La Vie extravagante de Balthazar/Chapitre V


V

Le « Dé d’argent » et les « Lions de l’Atlas »


D’anciens fossés se creusent au bas de jardins en pente que dominent de vieilles maisons grises. Des statues, des fleurs, des rectangles de légumes, voilà ce que Balthazar et Coloquinte aperçurent du haut des promenades qui ceignent, d’un côté, la petite ville de Gournay.

— C’est ici qu’elle demeure, dit-il, ici que s’écoule, depuis un quart de siècle, sa monotone existence.

Il relut le rapport de l’agence X. Y. Z.

« Monsieur,

» Ci-après, nous vous prions de trouver le résultat des investigations que nous avons effectuées sur votre demande, avec l’unique renseignement de la brouille qui divisa le comte Théodore et la famille de Coucy-Vendôme, à propos de la demoiselle Ernestine Henrioux. Cette demoiselle, native d’un village voisin du château, fut à la fin abandonnée par le comte Théodore, et, après un séjour à Paris, s’établit couturière en la ville de Gournay. Dix ans de labeur opiniâtre lui permirent d’acheter une petite mercerie : « Au Dé d’argent » et de se créer une clientèle de choix qui ne dédaigne pas de venir causer avec elle dans sa boutique. Mêlée à toutes les œuvres de bienfaisance, décorant elle-même l’église aux jours de cérémonie religieuse, elle est entourée de la considération unanime, et jamais le moindre propos n’est venu rappeler qu’il y ait eu dans son passé l’agitation et les tristesses d’un drame passionnel.

» Pour l’autre enquête dont vous avez bien voulu nous charger, relativement à la dompteuse Angélique, directrice de la ménagerie « Les Lions de l’Atlas… »


Balthazar replia la feuille, et, comme onze heures sonnaient au clocher voisin :

— J’y vais, dit-il, avant qu’elle ne déjeune.

— Ne tardez pas, monsieur Balthazar, dit Coloquinte. Voilà bientôt deux semaines que vous attendez ce moment, et vous en êtes tout changé.

C’est par des données sentimentales et des arguments tirés du cœur que Balthazar avait tenté de résoudre l’embarrassante situation. De qui était-il le fils ? Vers laquelle des deux mères que lui offrait le destin allait-il diriger ses pas ? Incapable de s’y reconnaître parmi des ténèbres aussi épaisses, il plaçait tout simplement en face de lui les deux photographies et semblait attendre, ou bien qu’elles consentissent à répondre à ses questions, ou bien qu’un mouvement du cœur, comme il disait, lui désignât l’image maternelle.

Mais les deux femmes se taisaient, et des mouvements de même force et de même ampleur le poussaient tour à tour vers la mère qu’il contemplait. Toutes deux lui paraissaient également charmantes et dignes de tendresse.

Par bonheur, Balthazar n’avait pas à choisir qu’entre deux mères. Deux pères aussi le sollicitaient, et comment eût-il hésité entre le comte de Coucy-Vendôme, duc de Jaca, grand d’Espagne, et l’assassin Gourneuve ? Il acceptait volontiers d’être le fils de l’une ou de l’autre des deux femmes, mais se cabrait devant tout rapport de filiation avec l’un des deux hommes, et c’est ainsi que Mlle Ernestine Henrioux avait pris le pas sur la dompteuse Angélique.


Balthazar saisit la lourde serviette de Coloquinte.

— Je lui ferai d’abord mes offres de services, dit-il. Représentant de commerce, j’apporte mes cartes d’échantillons, épingles, rubans, jarretières, etc. Mais au lieu de les montrer, je lui tends sa photographie, et elle m’ouvre ses bras.

Coloquinte approuva. L’animation du professeur la remplissait de joie :

— Je suis bien heureuse, dit-elle, que la doctrine ne condamne pas les mouvements du cœur.

Balthazar entra dans la ville avec la bonne tenue d’un homme qui est maître de la situation. Un dé que tenaient, comme le bec d’un héron, les pinces de grands ciseaux noirs, lui indiqua la porte d’une modeste boutique précédée de trois marches qu’il escalada d’un coup, comme s’il montait à l’assaut. Une sonnette tinta. Et, tout de suite, il se dit, en soupirant d’aise :

— Elle n’est pas là.

