La Vie extravagante de Balthazar/Chapitre VI


VI

Fridolin vaut un régiment


Avec le café du professeur, Coloquinte apportait deux lettres et un télégramme. Balthazar offrit le café à Mlle Ernestine, présenta la dactylographe et, emmenant Coloquinte dans la cour, commença ses ablutions.

— Lis, dit-il.

Par la première missive, Me La Bordette, le notaire, convoquait son client, et lui demandait quelques signatures, le dossier Coucy-Vendôme étant prêt.

— Continue.

Coloquinte décacheta la seconde enveloppe et devint blême :

— C’est de Mlle Yolande.

— J’écoute, dit-il.

Elle lut :

« Mon Balthazar,

» Je suis attentivement dans les journaux la rubrique des crimes, vols, escroqueries, arrestations. Rien jusqu’ici ne vous concerne, et rien, par conséquent, ne vous empêche d’aller à la conquête d’un nom, d’une fortune, et de « votre orgueilleuse fiancée ».

Coloquinte attendit l’effet de cette lettre d’amour. Balthazar se lavait la tête. Il ordonna :

— Frictionne-moi vigoureusement.

Elle le frictionna vigoureusement, puis ouvrit le télégramme. Il venait de Norvège et disait :

« Prière de me recevoir chez vous le dimanche vingt-cinq courant. Ai à vous faire des révélations d’une importance capitale.

 » Signé : Beaumesnil poète. »


La voix de Coloquinte s’était assombrie. Encore des complications et des ennuis pour son maître ! Que voulaient donc tous ces gens, cette orgueilleuse fiancée, ce poète inconnu ?

— Passez-moi mes bretelles, enjoignit Balthazar, avec autant d’indifférence que si rien de tout cela ne l’eût concerné.

À ce moment, Mlle Ernestine sortait des Danaïdes. Il lui prit le bras et l’emmena, en disant à Coloquinte :

— Rejoins-nous aux Lions de l’Atlas.

Balthazar était un garçon loyal qui ne voulait pas capter l’affection de Mlle Ernestine ou de la dompteuse Angélique sans leur avoir donné d’autres explications. Il n’hésitait pas, pour sa part, à les chérir toutes deux aussi profondément que si chacune d’elles eût été sa mère, mais elles devaient savoir l’une et l’autre qu’il y avait tout au moins doute sur la maternité de l’une des deux. C’est pourquoi il désirait une entrevue immédiate.

Elle fut cordiale. Les natures, que certaines affinités secrètes prédisposent à la sympathie, s’entendent du premier coup. Tandis que les lions de l’Atlas rugissaient furieux, Balthazar hurla son histoire, et, après qu’elles eurent écouté, les deux femmes avouèrent, à plein gosier, que nulle preuve ne les favorisait l’une plus que l’autre, ce dont elles ne tiraient d’ailleurs pas motif pour s’attacher moins à lui.

— Sois sûr, lui dit Angélique, que je t’aime comme un fils. Quoi qu’il arrive, je ne changerai point.

Mlle Ernestine, qui ne le tutoyait pas, fut aussi catégorique :

— Rien ne modifiera mes sentiments de mère.

Il réunit leurs mains dans les siennes. Fridolin pleura.

Ils goûtèrent durant quinze jours une félicité sans mélange. Les gens simples ne voient pas ce qu’il peut y avoir d’anormal ou de compliqué dans une situation à laquelle leur sens naturel du bonheur les a du premier coup adaptés. Aux Lions de l’Atlas, on causait de tout cela sans gêne, sans étonnement, et sans éprouver non plus l’âpre désir de connaître la vérité. Mlle Ernestine, qui avait perdu son air maussade, s’intéressait à la ménagerie, soignait et instruisait les neuf enfants d’Angélique, et n’était point pressée de regagner son petit magasin de Gournay.

