La Vie extravagante de Balthazar/Chapitre VIII


VIII

« Je meurs sans regrets, puisque c’est pour la bonne cause »


Balthazar, Balthazar, avez-vous donc oublié que la philosophie quotidienne se plaît à nier l’héroïsme et proclame la vanité du sacrifice ? À quoi bon fonder une doctrine si on doit la répudier au moindre élan d’un cœur trop sensible. Voilà que vous risquez aujourd’hui la mort, ou des supplices pires que la mort, pour ne pas abandonner le troisième de vos pères et demeurer fidèle à des devoirs un peu fictifs de prince héritier.

Mais Balthazar ne se posait jamais de questions et ne tenait pas la logique pour une vertu primordiale. Quel que fût son père, il l’aimait, et on ne quitte pas son père à l’heure du danger.

Ses chaînes le lui permettant, il soigna donc le blessé qu’une mauvaise fièvre échauffa pendant les journées qui suivirent. Balthazar lavait ses plaies avec l’eau de la cruche et lui faisait des cataplasmes avec les bouillies qu’apportait un geôlier. Le reste du temps, il partageait ses pensées entre Yolande, Coloquinte et Hadidgé.

Le sixième jour, la Catarina apparut, escortée de la charmante Hadidgé. Celle-ci, tandis que les deux époux disputaient chaleureusement, s’agenouilla près de Balthazar, le nettoya, le couvrit de parfums et lui offrit des confitures d’oranges qu’il ne manqua pas de dévorer. Puis, tout en caressant de sa main délicate les cheveux du jeune homme, elle lui parla longuement. Balthazar suivait le jeu des mots sur les lèvres rouges. À la fin, elle se rendit compte que, en matière d’explication, les paroles n’avaient pas la même valeur qu’un baiser. Et elle l’embrassa.

Quatre jours durant, les deux femmes revinrent, et les choses se passèrent de la même façon, à cela près que Hadidgé prononça d’autant moins de paroles qu’elle donnait plus de baisers. En revanche, la Catarina et son mari trouvaient dans leurs imprécations de nouvelles forces pour se maudire.

Le résultat de ces disputes fut l’intervention d’un archimandrite, dont la figure n’était qu’un prétexte à barbe blanche. Il posa ses mains en signe de bénédiction au-dessus des têtes de Balthazar et de Hadidgé, psalmodia quelques phrases, et tendit aux jeunes gens deux anneaux d’or. Hadidgé en mit un à son doigt. Balthazar observa son père et repoussa l’autre.

Il semblait ainsi que les événements eussent pu aboutir à un mariage. C’était là sans doute une condition posée par la Catarina et qui faisait l’objet de ses querelles tumultueuses avec le pacha. Celui-ci refusant, Balthazar ne pouvait que refuser.

Hadidgé répandit quelques larmes. L’archimandrite se retira et fut remplacé par l’homme au fer rouge, qui s’approcha des deux prisonniers et les brûla dans la chair du mollet.

D’autres journées suivirent, exactement semblables, et que dominaient chez Balthazar deux impressions en quelque sorte fulgurantes le baiser de la jeune fille et la morsure du feu. En dehors de cela, tout demeurait ombre, mystère et contradiction…

Pourquoi Hadidgé, qui lui montrait tant de gentillesse, l’abandonnait-elle ensuite aux mains du bourreau ? Pourquoi Revad pacha préférait-il le sacrifier et s’immoler lui-même plutôt que de consentir au mariage ? Et pourquoi tant de cruauté chez la Catarina à l’endroit de son fils ?

Il souffrait beaucoup. Ses jambes enflèrent. Revad pacha fut repris de fièvre, et son délire ne cessait qu’aux heures où il pouvait outrager la Catarina-la-Bougresse.

Celle-ci perdit patience, et, un matin, on défit leurs chaînes et on les assit devant la fenêtre qui était munie de barreaux solides. Dehors, au-delà des fossés, ondulait un vaste terrain où ils entendaient parfois manœuvrer la petite garnison du château.