L’absence de Mlle Henrioux lui donnait le temps d’essuyer la sueur de son front et de reprendre haleine. Il n’y avait dans la pièce obscure et basse qu’un vieux curé qui achetait des lacets de chaussures à une vieille dame de figure revêche. Celle-ci lorgna l’intrus qui frappa sa serviette avec l’air de dire :

— Je viens vous apporter mes cartes d’échantillons.

— Asseyez-vous, lui fut-il ordonné.

Il s’assit contre un comptoir et, courbant le dos, piqua du front dans un lot de bretelles. Ses idées tournoyaient comme des feuilles sèches. Le vieux curé et la vieille dame échangeaient des phrases dont aucune ne lui semblait compréhensible. La boutique était remplie d’humidité, de tristesse et d’une odeur intolérable de moisi à laquelle se mêlait un parfum d’oignon en train de mijoter quelque part.

— Mille fois merci, mademoiselle Henrioux, fit l’ecclésiastique en se retirant.

— Toujours à votre service, monsieur le curé, répliqua la vieille dame.

La porte se ferma.

La vieille dame revint aussitôt vers Balthazar et lui décocha :

— J’ai mes fournisseurs, monsieur, du ton rébarbatif que l’on prend pour dire à une quêteuse : « J’ai mes pauvres, madame. »

Balthazar s’était levé et regardait stupidement. Il avait entendu les adieux du curé, et il demanda d’une voix sourde :

— Mademoiselle Henrioux ?… Vous êtes mademoiselle Henrioux ?

— Eh bien ! quoi, évidemment. Le Dé d’argent, c’est moi.

— C’est vous, le Dé d’argent ? Vous êtes le Dé d’argent ! Vous êtes mademoiselle Ernestine !

Il la contemplait de ses yeux agrandis, et, de fait, peu à peu, avec son désir immense de la reconnaître, il notait dans sa figure maussade quelque chose qui avait dû être l’expression heureuse de la photographie. Le jeune visage renaissait sous les rides précoces et sous le parchemin jaune de la peau. Les mèches droites des cheveux se roulaient en boucles frivoles. C’était bien la femme que son père avait aimée jadis et dont il avait conservé l’image ravissante.

« Ma mère… ma mère… » dit-il au fond de lui.

La voix du sang parlait. Un élan le porta vers elle. Par malchance, l’excès de l’émotion donnait à Balthazar un masque réellement féroce. Il louchait. Les dents grinçaient dans une bouche entrebâillée, aux lèvres tordues. La mâchoire tremblait. En outre, il eut le grand tort d’arracher son faux col et d’exhiber sa poitrine en bégayant :   « M. T. P… M. T. P. »

Mlle  Henrioux eut peur. Elle reculait devant cette vision de folie. Balthazar avançait d’autant, la poitrine nue et le pouce de sa main bien en évidence.

— M. T. P., disait-il… l’empreinte… le tampon d’encre…

Mlle  Henrioux gémit :

— Allez-vous en… Allez-vous en…

Mais rien ne pouvait le calmer. Il cherchait vainement à former des phrases. Quelques mots, tout au plus, jaillirent de cet ensemble de sons rauques et de syllabes inachevées :   « Naissance… Testament… Enquête… »

Bloquée contre la porte par où se glissaient les parfums d’oignon, mais incapable de manœuvrer la serrure, elle s’écria, désespérément :

— Qui êtes-vous ?

— Godefroi, dit-il.

Après une telle révélation, il était persuadé qu’elle allait lui ouvrir ses bras, dans une explosion de maternité soudaine.

— Godefroi, redit-il… le petit Godefroi…

Ils restaient plantés l’un en face de l’autre, elle effarée, cherchant à comprendre, Balthazar brûlant d’étreindre et d’embrasser celle qu’il appelait sa mère.

— Godefroi ? murmura-t-elle. Pourquoi ce nom ?