Quant à Balthazar, il exultait. Chaque soir, il s’abandonnait aux fortes émotions du spectacle. La dompteuse Angélique, en maillot gris perle et en casaquin de velours noir, le trident ou le revolver à la main, lui arrachait des cris d’admiration ou de frayeur. Quel audace ! Mais aussi quel imprudence !

— Je vous en prie, maman, disait-il, ne vous exposez pas ! Vous vous devez à nous tous.

De Gourneuve, entre eux, jamais un mot. Gourneuve était guillotiné, supprimé, enseveli… n’en parlons plus. Mais Mlle Ernestine évoquait à voix lente la noble image du comte de Coucy-Vendôme, grand d’Espagne, auquel décidément Balthazar s’attachait de plus en plus et que, tous, ils associaient, avec un sage dédain de toute logique, à leur heureuse intimité.

Seule Coloquinte se tourmentait. Elle s’était renseignée sur Beaumesnil, poète illustre, plus célèbre par ses débordements, et redoutait pour son maître les révélations annoncées. En outre, un jour, elle aperçut, qui rôdaient autour des Danaïdes, les deux hommes de la forêt de Marly.

Effrayée, elle avertit Balthazar.

— Et après ? dit-il.

— Après ? Mais ce sont d’anciens complices de Gourneuve. Ils faisaient partie de la bande des M. T. P.

Le professeur s’irrita.

— Écoute, ma petite Coloquinte, si tu veux que nous nous entendions, fiche-moi la paix avec les M. T. P. et avec toutes ces idioties.

— Cependant, insista Coloquinte, leur présence prouve qu’ils recherchent le trésor et que leurs investigations les ont conduits jusqu’à nous.

Il haussa les épaules.

— Le trésor est au fond de ta serviette. Je n’en ai parlé ni à Mlle Ernestine ni aux Fridolin, estimant qu’il fallait garder le silence jusqu’à ce qu’on ait des certitudes là-dessus. Tout au plus ai-je prélevé un billet de cinq cents francs, puisque j’ai renoncé provisoirement à mes occupations. Par conséquent, nul ne peut soupçonner…

Et, comme Balthazar tenait à savourer tranquillement son bonheur, il tourna le dos à Coloquinte.

Mais, deux jours plus tard, elle surprit le manège équivoque de trois individus vêtus de complets à carreaux et coiffés de casquettes. Et le lendemain, elle l’attira vers la fenêtre, et lui montra quatre personnages qui filaient le long de la palissade de M. Vaillant du Four. Habillés de défroques, ils avaient des types de Levantins misérables, déguisés pour un mauvais coup. Bien qu’affectant de ne point se connaître, ils échangeaient des signes maladroits.

— Et puis, tenez, tenez, dit-elle, voilà l’inspecteur qui vous a mené l’autre jour à la Préfecture de police, il les rejoint. Ils se concertent tous les cinq ! Mon Dieu, qu’est-ce que ça signifie ?

Balthazar alluma sa pipe et s’en alla.

Rien ne pouvait le mettre en alarme. Que lui importaient les pressentiments puérils de Coloquinte ?

Elle ne lâcha pas prise. Elle ne voyait qu’intrigues et conspirations ténébreuses. De toutes parts des personnages louches envahissaient la cité des Baraques.

Un soir, elle entra suffoquée.

— Il faut fuir… il le faut… Quelqu’un a parlé… un Anglais en chapeau de paille… il m’a dit que vous étiez menacé… des ennemis féroces… Il vous offre vingt mille francs si vous voulez fuir… trente mille, même qu’il a dit, trente mille de la part de l’Angleterre… Il attend la réponse au bout du sentier…

Balthazar, furieux, serra les poings, et il lançait des regards si courroucés qu’elle n’osa poursuivre.

Ils se virent moins. Il évitait celle qui troublait sa quiétude avec ses yeux chargés d’angoisse. À la fin, il se réfugia aux Lions de l’Atlas où il demeura trois jours entre Angélique et Mlle Ernestine.