Ils virent deux poteaux surmontés d’une pancarte avec leurs noms : « Revad »… « Mustapha ». Des mannequins y étaient attachés. Deux escouades de douze guerriers en jupons furent placées sur deux rangs, en face des poteaux, et, par salves bien réglées, se mirent à fusiller les mannequins.

Catarina annonçait et préparait ainsi pour le lendemain la double exécution de son mari et de son fils. Elle vint une dernière fois, et jusqu’au soir les deux époux vociférèrent. Hadidgé, dont les larmes et les baisers prouvaient un désespoir infini accrocha l’anneau d’or près de Balthazar afin qu’il n’eût qu’un geste à faire pour le passer à son doigt et obtenir sa grâce.

Puis elles s’en allèrent. L’interminable nuit commença. Dans la salle voisine, où se tenaient les soldats de garde, la douce musique s’éleva, balancée entre la voix grave de Hadidgé et le chant en sourdine de la guitare.

Et cela disait tant de choses sur le bonheur, la volupté, les terrasses des maisons d’où l’on voit le soleil pénétrer dans la mer violette, les odeurs de jasmin et d’oranger, les bras et les lèvres d’une femme amoureuse, qu’il se sentit défaillir et près d’avancer la main vers l’anneau d’or. Sa résistance se dispersait comme du sable que le vent soulève.

Pour ne plus entendre, il parla tout haut. Il dit adieu à la dompteuse Angélique, évoqua la noble figure du comte de Coucy-Vendôme, et n’eut que des mots de pardon pour l’assassin Gourneuve. Mais rien ne lui donna plus d’apaisement qu’une longue conversation avec sa fidèle Coloquinte.

« Ne crois pas, Coloquinte, que je retranche rien de mes convictions. Sur le moment de mourir, la philosophie quotidienne m’apparaît, au contraire, comme la meilleure des doctrines. À force de pratiquer, on s’adapte immédiatement aux pires circonstances, on ne voit en elles que ce qu’elles contiennent de réalité banale et courante, et l’on évite ainsi de les grossir à la taille d’aventures extraordinaires. Il n’y a pas d’aventures, Coloquinte. Il n’y en a pas pour quiconque demeure en équilibre. L’aventure, ce serait de mettre l’anneau d’or à son doigt et de se soumettre à la belle Hadidgé. Je ne le ferai point. »

Tous ces discours n’avaient pas beaucoup de sens. Mais il n’est pas besoin que nos paroles soient raisonnables pour nous apporter le secours de la raison et le calme de la sagesse. La musique avait cessé. Balthazar s’endormit.

Il fut réveillé par les aiguilles de cactus plantées au menton du pacha. Jamais père et fils ne s’embrassèrent avec plus de foi et de simplicité. L’étreinte de Balthazar fut telle qu’elle l’eût été s’il avait eu derrière lui vingt ans de piété filiale et de tendresse.

Les guerriers les couchèrent sur des brancards. On franchit le pont-levis et on traversa la plaine onduleuse. Ils furent assis au pied des poteaux, devant un trou fraîchement creusé qui devait recevoir leurs cadavres. Ils refusèrent d’être attachés.

Le seigneur ficha son épée en terre et posa l’anneau d’or sur le pommeau, tout près de Balthazar. Celui-ci sourit dédaigneusement. L’âme de son père et de ses aïeux passait vraiment en lui, et le haussait au rang d’un prince héritier qui ne transige pas, quand l’honneur de la race est en jeu.

Le jour se levant, les montagnes surgissaient de l’ombre et leurs cimes se couronnaient de lumière rose. Les deux escouades en jupons firent des manœuvres savantes pour que l’alignement s’opérât selon les règles. Mais l’irruption de la Catarina dérangea un peu l’ordre de la cérémonie et troubla le magnifique silence. Les deux époux avaient encore quelques injures effroyables à se jeter. Dans un admirable sursaut d’énergie, le pacha sortit vainqueur de ce tournoi suprême. En revanche de quoi la Catarina donna le signal de l’exécution.