Brusquement, comme un poing qu’on lance, il lui mit sous les yeux sa photographie de jeune femme.

— Regardez… Regardez… ordonna-t-il. Comprenez-vous ?

Elle fut confondue.

— Ah ! est-ce possible ? Mon portrait… D’où cela vient ?… Mon portrait…

Il répondait ardemment :

— C’est mon père qui me l’a transmis… Le comte de Coucy-Vendôme… J’ai pour mission de vous retrouver… de vous demander pardon… Le petit Godefroi… vous vous souvenez ?… Le petit qu’on vous a pris ?

Il gardait son expression implacable et menaçante. Il avait l’air de dire :

— Sois ma mère, ou je te tue.

Aucune des deux solutions ne semblait ravir la vieille dame. Que se passait-il en elle ? Est-ce que ce nom de Godefroi, qu’elle ignorait peut-être, ne la déroutait pas ? Se croyait-elle vraiment en face de son fils ? Elle demeurait troublée et renfrognée, ce qui n’empêchait pas Balthazar de la trouver charmante, jeune, pleine de gentillesse et de séduction, et de penser au plaisir que ce serait de marcher entre elle et Coloquinte dans les rues de Montmartre.

Un bruit de roues qui bondissaient sur le pavé rompit le silence. Une voiture s’arrêta. La sonnette retentit, et une cliente à cheveux blancs, couverte de dentelles noires, entra, d’un pas qui frétillait.

— Ma petite Henrioux, je viens en courant… quelques emplettes… mais, d’abord, des nouvelles de votre santé, ma petite Henrioux.

— Ah ! madame la marquise, c’est trop de bonne grâce.

— Du tout, du tout. Et puis, nous avons à parler de la crèche, de notre tombola et de tous nos comités.

Une cliente… une marquise… Balthazar avait livré passage à Mlle  Henrioux.

— Excusez-moi, madame la marquise, dit-elle. Une seconde seulement…

Il se sentit perdu. On allait l’expédier. L’écroulement de ses rêves lui rendit son véritable visage, et il fut si triste que la voix de Mlle  Henrioux se fit moins dure :

— J’ai mes fournisseurs. Alors, n’est-ce pas, vous admettrez bien…

Oui, elle avait ses fournisseurs, ses clients, ses œuvres de bienfaisance, ses amis de l’église et du château, sa réputation, tout un passé honorable. Quelle place y avait-il pour lui au milieu de tout cela ? Allait-elle renoncer à tant de petites habitudes délicieuses qui composaient sa vie présente, se rejeter dans le drame et l’incertitude, remuer les cendres, et rallumer son pauvre cœur éteint ?

Il baissa la tête et rentra la photographie dans la serviette de cuir.

— Pardonnez-moi, murmura-t-il… je n’aurais pas dû agir si brusquement… Adieu…

Elle avait réussi à ouvrir la porte du fond. Ils se trouvaient dans un boyau de couloir qui servait de cuisine et débouchait dans une cour où pullulaient des lapins et des poules. Du bœuf à l’oignon mijotait sur un fourneau. Mlle  Ernestine Henrioux saisit les mains de Balthazar et bredouilla :

— Oui… adieu… j’ai été trop malheureuse, je ne peux plus… je ne peux plus… Adieu… je vous écrirai… donnez-moi votre adresse…

Elle le poussa dans la cour. Il écrasa un lapin, glissa sur des épluchures de carottes, et regagna la rue où y il arriva tout juste pour recevoir l’assistance de Coloquinte, et faire équilibre, comme elle disait, à la serviette de cuir.


Le soir, aux Danaïdes, Coloquinte soignait son maître et concluait avec un accent de sollicitude maternelle :

— Voyez-vous, monsieur Balthazar, les choses du cœur sont aussi compliquées que celles de la vie. Vous vous perdez là-dedans comme dans l’énigme des M. T. P. et dans les mystères de votre famille et de votre nom, et vous voilà de nouveau fiévreux et inquiet.

Il demanda :

— Alors, selon toi, que me faudrait-il pour être heureux et tranquille ?