Mais, le dimanche suivant, qui était le dimanche fixé par le poète Beaumesnil, Coloquinte vint supplier Balthazar de ne pas retourner aux Danaïdes.

— N’y allez pas, monsieur Balthazar, les dangers sont immenses. Vous avez des ennemis féroces. Il y a contre vous un complot, ou plutôt toute une série de complots qui se relient les uns les autres et dont vous serez victime.

— Tu divagues ! protesta Balthazar, quelque peu troublé.

Elle exposa son argument suprême.

— Oubliez-vous, monsieur Balthazar, qu’aujourd’hui, c’est la fête des Baraques, et que tout le monde est parti déjeuner sur l’herbe, parents et enfants. La cité sera vide. Or, c’est précisément aujourd’hui que l’on essaie de vous retenir aux Danaïdes ! Le piège n’est-il pas certain ?

Elle parlait avec une éloquence désespérée et en joignant des mains qui tremblaient. On eût dit qu’une horde de forbans s’attaquait à son maître bien-aimé.

— Je vous en prie, monsieur Balthazar, croyez-moi… je ne me trompe pas… Quand il s’agit de vous, il y a quelque chose en moi, qui devine, qui pressent… Des pieds à la tête, c’est un frisson qui me secoue…

Mlle Ernestine fléchit la première. Angélique, femme de tête et bonne conseillère, opina également pour la prudence. À son avis, Balthazar ne pouvait refuser l’entrevue, mais il lui fallait s’entourer de toutes les précautions nécessaires.

— Comment ? dit-il, ébranlé.

— Eh ! mon Dieu, que Fridolin t’accompagne ! Avec Fridolin, tu peux être tranquille. Pas d’agression possible ! Pas d’embûches ! Fridolin vaut un régiment.

La proposition ravit tout le monde. Balthazar s’y rallia ainsi que Coloquinte, qui s’était mise à rire, dans une détente soudaine de ses nerfs.

— Oui… c’est cela… Mme Angélique a raison… Plus rien à craindre… M. Fridolin vaut un régiment.

L’homme-canon ne put retenir ses larmes. Des sanglots le suffoquaient.

— À la vie, à la mort, mon vieux Balthazar, et tout de suite à la besogne, hein ? On va leur-z’y dire deux mots, à tous ces bougres-là. Y en a combien ? Douze ? Treize ?

Il épingla sur son maillot rose toute une brochette de médailles réservée aux occasions solennelles et enfila son pardessus moutarde. Angélique munit Balthazar d’un couteau à ressort. Coloquinte s’inclina et furtivement lui embrassa la main.

Les deux hommes se mirent en expédition sans délai, et, tout de suite, ils prirent une allure d’Indiens sur la piste de guerre. Fridolin, qui portait des espadrilles à semelles de corde, balançait son torse et marchait avec la souplesse d’un grand fauve. Balthazar se réjouissait d’avoir du caoutchouc à ses talons et de ne faire aucun bruit qui pût attirer l’attention. Dans sa poche, il caressait le manche du couteau à ressort.

Ils gagnèrent ainsi, sans alerte, la cité des Baraques.

— Tu vois, Fridolin, souffla Balthazar, tout le monde est en promenade… un vrai désert…

— Tant mieux. S’il y a du grabuge, pas de spectateurs.

Ils redoublèrent de précautions, n’avançant qu’après avoir fouillé du regard les coins propices à une embuscade.

Mais, aussitôt en vue des Danaïdes, Balthazar défaillit.

— On est entré, dit-il.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— Des traces de pas…

— Bêtises ! affirma Fridolin. Ouvre la porte.

— Oui… oui… On va se barricader.

— J’connais qu’une barricade, celle-là, déclara l’homme-canon en se frappant la poitrine.

Il enleva son pardessus moutarde et se planta sur le seuil, face à l’ennemi. Ses muscles bombaient sous le maillot de coton rose.

