La Vie extravagante de Balthazar/Chapitre VII


VII

Il y a toujours de la place dans un tendre cœur


La première sensation de Balthazar fut douloureuse, car il subissait l’attaque d’un menton mal rasé, qui se hérissait de poils rares et durs comme des piquants de feuilles de cactus. Mais l’exaltation paternelle du personnage le touchait. De quelle ardeur et de quelle fougue passionnée vibrait ce père inconnu !

Il jucha « sonn’fils » sur un banc de pierre, sauta près de lui, et projeta un torrent d’éloquence gutturale qui faisait trembler le cœur de Balthazar comme le son d’une trompette. Tour à tour, en une langue qui semblait composée de coups de cymbales et de battements de tambour, il invoquait le Ciel, apostrophait l’Adriatique, et prenait à témoin les pics environnants.

Balthazar était l’objet constamment désigné de cette ardente allocution. Il le frappait au front en criant :

— Professour ! Professour !

Mais un autre nom revenait souvent, que le pacha prononçait avec un accent de haine féroce et qui faisait courir dans la foule des frémissements de colère.

— Catarina ! la Catarina !

À la suite d’une charge à fond contre cette Catarina, l’exaltation atteignit son paroxysme. Revad pacha saisit deux revolvers et tira du haut de ses bras tendus. De la montagne répondirent des salves de mousqueterie. L’heure de l’action sonnait. Les guerriers en jupes plissées s’agitèrent.

Alors, tourné vers le Professour, Revad pacha lui mit sous les yeux une photographie de femme, très belle, au type d’Orientale, et, la voix rageuse :

— Ta mère, Mustapha… Catarina-la-bougresse…

Sans aucun doute, c’était l’adversaire qu’il s’agissait de combattre, et Balthazar apportait comme atout, dans la partie, son titre de prince héritier et son prestige de Professour.

La photographie de Catarina rejoignit au fond de sa poche celles d’Ernestine Henrioux et d’Angélique Fridolin. Cette filiation ne le gênait guère. Il avait été entraîné par un tel courant de péripéties, et transplanté avec tant de brusquerie, qu’il se trouvait en quelque sorte, et pour un temps plus ou moins long, dépouillé de ses anciens sentiments, et prêt à subir du premier coup la force irrésistible de circonstances nouvelles. Il répondit avec véhémence aux étreintes d’un père qui lui semblait de grande allure et il ne sentait plus le piquant de poils de cactus. Plein d’une ardeur de néophyte, il avala toute une écuelle d’aliments bouillis que le pacha lui offrit et qui étaient proprement exécrables.

Des chevaux cependant furent amenés, de petites bêtes anguleuses dont la queue balayait la poussière du sol.

Le pardessus moutarde, très ample, échancré en arrière d’un coup de poignard, serré par une ceinture de cartouches à laquelle pendait un sabre aussi long que la queue du cheval, joua le rôle de manteau de campagne. Un fez découpé orna le chapeau haut de forme d’une large bande rouge. Une panoplie de pistolets et de yatagans fut accrochée un peu partout. Vraiment, le prince héritier prenait un air martial.

Le prince héritier constata non sans surprise que l’art de l’équitation n’avait aucun secret pour lui, et que son cheval, au bruit des pétards et des fusillades, ne bronchait pas plus qu’un âne rompu de fatigue. À la sortie du camp, le sentier s’accrochait au flanc des montagnes. Un à un, fantassins et cavaliers suivirent le bord de précipices de plus en plus en profonds. Un tournant permit à Balthazar de rendre son déjeuner. Après quoi, il dormit, l’âme et l’estomac satisfaits.

À six heures, le chemin s’élargissant, son père vint l’embrasser et lui fournit sur toute l’affaire des explications minutieuses que le prince héritier écouta aussi religieusement que s’il avait connu les moindres nuances de la langue employée. Puis les troupes défilèrent devant eux, et Balthazar, tout au regret que Coloquinte n’assistât point à ces manifestations grandioses, s’entretenait avec elle.

On marcha jusqu’à la fin de la journée suivante, avec de petites haltes qui réveillaient Balthazar en sursaut. Les montagnes arides furent traversées, et soudain, à l’issue de plusieurs défilés, s’ouvrit une large plaine de l’autre côté de laquelle on discernait des feux et des rassemblements. C’était l’armée ennemie. Le sort du pays se déciderait le lendemain.

