La Vie littéraire/1/Trois poètes. Sully-Prudhomme, Francois Coppée, Fréderic Plessis

La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 155-166).

TROIS POÈTES


SULLY-PRUDHOMME — FRANÇOIS COPPÉE
FRÉDÉRIC PLESSIS

Grâces au ciel, nous avons des poètes ; nous en aurons longtemps encore, nous en aurons toujours. On peut douter qu’il en vienne bientôt d’héroïques. Le cycle de l’épopée m’a tout l’air d’être clos pour longtemps. Mais les poètes élégiaques et les poètes philosophes ne sont pas près de se taire au milieu de l’indifférence. Nous les écouterons volontiers tant que l’amour et le doute agiteront nos âmes. Un savant qui a gardé la pure fraîcheur du sentiment et qui joint à la connaissance des vieilles formes littéraires le goût de la poésie nouvelle, M. Gaston Paris, disait un jour, dans un banquet, à M. Sully-Prudhomme, son ami : « Vous avez mérité la sympathie et la reconnaissance de tous ceux qui lurent vos vers dans leur jeunesse : vous les avez aidés à aimer. » C’est à cela que servent les poètes. Et c’est pour cela qu’ils nous sont chers. Ils mettent la lumière en même temps que la parole sur nos joies confuses et sur nos obscures douleurs ; ils nous disent ce que nous sentons vaguement ; ils sont la voix de nos âmes. C’est par eux que nous prenons une pleine conscience de nos voluptés et de nos angoisses. M. Sully-Prudhomme a accompli cette mission délicate avec un bonheur mérité. Il avait, pour y réussir, non seulement les dons mystérieux du poète, mais encore une absolue sincérité, une inflexible douceur, une pitié sans faiblesse et cette candeur, cette simplicité sur lesquelles son scepticisme philosophique s’élève comme sur deux ailes dans les hautes régions où jadis la foi ravissait les mystiques. On chercherait en vain un confident plus noble et plus doux des fautes du cœur et de l’esprit, un consolateur plus austère et plus tendre, un meilleur ami. Son athéisme est si pieux, qu’il a semblé chrétien à certaines personnes croyantes. Son désespoir est si vertueux, qu’il ressemble à l’espérance pour ceux qui font de l’espérance une vertu. C’est une heureuse illusion que celle des âmes simples qui croient que ce poète est religieux ; n’a-t-il pas gardé de la religion la seule chose essentielle, l’amour et le respect de l’homme ?

Sa pensée, suivant son cours naturel, a passé du sentiment à la réflexion, de l’amour à la philosophie, de l’élégie au poème didactique, et le poète du Vase brisé est devenu le poète de la Justice. Il ne pouvait se flatter d’être suivi jusqu’au bout par tous ceux qui d’abord lui avaient fait cortège. Beaucoup qu’il avait aidés à aimer ne lui demandèrent pas qu’il les aidât à penser. Comment s’en étonner, puisque tous nous sommes si bien faits pour sentir et si mal pour comprendre ? La poésie philosophique n’est pas bonne pour le grand nombre. Les trois quarts d’entre nous sont comme ce prince de la comédie de Shakespeare qui voulait que tous les livres de sa bibliothèque fussent bien reliés et qu’ils parlassent d’amour. C’est pourquoi la Justice n’est pas, comme les Stances et Poèmes, dans tous les cœurs généreux et sur toutes les lèvres aimantes. Pourtant, quel beau manuel de philosophie ! Jamais le mal universel n’avait été envisagé d’un cœur aussi pur, enseigné d’une voix aussi douce. M. Sully-Prudhomme laisse le blasphème aux enfants. Il ne déclame jamais. Sa tristesse est infinie et sereine comme la nature qui la cause. Il semble que le poète se soumette aux harmonies de la douleur universelle avec une sorte de joie, parce que ce sont des harmonies encore. N’en fait-il pas la plus concise et la plus noble des idylles dans les dix vers que voici :

La nymphe bat le vieux Silène
Avec un sceptre d’églantier
Qu’un zéphir bat de son haleine,
Et dont la fleur bat le sentier

Et Silène à trotter condamne
Son baudet tardif et têtu ;
Il le bat, et, du pied de l’âne,
Le gazon naissant est battu.

Et personne, églantiers, zéphirs,

Bêtes ni gens, n’en est surpris.
 