— À quelle heure qu’il vient, ton poète ?

— Quatre heures.

— Encore vingt-cinq minutes.

Le professeur s’inquiéta.

— Mais tu ne vas pas le frapper, lui ?

— Bien sûr que non. Il s’agit des autres… des douze malandrins qui te guettent.

Balthazar se rassurait. Décidément, l’homme-canon valait un régiment. Quelle puissance ! Quelle sérénité !

Dix minutes s’écoulèrent. Aucun bruit. Aucune silhouette.

— Faudrait pourtant pas qu’ils nous faussent compagnie, marmonna Fridolin. C’est pas une blague à faire. Je suis venu pour cogner.

— Les voilà, gémit Balthazar, en s’asseyant.

— Où ? J’vois rien.

— À gauche, au détour.

— T’as raison. Ils s’amènent. Ah ! zut alors, c’est pas rigolo.

— Quoi ?

— Ils sont qu’deux ?

— Oui, les deux M. T. P. Ils viennent… ils viennent… J’appelle au secours, hein ?

Fridolin tourna la tête une seconde et le foudroya du regard.

— Pas un cri ! Sinon…

— Mon couteau, alors ? Je prends mon couteau…

— C’est ça. Cure-toi les ongles.

Les M. T. P. approchaient. En même temps, les biceps de l’homme-canon grouillaient sous le coton rose comme un nid de serpents.

Le plus malingre des deux bandits (Balthazar reconnut celui de l’auberge) un gringalet, traversa le clos, et demanda, une cigarette entre les doigts, la mine insolente :

— T’as des allumettes, camarade ?

— J’vas t’en passer une, d’allumette… gloussa Fridolin d’un petit ton jovial… Accours, mon vieux.

Le bandit monta les trois marches. Fridolin ouvrit les bras pour l’enserrer et l’aplatir contre lui. Mais il reçut au menton, de bas en haut, un coup de poing qui le fit chanceler. Il n’y eut aucune lutte. Sans un mot, l’homme-canon s’écroula sur le sol, comme un bœuf qui plie les genoux.

Deux silhouettes franchirent son corps, et deux revolvers furent braqués sur Balthazar, derrière lesquels se convulsaient deux figures implacables :

— Le portefeuille ! exigea le gringalet… Aboule… Presto. Hein ?… Quoi ?… tu refuses de parler ? Comme si Gourneuve t’avait pas indiqué la cachette ! Allons, avoue, c’est toi qui l’as ramassé au creux de l’arbre… Raconte… sans quoi…

Une main saisit Balthazar à la gorge et serra si fort qu’il lui eût été impossible de répondre. Mais aussitôt l’étreinte se relâcha. L’autre bandit qui veillait près de la fenêtre avait sifflé légèrement.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ? grogna le gringalet.

— Des gens qui viennent.

— Des gens ?

— Oui, l’Anglais et ses copains.

— Crebleu, il faut filer. Quelle guigne ! Toi, on te retrouvera, le Balthazar.

Il s’enfuit ainsi que son compagnon. Balthazar, tout chancelant, voulut fermer la porte avant l’arrivée des autres agresseurs. Mais quelqu’un se glissa par l’entrebâillement. C’était Coloquinte, qui se jeta sur lui.

— Vous n’êtes pas blessé, monsieur Balthazar ? Ils ne vous ont pas fait de mal ? Ah ! je savais bien qu’on vous attaquerait. Vite, vite, sauvez-vous… voilà l’Anglais au chapeau de paille…

Elle cherchait à l’entraîner. Trop tard. L’Anglais se présentait, accompagné des trois individus habillés de complets à carreaux et coiffés de casquettes, qui, tous trois, brandissaient des casse-tête.