Les choses se passèrent très dignement. Le pacha réussit à s’équilibrer sur ses jambes meurtries, et le prince héritier dressa son chapeau haut de forme et son pardessus moutarde. Leurs mains se joignirent.

« Je meurs sans regrets, puisque c’est pour la bonne cause », songea Balthazar.

Peut-être eût-il été content de savoir quelle était cette bonne cause à quoi il se dévouait. Mais aucune chance ne lui restait de l’apprendre. Il se résigna. Par la grâce d’une nature infiniment sensible et par la pureté de son cœur, ce jeune homme malingre et peureux se tenait, devant la mort, avec la vertu d’un stoïcien.

Il vit, sur la terrasse du château, Hadidgé qui se traînait à genoux. Non loin de lui, la Catarina le regardait et jouait avec l’anneau d’or.

Il baissa les paupières, aperçut en lui-même les yeux éperdus de Coloquinte, chercha quel conseil la philosophie quotidienne pourrait bien lui adresser, et, ne trouvant pas, pria Dieu.

Un commandement rauque déchaîna le tonnerre des vingt-quatre fusils et précipita, à travers les montagnes, les roulements formidables des échos. Balthazar et le pacha, sans se lâcher la main, piquèrent de la tête dans le trou béant.

Balthazar pensa qu’il n’est pas douloureux de recevoir douze balles en pleine poitrine, et que la mort ne change pas grand-chose aux conditions habituelles de la vie. Il continuait de percevoir les bruits et de sentir le tourment de ses mollets.

Il discerna même l’approche du soldat qui avait pour mission de donner le coup de grâce, lequel consistait dans l’ablation de la tête. Ainsi le pacha fut-il décapité à l’aide d’un yatagan, et le prince éprouva-t-il l’impression d’un rasoir qu’on vous promène sur la nuque. Ce n’était pas plus pénible que le choc de douze balles.

Le soldat fit tomber sur eux quelques pelletées de terre, qui n’empêchaient pas Balthazar de contempler le grand ciel bleu où deux vautours descendaient vers eux, en décrivant de larges cercles. Il chercha les mots d’un discours à Coloquinte pour lui faire observer que les trois hommes qui le réclamaient comme fils avaient eu le cou tranché, ce qui donnait du poids aux prédictions de la somnambule. Il eût voulu également lui révéler qu’il y a des miracles et qu’on peut être à la fois mort et vivant. Mais il n’était pas très sûr d’être mort.

Cependant, les guerriers célébraient leur exploit par un festin de bouillies et par des libations que la Catarina leur offrait à même le champ de massacre. Aussi n’opposèrent-ils aucune résistance à l’assaut d’une troupe de cavaliers furieux qui dégringolaient des montagnes voisines et les égorgèrent sans épargner le seigneur. Balthazar souleva la tête et vit Catarina-la-Bougresse qui était pendue aux créneaux du château, et la charmante Hadidgé qu’un superbe chef en jupon ficelait, comme une momie, sur le garrot de son cheval. Il pensa qu’un troisième parti gagnait la bataille définitive et, par là même, réglait à son profit le différend franco-anglais.

Il souffrait horriblement des jambes et ses idées devenaient confuses. En outre, la main de son père glaçait la sienne. S’étant évanoui, il entra dans des régions désolées où d’affreux supplices lui furent infligés, dont le plus affreux était cette sensation de glace à la main. Toute une ronde de fantômes dansaient autour de lui et le blessaient méchamment aux jambes. Puis il en vint un qui chassa les autres et se mit à genoux.

Celui-là prenait la voix de Coloquinte, et, s’efforçant d’entrouvrir les yeux, Balthazar crut reconnaître, à la lueur d’une lanterne qui vacillait au milieu des ténèbres de la nuit, deux nattes rigides.

Sa main n’avait plus froid. Sur sa tête nue, on remit le chapeau haut de forme, et sur ses épaules un gros châle de laine. Les gestes de la personne qui le soignait avaient la douceur des gestes de Coloquinte. Il n’était pas surpris, d’ailleurs, de rêver d’elle, car elle lui avait juré protection, et d’un air si déchirant qu’il en gardait encore le souvenir attendri.