Je crois que le Bonheur entrera plus vite et plus profondément que la Justice dans la conscience du monde intelligent. Le poète, à en juger par les fragments déjà publiés, s’y révèle avec une aisance nouvelle et dans toute sa plénitude. Et puis le sujet est heureux et nous touche profondément. Nous nous soucions en somme assez peu de la justice. Au sens philosophique du mot, ce n’est rien ; au sens vulgaire, c’est la plus triste des vertus. Personne n’en veut. La foi lui oppose la grâce, et la nature l’amour. Il suffit qu’un homme se dise juste pour qu’il inspire une véritable répulsion. La justice est en horreur aux choses et aux êtres. Dans l’ordre social, elle n’est qu’une machine, indispensable sans doute, et par là respectable, mais cruelle à coup sûr, puisqu’elle n’a d’autre fonction que de punir et qu’elle met en œuvre les geôliers et les bourreaux. Le poète, je n’ai pas besoin de le dire, ne s’inquiétait nullement de celle-là. Il cherchait la plus illustre des inconnues, la justice de Dieu. C’est elle qu’il poursuivit à travers les générations des hommes, des animaux et des plantes, et par delà la cellule germinative jusque dans la nébuleuse originelle. Vaine poursuite, qui fatigua plus d’un lecteur ! On se résigne, de guerre lasse, à ne pas saisir cette fugitive plus rapide que la lumière, qu’on annonce partout et qu’on ne trouve nulle part, pas même dans les cieux, théâtre éternel de carnage et de mort, où l’astronomie nous montre l’action impitoyable de ces mêmes lois de la vie par lesquelles le mal se perpétue sur la terre. La justice éternelle, je ne l’ai vue, pour ma part, que sur la toile fameuse de Prud’hon. Elle a les traits d’une femme. Sa robe, noblement drapée, révèle une poitrine et des flancs puissants ; elle pourrait être amante et mère, c’est-à-dire deux fois humaine, deux fois injuste. C’est l’image de l’injustice sublime, jetée sur la toile par le pinceau-poète du plus suave des artistes… Mais, si nous nous résignons volontiers à ignorer à jamais la justice, nous voulons connaître le bonheur. Il nous fuit comme elle ; cependant, à certaines heures, nous entrevoyons son ombre, et elle nous semble si belle, que nous ne pouvons nous défendre de la poursuivre les bras ouverts. C’est quelque chose, quoi qu’on dise, que d’embrasser une ombre charmante. Aussi le nouveau poème de M. Sully-Prudhomme serait-t-il bien venu. Eût-il, comme je le crois pour conclusion le néant du bonheur, nous enseignât-il que l’art d’être heureux est l’art de souffrir et qu’il n’est de volupté vraie que dans le sacrifice, nous en goûterions avec délices la beauté sérieuse et profonde.

Le Bonheur nous viendra cet hiver ; en attendant, nous avons, pour charmer notre printemps mouillé, des vers d’amour de M. François Coppée. Celui-là aussi a beaucoup aidé à aimer. Ce n’est pas par méprise qu’on l’a admis dans l’intimité des cœurs. C’est un poète vrai. Il est naturel. Par là, il est presque unique, car le naturel dans l’art est ce qu’il y a de plus rare ; je dirai presque que c’est une espèce de merveille. Et, quand l’artiste est, comme M. François Coppée, un ouvrier singulièrement habile, un artisan consommé qui possède tous les secrets du métier, ce n’est pas trop, en voyant une si parfaite simplicité, que de crier au prodige. Ce qu’il peint de préférence ce sont les sentiments les plus ordinaires et les mœurs les plus modestes. Il y faut une grande dextérité de main, un tact sûr, un sens raisonnable. Les modèles étant sous tous les yeux, la moindre faute contre le goût ou l’exactitude est aussitôt saisie. M. François Coppée garde presque toujours une mesure parfaite. Et, comme il est vrai, il est touchant. Voilà pourquoi il est chèrement aimé. Je vous assure qu’il n’use pas d’autre sortilège pour plaire à beaucoup de femmes et à beaucoup d’hommes. S’il suffit d’une médiocre culture pour le comprendre, il faut avoir l’esprit raffiné pour le goûter entièrement. Aussi son public est-il très étendu. Comme il a du tact, il sait parler de lui-même fort agréablement, et c’est là, pour un poète, un singulier avantage ; car, en faisant leurs confidences, les poètes font les nôtres et, cela nous flatte. Pendant qu’ils nous content joliment affaires de leur cœur, nous croyons entendre celles de notre propre cœur et nous sommes ravis. Ils ne pensent qu’à eux, nous ne pensons qu’à nous ; c’est une excellente disposition pour s’entendre. Il fut un temps où je flânais tous les jours avec délices. J’ai souvent écouté, en ce temps-là, les conversations des bonnes gens sur les bancs des jardins publics. J’en ai surpris de fort douces et même d’un peu attendries.