C’était une question bien ardue, et elle ne savait trop que répondre. Cependant, elle dit avec gravité :

— De l’amour, monsieur Balthazar.

Il regarda la jeune fille, ou plutôt l’enfant qu’elle était encore pour lui, et se demanda pourquoi Coloquinte avait rougi. Mais des pensées plus importantes le sollicitaient.


Si compliqué que soit le cœur, il donne des ordres auxquels on doit se soumettre, et comment Balthazar, avec sa soif inapaisée de tendresse, n’eût-il pas subi l’attrait de cette photographie qu’il passait des heures à considérer ? Quelle sympathie lui inspirait la dompteuse Angélique ! Comme elle était plus aimable et plus avenante ! Rien de triste en elle ! Au contraire, de la bonne humeur, de la gaîté.

Il n’y résista pas, et ce serait le méconnaître que de supposer qu’il fût capable de partir en campagne, ce jour-là, avec des instincts moins impétueux que la première fois. Une aussi lourde affection, toute prête à s’épancher, bouillonnait en lui, et un même émoi l’agitait, lorsqu’il vit, à la foire du Trône, conformément aux renseignements de l’agence X. Y. Z., la bande de calicot où s’inscrivait : « Les Lions de l’Atlas, direction Angélique. »

C’était une ménagerie de piètre apparence, avec des toiles peintes où il n’y avait plus de peinture, et des véhicules branlants d’où les lions de l’Atlas eussent pu s’évader aisément, s’il leur fût resté le moindre désir d’indépendance.

La représentation de l’après-midi venait de se terminer. Coloquinte et Balthazar firent le tour des toiles et atteignirent les roulottes entre lesquelles s’accumulaient les vieilles caisses et se préparait le repas du soir. Il y en avait trois, de ces roulottes, et un tracteur automobile qui avait plutôt l’aspect d’une machine à broyer les cailloux des routes.

Une femme athlétique, vêtue d’une vieille jaquette à brandebourgs et dont les jambes puissantes faisaient éclater le coton d’un maillot gris perle et la molesquine des bottes lacées, surveillait une énorme marmite au-dessous de laquelle se consumait de la braise.

Balthazar, à qui une seule expérience n’avait point suffi pour savoir que les photographies ne sont pas sincères et qu’un jeune visage vieillit en trente années, alla droit à cette femme athlétique et lui dit :

— Madame Fridolin, s’il vous plaît ?

Elle leva vers lui une face blanche et ronde en forme de lune, toute couverte de poudre de riz, et qui gardait les vestiges d’une beauté joviale.

— C’est moi. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— C’est vous la dompteuse Angélique ? reprit-il, encore désappointé.

— Personnellement.

Il n’en pouvait croire ses yeux, et, dans l’espoir d’un malentendu, il montra la jeune photographie.

— Tiens ! s’exclama la femme, mais Dieu me pardonne, c’est ma binette de jadis. Où diable avez-vous cueilli cela ?

Elle prit le carton et l’examina. Puis, se mettant à rire :

— Sapristi ! Mais ça date du temps de Gourneuve !

Balthazar murmura :

— C’est en effet dans ses papiers qu’on a trouvé cette photographie.

— On a donc su que c’était moi ?

— Oui, une lettre qu’il a écrite au préfet de police.

— Et vous venez de sa part ?

— Oui.

— Ah ! dit-elle, d’un ton placide, ce pauvre Gourneuve, il a donc pensé à moi avant de mourir ?

— Oui, fit Balthazar.

— À quel propos ?…

Il n’entendit pas la fin de la question. Un des lions de l’Atlas, alléché sans doute par le fumet de la marmite, avait poussé un rugissement effroyable. Un de ses camarades riposta, puis un autre, et tous les lions de l’Atlas poursuivirent un concert assourdissant.

Angélique dut répéter :

— À quel propos vous a-t-il envoyé ?

Balthazar cria de toutes ses forces.