On dressa quelques tentes sur un plateau rocheux. Pendant que Revad pacha partait en inspection, Balthazar aperçut deux escogriffes juponnés qui tenaient un cheval par la bride. Ils en descendirent une longue corbeille d’osier qu’ils installèrent devant la tente voisine. Une femme y était attachée par des cordes. Ils montèrent la faction près d’elle, le poignard à la main.

Elle était jeune et belle. La soie de ses vêtements était tissée d’or et d’argent. Le ciel empourpré éclairait son chaud visage d’Orientale. Elle sourit à Balthazar qui souleva poliment son chapeau haut de forme. Jusqu’à ce que l’ombre du soir la cachât à ses yeux, il ne cessa de la contempler.

À son retour, Revad pacha le serra tendrement contre lui, et ils s’étendirent sur des peaux de bêtes et des coussins où le chef ne tarda pas à ronfler.

Presque aussitôt chuchotait la musique sourde d’une sorte de guitare, et une voix de femme berça la nuit paisible d’une chanson douloureuse et passionnée. Bouleversé d’émotion, Balthazar posa la tête sur la poitrine de son père qui bredouilla :

— Monn’fils… Monn’fils…

Il ne dormait pas. Parfois il prononçait le nom de Coloquinte, et l’image de la jeune fille et de ses deux nattes rigides flottait sous ses paupières closes.

La jeune captive chanta toute la nuit. Quelques coups de feu claquèrent. Le ciel commençait à pâlir, Revad pacha embrassa son fils.

Avant le combat, il donna aux deux escogriffes des instructions qui signifiaient clairement qu’il fallait, en cas de défaite, égorger la prisonnière. Ce point réglé, il siffla son état-major et la bataille fut engagée.

Alors les deux armées s’élancèrent. Les hommes brûlaient du noble désir de tuer. Revad pacha piqua des deux, entouré de son état-major, et Balthazar constata fièrement que l’allure du galop lui convenait aussi bien que le rythme du pas.

« Quel dommage, se disait-il, que Fridolin ne soit pas à mes côtés ! Fridolin vaut un régiment. »

Mais, à la première balle qui siffla près de ses oreilles, le prince héritier se laissa choir et toute la cavalerie lui passa sur le corps.

Aussitôt debout, il se délivra de son harnais de guerre. En pardessus moutarde et en chapeau haut de forme, il avait l’air d’un voyageur inoffensif, et personne ne s’occupait de lui.

Cependant la bataille faisait rage. Ce n’étaient que duels furieux, engagements de groupes et chocs de phalanges massives. Il y avait beaucoup de fuyards. Une des armées ployait. Mais laquelle ? Les jupes étaient toutes analogues, et les faces couleur de brique avaient la même expression sauvage et terrifiée.

Subitement, il avisa les deux escogriffes qui poursuivaient leur prisonnière. Elle sautait légèrement par-dessus les cadavres, mais si vite qu’elle courût, ils allaient la rejoindre et la frapper, lorsque Balthazar se glissa devant eux et brandit sur leurs têtes la crosse d’un fusil. La vue du prince héritier les arrêta. D’un geste violent, il leur fit signe de partir. Ils s’en allèrent. Alors la jeune fille lui saisit la tête entre ses bras, et sa gratitude s’exprima par un long baiser et par des soupirs charmants.

L’arrivée d’une troupe les sépara. Les guerriers, qui devaient être des ennemis, reconnurent la jeune fille :

— Hadidgé !… Hadidgé !…

Quelques-uns d’entre eux se prosternèrent à ses genoux. Puis on se mit en route suivant une direction contraire à celle des fugitifs, dont le nombre devenait de plus en plus grand.

La jeune fille n’avait pas lâché la main de son sauveur. Si peu qu’il pût comprendre à cette rafale d’événements, il entrevoyait confusément que la bonne cause était perdue, que Hadidgé se trouvait au milieu des partisans de la Catarina, que celle-ci avait remporté la victoire, et que lui, en fuyant le combat, il trahissait son pays et son père de la façon la plus indigne.

Mais la jeune fille lui avait laissé aux lèvres le goût d’un baiser qui le rendait docile comme un enfant.

Elle avait le visage le plus doux qui fût et une expression de bonté ineffable. Les guerriers, en la regardant, oubliaient leurs fatigues et prenaient un air de mansuétude. Elle marchait avec un sourire espiègle sur le visage atroce des cadavres et, du bout d’une fine épée qu’elle tenait de sa main libre, s’amusait quelquefois à perforer l’œil d’un blessé. Balthazar, soulevé d’horreur, ne savait que penser d’elle.