— Il va se réveiller, dit une voix d’homme.

— Bientôt, murmura Coloquinte. Donnez-moi la gourde de cognac qui est là… dans ma serviette de cuir…

Il avala quelques gorgées qui le réchauffèrent, mais la voix de l’homme reprit :

— Êtes-vous bien certaine que ce soit lui ?

— Que ce soit Balthazar ?

— Non, mais que Balthazar soit bien celui que je cherche ? Je voudrais en avoir la preuve irrécusable.

— Mais puisque je vous ai parlé de cette marque, de ces trois lettres…

— Je tiens à m’en assurer moi-même.

À son tour, il se pencha et saisit un des côtés du col ouvert.

Nos réserves d’énergie sont inépuisables. Balthazar se raidit avec la brutalité d’un ressort qui se détend. Des pieds à la tête, une rage soudaine l’avait secoué, et, de ses deux mains, il tenait l’intrus à la gorge :

— Qu’est-ce que vous me voulez ?… Je ne consens pas…

Coloquinte s’interposa, et, d’une voix suppliante :

— Je vous en prie, monsieur Balthazar, c’est lui qui vous a sauvé… qui a payé les soldats et l’officier pour qu’on ne vous tue pas. C’est M.  Beaumesnil, le grand poète.

— Qu’il s’en aille !

— Monsieur Balthazar, c’est votre père.

Ce mot redoubla l’irritation de Balthazar. Il avait encore une âme de prince héritier, et son père n’était et ne pouvait être que le héros chevaleresque, mort pour la bonne cause, et dont le cadavre décapité gisait près de lui.

— Qu’il s’en aille ! Assez de toutes ces histoires stupides !

Coloquinte ordonna :

— Partez, monsieur Beaumesnil… Je vais le calmer, et nous vous rejoindrons sur le chemin de l’auberge. Venez à notre rencontre avec les chevaux.

Les pas de l’homme s’éloignèrent. Coloquinte s’allongea dans la tombe. Un ciel d’étoiles planait au-dessus d’eux. Tout autour, c’était le grand silence d’un cimetière. Elle murmura :

— Ne vous fâchez pas contre lui, monsieur Balthazar. Vous n’aurez pas à rougir d’être le fils de M.  Beaumesnil… C’est un grand poète… Il a écrit des livres que tout le monde admire. Il vous cherche depuis longtemps…

— Tais-toi, Coloquinte, dit Balthazar qui se souvenait de la formule horripilante, tais-toi, je suis excédé…

— Oui, dit-elle, n’en parlons plus. Plus tard, vous réfléchirez. Mais maintenant nous devrions prendre la fuite. Levez-vous, monsieur Balthazar.

— Je ne peux pas, Coloquinte. Regarde mes jambes.

Elle projeta la lumière de ce côté, et, aussitôt, s’épouvanta :

— Oh ! est-ce possible ? Qui vous a blessé ainsi ?

— Cette femme… et son bourreau… avec un fer rouge.

— Un fer rouge !… Ils vous ont brûlé comme des sauvages !

Elle l’embrassa désespérément, et, le tutoyant pour la première fois, frémissante, et révoltée.

— Oh ! mon chéri, qu’ont-ils fait de toi ! Oh ! mon chéri ! mon chéri, mon chéri… dis-moi que tu ne souffres plus… c’est au-dessus de mes forces… Mon Dieu, mon Dieu, moi qui donnerais ma vie…

Elle se glissa jusqu’aux plaies qu’elle bassina légèrement, et d’où elle enlevait la terre à l’aide de ses lèvres ardentes.

Et sans arrêt, avec des sanglots et des baisers, elle chuchotait dans les ténèbres :

— Mon chéri… mon chéri… ne souffre plus… je ne veux pas que tu souffres… tu n’as plus mal, n’est-ce pas, mon chéri ?