Celles-là consistaient en des confidences alternées dont l’interlocuteur n’entendait que le murmure en songeant à ce qu’il allait dire. Toutes les répliques commençaient par ces mots : « Vous dites bien, c’est comme moi… » Ils ne s’ennuyaient pas l’un l’autre. C’est pourquoi le doux murmure des poètes intimes ne nous ennuie pas non plus. C’est pourquoi plus d’une jeune femme, en finissant de lire Olivier ou l’Exilée, murmure : « C’est comme moi… », et reste pensive. Si sa rêverie a été profonde et douce, elle dira : « M. François Coppée est un bon poète. »

Aujourd’hui, il nous donne en cinquante pages ses feuilles d’automne. Un mince cahier de vers d’amour, qu’il intitule : Arrière-saison. Il y montre avec une douce mélancolie ses cheveux qui grisonnent aux tempes. Il est jeune encore, puisqu’il dit qu’il vieillit. Ce n’est pas que je le soupçonne de quelque affectation. Je suis persuadé, au contraire, qu’il sent l’âge venir et qu’il en est attristé. Quoi de plus naturel ? La vieillesse ne se sent vivement que par avance. L’on en goûte le frisson et les affres avant d’y être entré. Le crépuscule de la jeunesse est l’heure la plus mélancolique de la vie. Il faut du courage ou de l’étourderie pour le passer sans trop rechigner. M. Coppée n’est point un étourdi, pourtant il ne rechigne pas, et, s’il lui échappe quelque plainte, on y sent autant de résignation que de tristesse. C’est un moment à passer. Il est probable que, quand on est vraiment vieux, on ne s’en aperçoit pas. Du moins, on n’en avise pas les autres. M. Coppée verra cela plus tard. Je n’espère pas le consoler en lui disant que nous le verrons ensemble. Arrière-saison forme comme les Élégies de Parny ou l’Intermezzo de Heine, une sorte de roman d’amour très simple et d’autant plus intéressant. L’héroïne en est une jeune ouvrière, mise en apprentissage à seize ans,

Qui rentrait à la hâte et voulait rester sage.

Mais fille du peuple, sans mère et sans foyer, elle n’évita point ce qui ne pouvait être évité.

En mai, sous le maigre feuillage,
Chantaient les moineaux des faubourgs.
N’est-ce pas ? le vague ennui, l’âge ?…

Qu’importe le passé ? Elle est « douce, triste et jolie ». Il est « tendre et clément ». Ils s’aiment. L’été, ils vont ensemble à la campagne. Elle prend

Sa robe la plus claire et sa plus fraîche ombrelle.

Ils se promènent dans les bois. Ils dînent à l’auberge du bourg, où ils trouvent sur la nappe grossière la vaisselle de faïence, les couverts d’étain

Et des cerneaux tout frais dans une assiette à fleurs.

L’hiver, il quitte pour elle le monde, où il s’ennuie. Tous ses projets sont faits ; ils ne se sépareront pas, elle lui fermera les yeux. Les vers du poète seront à demi oubliés. C’est lui qui le dit, et il ajoute :

Oh ! si par bonheur doit survivre
Un humble poème de moi,
Qu’il soit donc choisi dans ce livre
Que j’ai, mignonne, écrit pour toi.

Ce n’est là ni le pompeux orgueil avec lequel Ronsard annonçait sa gloire posthume à l’ingrate Cassandre, ni la bonhomie grivoise de Béranger, disant à Lisette :

Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse !

C’est un sentiment nouveau, plus simple, plus délicat, plus affectueux.

Cet amour d’arrière-saison se résume à peu près à ce que je viens de dire. C’est assez pour qu’il soit charmant. Quand le poète compare les désirs d’automne à un dernier vol d’hirondelles, on se dit : « C’est cela ! » et on est saisi de je ne sais quel attendrissement tranquille et doux. C’est du vrai Coppée, et du meilleur.

