidèles vous répondront qu’il ne faut pas être trop délicat pour créer un monde et que les dégoûtés n’en viendraient jamais à bout.

Une des qualités de ce grand homme me frappe particulièrement. Quand il est bon, quand il ne tombe pas dans le chimérique et le romanesque, il est un historien perspicace de la société de son temps. Il en révèle tous les secrets. Il nous fait comprendre mieux que personne le passage de l’ancien régime au nouveau, et il n’y a que lui pour bien montrer les deux grandes souches de notre nouvel arbre social : l’acquéreur de biens nationaux et le soldat de l’Empire. Il n’a jamais trouvé, ni sans doute cherché, pour faire valoir ses fortes études, quelque cadre étroit et charmant, comme celui que Jules Sandeau donna, par exemple, à Mlle de la Seiglière, quand il fit des portraits et des scènes de l’époque si bien comprise par Balzac. Sandeau avait un goût et une mesure que l’autre ne posséda jamais. Comme encadreur, Sandeau vaut infiniment mieux. Comme peintre, c’est tout le contraire. Pour le relief et la profondeur, Balzac ne peut être comparé à personne. Il a, plus que tout autre, l’instinct de la vie, le sentiment des passions intimes, l’intelligence des intérêts domestiques.

Les romans de Balzac servent d’autant mieux à l’histoire qu’ils ne contiennent, pour ainsi dire, ni faits ni personnages historiques. Ceux-là, hommes et choses, ne peuvent que s’altérer et se dénaturer en passant de l’histoire dans le roman. Le romancier bien inspiré prend pour ses héros les inconnus que l’histoire dédaigne, qui ne sont personne et qui sont tout le monde, et dont le poète compose des types immortels. C’est ainsi qu’un poème ou un roman peut nous faire voir le peuple, la nation et la race, cachés souvent dans l’histoire par un rideau de personnages publics. Obéissant à un sentiment très sûr des lois de son art, Balzac se refuse à entraîner les hommes historiques dans le cercle de ses créations et à leur attribuer des actions imaginaires. C’est ainsi que l’homme qui domine le siècle, Napoléon, ne figure que six fois dans toute la Comédie humaine, et de loin, dans des circonstances tout à fait accessoires. (Voy. le livre de MM. Cerfberr et Christophe, page 47). Balzac, mêle à ses deux mille personnages imaginaires un très petit nombre de personnages réels. MM. Cerfberr et Christophe indiquent indifféremment les uns et les autres. J’aurais souhaité qu’ils distinguassent les noms réels par un astérisque ou par tout autre signe. Cette distinction est peu utile, j’en conviens, pour Napoléon, Louis XVIII, madame de Staël ou même pour madame Falcon, Hyde de Neuville et madame de Mirbel, dont je relève les noms dans le livre que j’ai sous les yeux. J’allais ajouter Marchangy, qui est aussi connu comme magistrat servile que comme écrivain ridicule ; mais je m’aperçois qu’il a été omis dans le répertoire, bien qu’il figure dans la belle scène de la réhabilitation de César Birotteau[2].

Tout le monde, par contre, ne sait peut-être pas que Barchou de Penhoen, pour ne citer que lui, a réellement existé et composé de gros livres. Jugez, par la finesse de cette minutieuse critique, si je ne deviens pas à mon tour un pur balzacien. Que dis-je ! Je me sens, pour le moment, d’humeur à renchérir de balzacisme sur MM. Cerfberr et Christophe eux-mêmes. Je souhaite ardemment qu’ils ajoutent bientôt à leur répertoire un peu de statistique. La statistique est une belle science qui, appliquée à la société créée par Balzac, ne manquera pas de donner d’intéressants résultats. J’ai dit que les personnes de cette société sont au nombre de deux mille. C’est un chiffre approximatif. On préférerait peut-être le chiffre exact. On serait curieux, j’imagine, de savoir le nombre des adultes et des enfants, des hommes, des femmes, des célibataires et des gens mariés. On aimerait à connaître leur nationalité. Des tables de mortalité ne seraient pas déplacées. Il ne serait point indifférent non plus de joindre à l’ouvrage un plan de Paris et une carte de France, pour l’intelligence des œuvres d’Honoré de Balzac. La géographie de la Comédie humaine présenterait autant d’intérêt que la statistique.

MM. Cerfberr et Christophe ne nous donnent pas cela ; mais ils nous donnent, ce qui vaut mieux encore, une belle introduction critique où M. Paul Bourget se montre une fois de plus ce qu’il fut tant de fois, habile et élégant historien des affaires de l’esprit.



  1. Répertoire de la Comédie humaine de H. de Balzac, par Anatole Cerfberr et Jules Christophe, avec une introduction de Paul Bourget, in-8o, Calmann Lévy, éditeur. — Histoire des œuvres de M. H. Balzac, par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul (Charles de Lovenjoul), 2e édition, in-8o, Calmann Lévy, éditeur.
  2. J’ai reçu la lettre suivante :
    Paris, 3 juin.
    Monsieur et cher confrère,

    Quel monde, ce Balzac, ainsi que l’établit fort bien l’exquise chronique, consacrée par vous à notre Répertoire de la Comédie humaine, et dont nous vous remercions infiniment ! Il éblouit, il étourdit, et il trompe, avec son océan de détails, le lecteur le plus avisé. En voulez-vous une preuve ? La voici :

    Vous avez raison et tort de nous reprocher l’absence de Marchangy dans Birotteau. Sans doute, il figure sur l’édition Houssiaux, datée de 1853 ; mais toutes les éditions ultérieures lui substituent Granville, et nous adoptons ces derniers textes comme base unique. Cela nous contraint encore de négliger Victor Hugo, primitivement désigné (Voir la Peau de chagrin, édition Charpentier), puis remplacé par Cazalis.

    Agréez, s’il vous plaît, monsieur et cher confrère, nos compliments les plus empressés.

    ANATOLE CERFBERR. — JULES CHRISTOPHE.