— À propos d’un fils… de votre fils…

— Le petit Gustave, repartit Angélique, sur le même ton strident. Pauvre gosse, il a disparu au bout de quinze mois, tout juste comme je venais de le sevrer, et deux semaines avant que Gourneuve et moi on se sépare. J’ai toujours pensé que Gourneuve l’avait enlevé par vengeance. On ne s’aimait plus, lui et moi, et il enrageait. Ainsi, le pauvre gosse ?…

— Il a vécu.

— Pas possible !

Balthazar rencontra les yeux de Coloquinte. Comme tout cela s’arrangeait bien ! Il aurait été ravi si ces damnés lions de l’Atlas eussent laissé à l’entretien son caractère d’intimité.

Il proféra :

— Le petit Gustave a vécu. Il est devenu grand.

— Ça c’est tout de même drôle, hurla Angélique, en se frottant les mains. Vous êtes bien sûr ? Vous le connaissez peut-être.

— Oui, je le connais.

— Mais il ne vivait pas sous le nom de Gourneuve ? Il vivait sous un autre nom, sans doute ?

— Oui.

— Lequel ?

— Balthazar.

Elle l’observa avec attention. Elle pressentait la vérité.

— Et vous, votre nom ? demanda-t-elle.

— Balthazar.

Elle s’écria, en tapant à pleines mains sur son maillot gris perle :

— Ah ! ça, c’est encore plus drôle ! Alors, le petit Gustave… ce serait ?…

Il ne répondit pas. Il souriait avec une grimace anxieuse. Angélique l’attira énergiquement dans ses bras.

— Ça, c’est drôle… ça, c’est drôle… Alors le petit Gustave ?…

Les lions de l’Atlas s’exaspéraient. Balthazar enfonçait le nez dans les bonnes joues farineuses d’Angélique, et il pensait que la rencontre d’une mère et d’un fils peut avoir lieu en toute simplicité et sans les péripéties emphatiques des mélodrames.

— Ce que c’est drôle ! ce que c’est rigolo ! vociférait la dompteuse. Et puis, ce que Fridolin va être content. Et la marmaille, donc ! Car tu en as une tapée de frères et de sœurs, Gustave !

Elle fit un cornet de ses deux mains placées autour de sa bouche, et appela :

— Fridolin ! Fridolin !

Les portes des trois roulottes et celle de la machine à broyer les cailloux s’ouvrirent, et une nuée de garçons et de filles s’abattit. Le dernier, Fridolin parut.

C’était un colosse, de taille moyenne et de musculature formidable. Durant les entractes, l’Homme-canon, selon la désignation du programme, effectuait « l’arraché » de la barre et jonglait avec des poids. Il ressemblait à sa femme, mais en rouge. Un pardessus moutarde recouvrait son maillot rose.

Quatre filles et cinq garçons l’entouraient, de six à vingt-cinq ans, tous employés à la ménagerie.

— C’est Gustave ! cria la dompteuse, Tu te rappelles, Fridolin ? le petit Gustave dont je t’ai parlé ? Le fils à Gourneuve… C’est-il drôle ?

L’Homme-canon était un taciturne, mais un sensible, en perpétuel attendrissement. Ses yeux, bordés de rouge, se mouillaient à la moindre occasion. Il écrasa la main de Balthazar entre les siennes et lui dit avec des larmes :

— À la vie, à la mort…

Balthazar se sentit de la famille. Il présenta Coloquinte :

— Ma secrétaire-dactylographe.

Le titre fit impression. Angélique, à son tour, présenta les neuf frères et sœurs : « Louise, la caissière ; Alfred, le joueur de tambour, Raoul et Auguste, les hommes de peine, etc. »

On se mit à table, ce qui consistait à s’asseoir sur les caisses éparpillées et à dévorer les morceaux de viande et les légumes puisés par Angélique dans la marmite, et offerts au bout d’une fourchette. Le repas fut cordial. Les lions de l’Atlas avaient renoncé à rugir. Balthazar, interrogé sur son genre d’existence, se rengorgea comme professeur ; Angélique parla de son premier mari, bonnement, en épouse indulgente :

— Un brave homme, fainéant, bricoleur, astucieux, mais, au fond, un brave homme…

— Un brave homme, répéta Fridolin, les larmes aux yeux.