La bataille finissait. Il n’y avait plus qu’un foyer de résistance sur un monticule où flamboyaient des sabres et où crépitaient les dernières cartouches.

Ils en firent le tour. Mais le geste formidable d’un guerrier qui combattait là-haut ouvrit une brèche dans les rangs de ses agresseurs, et Balthazar distingua la silhouette de son père. Alors il comprit l’étreinte de Hadidgé, s’éloigna, poursuivi par ses reproches furieux, franchit des remparts de blessés et de moribonds et se jeta dans la fournaise.

Son intervention fixa le dénouement, en ce sens que Revad pacha dut renoncer à tout espoir de salut, dès l’instant où il lui fallait défendre et protéger son fils. Balthazar, à genoux entre lui et un quartier de roc, se faisait aussi petit que possible, et tel ce fils d’un roi de France qui signalait les coups dirigés contre son père, il criait :

— Gardez-vous à droite… À gauche, à gauche, mon père.

Le pacha succomba et fut rapidement ficelé, ainsi que ce monsieur en pardessus moutarde dont personne ne chercha à s’expliquer la présence en ces lieux.

La capture du grand chef provoqua des transports de joie. On le coucha dans une charrette, la face tournée vers le soleil de midi, et enduite de miel pour que les mouches et les abeilles s’y vinssent délecter. Balthazar fut heureux qu’on lui appliquât le même traitement.

Un chemin cahoteux les conduisit en pleine montagne, aux abords d’une petite forteresse à pont-levis qui devait dater des croisades. Un seigneur en jupon les accueillit et les claquemura dans une pièce voûtée, que soutenait un pilier central, qu’éclairait une large fenêtre en ogive et qu’ornaient des instruments de torture : chevalets, enclumes, haches et tenailles. Des chaînes remplacèrent les cordes. On les laissa seuls après leur avoir donné une cruche d’eau et de la bouillie. Leurs mains étaient libres. Ils étaient si las qu’ils s’endormirent.

Le bruit d’une discussion violente réveilla Balthazar. Les poings crispés, les bras tendus et frémissants, son père invectivait contre une femme qui, dans la même attitude de menace, lui lançait des injures. Leurs poings se touchaient presque.

Balthazar n’eut pas besoin de se reporter à la photographie pour savoir qui était cette femme. Revad pacha proférait son nom comme si c’eût été le pire des outrages :

— La Catarina ! Catarina-la-Bougresse !

Elle avait un dur visage tout flétri, couvert de poudre jaune, mais admirable encore, et ses bras nus autour desquels sonnaient des cercles d’argent étaient beaux comme deux bras de statue.

L’acuité de sa voix réduisit le pacha au silence. Elle appela. Le seigneur du château entra, accompagné d’une demi-douzaine de guerriers dont l’un tenait une pointe de fer chauffée à blanc. Sur l’ordre de la Catarina, l’extrémité de cette pointe fut appliquée sur le front du chef, entre les deux sourcils. La peau grésilla. Le chef demeura impassible. Mais Balthazar s’évanouit dans ses chaînes.

La Catarina, ignorant ce qu’était ce personnage en chapeau haut de forme, s’enquit auprès du seigneur. Celui-ci ne savait rien, et les autres pas davantage. On crut donc à une erreur, et il fut délivré.

Balthazar chancelait. La vue des instruments de supplice, l’odeur du brûlé et l’ingestion d’une nouvelle écuelle de bouillie, tout cela était au-dessus de ses forces, et, malgré son épuisement, il se dirigea vers la porte en toute hâte. Déjà Revad pacha se réjouissait et pouvait croire au salut du prince héritier, lorsque, par malheur, les yeux du père et du fils se rencontrèrent. Alors, Balthazar s’arrêta et dit :

— C’est moi le prince héritier. C’est moi Mustapha…

La femme parut stupéfaite. Balthazar répéta, en se frappant la poitrine avec orgueil :

— Mustapha… Mustapha…

Après un moment, d’un geste brusque, elle lui arracha son col et vit les trois lettres.

Une telle joie la secoua qu’il en fut ravi, convaincu qu’elle allait l’embrasser à son tour et fêter tendrement ce fils que lui rendait un destin favorable.

Mais elle donna l’ordre qu’on l’enchaînât de nouveau, lui fit toucher le front avec la pointe de fer rouge, et se retira en lançant des éclats de rire qui résonnaient dans la chambre des tortures.