Je ne parle aujourd’hui que pour ceux qui aiment les vers, moins encore pour ceux qui les aiment beaucoup que pour ceux qui les aiment bien. Je promets à ceux-là un plaisir digne d’eux s’ils lisent la Lampe d’argile, de M. Frédéric Plessis. J’entends, par aimer bien les vers, en aimer peu, n’en aimer que d’exquis et sentir ce qu’ils contiennent d’âme et de destinée ; car les plus belles formes ne valent que par l’esprit qui les anime. Que ceux que aiment ainsi les vers lisent le livre de M. Frédéric Plessis. Ils y embrasseront la plus heureuse partie d’une vie, la fleur de quinze années d’études, de rêves et d’amour.

L’auteur, aujourd’hui maître de conférences dans une de nos facultés, s’est révélé poète à dix-sept ans. Il sortait d’une vieille petite ville bretonne où il avait été élevé avec une tendresse grave, quand il parut, presque enfant encore, dans le cercle des poètes parnassiens, chez l’éditeur Alphonse Lemerre. Il était notre cadet. Mais, laborieux et rêveur, il montrait déjà ce doux entêtement et cet idéalisme sincère qui caractérisent sa race et constituent le fond même de sa nature. À vrai dire, comme M. Renan, il n’est qu’à demi Breton, et compte par sa mère des ancêtres provençaux. « C’est pourquoi, a-t-il dit lui-même,

Né parmi les barbares du Nord,
Sous leur ciel gris hanté par le dieu de la mort,
J’aime de tant d’amour la vie et la lumière !
Et je retiens en moi, d’une souche première,
Une sève inconnue aux lieux où j’ai grandi,
La sève qui fermente au soleil du Midi.
Je suis resté ton fils, ô province romaine,
Et le vieux sang latin bleuit encor ma veine.

Il est permis de croire que c’est grâce à cette double origine qu’il unit, selon une expression qui lui appartient et que je veux lui appliquer,

La kymrique rudesse aux grâces d’Ausonie.

Il fut partagé de bonne heure entre le sentiment de la nature, qui troublait son âme pensive, et l’étude des lettres, qui donnait à l’activité de son esprit un but précis.

Son goût se fixa de bonne heure sur les poètes antiques, et particulièrement sur les latins, dont il discerna tout de suite le sérieux, la gravité et ce que j’appellerai la probité sublime. C’est avec Virgile, Ovide et Lucain qu’il fit son droit à Paris. Il feignit plus tard d’avoir eu besoin d’un guide et d’un initiateur, et cette illusion, à demi volontaire, lui inspira des vers délicieux :

Ô poète, c’est toi, c’est ta mémoire agile
Qui, se jouant aux vers relus et médités,
D’abord me fit connaître Euripide et Virgile,
Et m’ouvrit le trésor des deux antiquités.

C’est toi qui me menas vers le docte Racine
Formé, dès son enfance, à la langue des dieux.
Je marchais altéré… la source était voisine…
À peine un clair rideau la voilait à mes yeux.

Mais il fallut ta main pour m’écarter les branches
Et, prolongeant sous bois un facile sentier,
Pour me faire entrevoir le chœur des formes blanches,
Amours du vieux Ronsard et du jeune Chénier !

La vérité est que de secrètes affinités, un irrésistible instinct l’attiraient vers la muse antique. Il eut pour elle toutes les curiosités minutieuses de l’amour. Il ne s’arrêta pas à l’érudition, il poussa jusqu’à la philologie. Sa thèse sur Properce, dans laquelle l’élégiaque latin est compris à l’aide de toutes les ressources de la science, avec les intuitions du cœur et l’édition de ce poète qui doit prendre place, à côté du Virgile du regretté Benoist, dans une collection savante, sont les fruits de ces labeurs. Il ne faut donc pas être surpris si l’on rencontre de nombreuses études d’après l’antique sous cette enseigne de la Lampe d’argile. Ceux qui aiment les petits tableaux d’André Chénier prendront sans doute plaisir à visiter ce musée, plein de figures de héros et de nymphes. Mais ce qui donne à ce livre le plus grand prix, ce qui le met à côté des meilleurs, ce sont les onze poèmes de la Muse nouvelle. Là est la vraie flamme de la Lampe d’argile ; c’est une flamme amoureuse, et combien forte, et paisible, et douce ! Tout le sérieux du poète breton se retrouve uni à une grâce irrésistible dans ces vers à celle par qui « tous ses jours sont fleuris »,

Qui près de lui le soir travaille sous la lampe.

Par là, par ces nobles élégies, l’illustrateur de Properce se montre un nouveau Properce, moins majestueux, moins ample, mais plus sincère peut-être et plus pur que le premier.