— Évidemment, il a mal tourné, dit-elle. On ne tue pas son prochain. Mais, tout de même, ce Coucy-Vendôme, croyez-vous que c’était la crème des hommes, lui ? Les journaux ont raconté…

Balthazar défendit la victime en termes qui prouvaient que, s’il avait adopté Angélique comme mère, il préférait s’en tenir au comte de Coucy-Vendôme comme père.

Au dessert (chacun sa pomme) on déboucha du cidre mousseux. Balthazar annonça qu’il était fiancé, ce qui attendrit la dompteuse et fit pleurer l’Homme-canon. On trinqua en l’honneur de la magnifique Yolande.

— Assez rigolé, s’écria Angélique. C’est l’heure du travail. Gustave, tu connais le chemin. Ici jusqu’à la fin du mois. Après, nous jouons à la barrière du Trône, et puis à Grenelle. Viens nous voir, hein, et souvent. Et n’oublie pas qu’un fils de plus, Fridolin et moi, ça ne nous effraie pas.

Balthazar repiqua du nez dans les joues blanches de sa mère. Il embrassa ses neuf frères et sœurs. Mais l’adieu de Fridolin fut si chaleureux qu’Angélique ne voulut pas séparer brusquement le beau-père et le beau-fils. Elle accorda la permission de minuit à son mari. On se passerait de l’homme-canon.

Il enfila son pardessus moutarde au-dessous duquel on voyait son maillot rose, et il suivit Balthazar qui, justement, ce soir-là, avait séance de dégustation à Montmartre.

Vers dix heures du soir, les trois hommes, quelque peu « éméchés », sortirent du cabaret, bras dessus bras dessous. Près des fortifications, M.  Vaillant du Four lâchant pied, Fridolin le jeta sur son épaule gauche, comme un manteau plié.

Suspendu au bras droit de l’homme-canon, Balthazar lui exposa les principes de la philosophie quotidienne.

— Comprends-moi, Fridolin. La plupart des gens voient la vie avec des lunettes. Ce sont des fous. Il faut regarder les choses telles qu’elles sont, et les remettre au point, si elles sont déformées. Or, les choses sont toujours simples, naturelles…

M.  Vaillant du Four, la tête en bas, gémissait :

— Une vieille fripouille… On devrait me ficher en prison… Une fripouille, que je vous dis…

Balthazar continua de développer sa doctrine, jusqu’à l’octroi des Ternes. Là, son beau-père, enthousiasmé, lui fit craquer de nouveau la main en sanglotant :

— À la vie, à la mort.

Et Fridolin redescendit vers Paris, oubliant qu’il emportait sur son dos M.  Vaillant du Four.

Balthazar rentra seul. Les becs de gaz et les étoiles dansaient bien un peu devant ses yeux. Cependant il gagna la villa des Danaïdes et, comme il approchait, sa surprise fut grande de voir que la fenêtre de son logis était éclairée et qu’une silhouette féminine se tenait devant la porte ouverte. Était-ce Coloquinte qui l’attendait ?

Il monta les marches. Des bras se tendirent, et une voix gémissante l’accueillit :

— Godefroi… mon petit Godefroi, c’est moi, Ernestine Henrioux… Je n’ai pas pu résister… J’ai tout abandonné pour venir auprès de vous, le Dé d’argent, mes clientes, M.  le curé, la tombola… Ah ! mon petit Godefroi !…

La vieille dame de Gournay le serrait contre elle avec véhémence, comme si elle voulait rattraper en démonstrations maternelles plus d’un quart de siècle perdu dans la solitude et la sécheresse. Comment Balthazar n’eût-il pas accepté cette bonne aubaine de tendresse ? Le cerveau troublé par le vin de Suresnes, il répondit par des manifestations filiales qui ne le cédaient pas en sincérité. La mère et le fils ne s’endormirent qu’à l’aurore et Coloquinte les retrouva, mains unies, têtes jointes, et balançant leurs bustes sur deux chaises jumelles.