À ce moment, l’Homme-canon, réveillé de sa torpeur, se dressa, l’air indomptable et sûr de lui, comme s’il amenait un régiment à la rescousse. Il se carra, bien d’aplomb, en travers du passage. Un second coup de poing au menton le « descendit ». Coloquinte, dernier rempart, protégeait son maître de ses deux mains étendues et menaçait les assaillants.

— Vous n’y toucherez pas !… je vous défends d’avancer !…

L’Anglais lui colla la main sur la bouche et la renversa, tandis que les trois individus s’occupaient de Balthazar. Mais Coloquinte, terrassée et vaincue, criait encore :

— Je vous défends de lui faire du mal… je vous dénoncerai…

— Ah ! la gueuse, elle m’a mordu ! s’exclama l’Anglais.

Il la frappa avec une violence furieuse, tout en continuant à donner des ordres. On fourra Balthazar dans le pardessus moutarde, on le porta et on le plia brutalement au fond d’une vieille caisse qui fut cordée et traînée en dehors des Danaïdes. De loin, il entendait la voix éperdue et douloureuse de Coloquinte. Elle proférait :

— Ne craignez rien, monsieur Balthazar… Je vous retrouverai… Je remuerai le monde…

Il sentit qu’on le hissait sur le toit d’une automobile, et l’Anglais commanda à l’homme qui conduisait :

— Route de Dieppe.

La voiture bondit sur des chemins défoncés, avec des cahots qui faisaient basculer la caisse. Le captif respirait à peine et ne pouvait bouger. Sa tête était engagée sous un de ses bras. À deux reprises, il s’évanouit. Dans l’intervalle, il pensait à Coloquinte. Les cris de la jeune fille résonnaient au fond de lui. Jamais, Balthazar n’avait vu l’image d’un tel désespoir.

Il luttait contre un troisième évanouissement, lorsque la voiture s’arrêta net et que jaillirent d’autres clameurs. Il y eut même une détonation. Que se passait-il ? On se battait et on s’injuriait à l’entour. Était-ce les deux bandits qui revenaient à la charge, ou bien une contre-attaque exécutée par une nouvelle troupe d’agresseurs ?

Après une minute de silence, il sentit qu’on descendait la caisse. Il en fut extrait. Devant lui, ce n’était plus l’Anglais au chapeau de paille, mais l’inspecteur de police qui l’avait conduit à la préfecture, et qui lui dit poliment :

— Ne craignez rien. Asseyez-vous dans l’auto. Je vous suivrai dans la mienne.

On se trouvait en plein bois. L’Anglais et ses complices se sauvaient à travers les taillis. L’inspecteur, qui était escorté des quatre Levantins sordidement vêtus que Balthazar avait aperçus près des Danaïdes, quelques jours auparavant, les fit monter à l’intérieur ou sur le siège, et l’on partit.

Durant deux nuits et un jour, les autos roulèrent sans incident. Les compagnons de Balthazar ne soufflaient pas mot et somnolaient. Peut-être aurait-il pu s’évader ; il n’y songeait même pas.

On atteignit le port de Marseille. L’inspecteur fit ses adieux à Balthazar, qui fut conduit, ainsi que les quatre Levantins, à bord d’un torpilleur français. On leva l’ancre aussitôt.

Avec des façons très courtoises, un officier de marine mena le captif dans une pièce confortable et lui demanda s’il n’avait besoin de rien.

— De quelques explications… formula Balthazar.

L’officier ne savait pas grand’chose.

— Tout ce que je puis vous dire, monsieur, c’est que je dois vous remettre aux partisans de Revad pacha.

— Revad pacha ?

— Oui, vous n’ignorez pas que le petit groupe de tribus qui obéit à Revad pacha est soutenu par la France, tandis que l’Angleterre protège naturellement l’autre groupe, commandé par la Catarina, l’ancienne femme et l’ennemie mortelle de Revad pacha. Or, Revad pacha vous a réclamé.

— Et c’est pourquoi, dit Balthazar, un agent anglais, après avoir voulu m’acheter, a procédé à mon enlèvement, et c’est pourquoi la police française m’a repris à lui.

— Justement.

— Mais que me veut ce Revad pacha ? Du bien ou du mal ?

— Du bien, à en juger par les instructions que j’ai reçues. Lisez : « Le sieur MusTaPha (c’est votre véritable nom, paraît-il) sera traité de la façon la plus déférente… »

Balthazar tressauta. Ce nom de Mustapha était inscrit avec les trois majuscules fatidiques… M. T. P. ! L’obsédante formule le poursuivrait donc toute sa vie !

Le lendemain, il aperçut, par le hublot, le cône du Vésuve. Il était alors très calme, tout à fait maître de lui, et il débita les réflexions judicieuses qu’il eût communiquées à Coloquinte si la jeune fille avait été près de lui :

« Ne crois pas, Coloquinte, que je sois le moins du monde affecté dans mes opinions. La vie me semble toujours simple, et composée de petits frais auxquels notre imagination donne une importance qui varie selon notre équilibre nerveux. Je ne nie d’ailleurs pas que ces faits ne soient assez troublants pour un esprit superficiel. J’ai l’impression de vivre la parodie d’un roman d’aventures, que le romancier s’amuse à pousser à l’excès tout en s’efforçant de rester dans le réel. Le réel, Coloquinte, c’est moi, c’est ma doctrine, c’est ma raison, c’est mon souci de tout ramener à la juste proportion. Il arrivera donc un moment où le romancier devra abattre son jeu, et tu verras alors, Coloquinte, que cela n’est qu’un bluff, et que tous ces événements ne sont que les remous insignifiants d’une vie quotidienne bien réglée et logiquement ordonnée. »

Au crépuscule, des souvenirs de chromos lui permirent de reconnaître les côtes de Sicile et de Calabre. Puis on piqua droit à travers l’Adriatique.

Dès l’aube, le torpilleur stoppa.

Balthazar et ses quatre compagnons furent installés dans le canot à moteur qui, trente minutes après, accostait une grande barque chargée d’hommes à figure basanée, armés jusqu’aux dents, et dont les petites jupes blanches toutes plissées laissaient voir les jambes nues. Le professeur estima que ce devait être des Grecs, des Épirotes ou des Albanais, partisans en tout cas du pacha qui le réclamait.

On l’agrippa vivement, avec des protestations de respect et des gestes qui l’écartelèrent. La barque mit une heure à gagner une côte abrupte où, devant une chaîne de montagnes grises, des villages à remparts crénelés se tenaient en équilibre à la pointe de rochers en pain de sucre.

Trois ou quatre cents figures basanées, et autant de jupes plissées, grouillaient au bord d’une crique toute bleue dans son décor de granit.

Balthazar fut happé et porté en triomphe par des gens qui répandaient une odeur intolérable. Ils escaladèrent les parois d’une terrasse bordée d’aloès et de cactus, ornée de dalles roses, et où d’autres jupes s’agitaient, celles-ci d’étoffe plus riche.

Au milieu, un homme très grand secouait vers le ciel des bras d’épouvantail. Il était maigre, sec, et sa figure osseuse semblait peinte au jus de tabac.

Il rugit des ordres avec une autorité de chef.

On lui obéit.

Malgré la résistance furieuse qu’il opposa, Balthazar dut subir les deux épreuves solennelles. Son col fut arraché et son doigt plongé dans un liquide noir et gluant. Après quoi, une exclamation formidable roula sur les rochers et sur la mer.

— Mustapha ! Mustapha !

Le chef, qui devait être Revad pacha, secoua de nouveau des bras frénétiques que prolongeaient maintenant deux énormes sabres recourbés. Puis il se précipita sur Balthazar, lui entoura le cou de ses deux bras et de ses deux sabres, et proféra avec une joie délirante :

— Monn’fils ! Monn’fils !