La Vie extravagante de Balthazar/Chapitre IX


IX

Il nous est plus difficile de connaître la raison de notre bonheur que celle de nos tourments


Lorsque Balthazar reprit tout à fait conscience, il se trouvait sur le pont d’un joli yacht, étendu au fond d’un rocking-chair, et sous la garde de Coloquinte. Les eaux calmes d’un petit port luisaient à l’entour. Une ville italienne se tassait entre deux collines.

Ils se sourirent et elle lui demanda :

— Vous ne souffrez plus, monsieur Balthazar ?

— Plus du tout.

— Mon Dieu, que c’est bon de vous entendre dire cela ! Nous avons été bien inquiets depuis six jours.

— Six jours déjà… Ah ! Coloquinte, quel cauchemar ce fut, là-bas !…

— Je sais… je sais… dit-elle. Durant votre délire, vous nous avez tout raconté… La bataille… la torture… l’exécution… Ce que j’étais malheureuse en vous écoutant !

Il prit un malin plaisir à regarder les deux nattes blondes qu’il avait souvent évoquées au cours de la nuit funèbre. Les nattes, moins rigides, se terminaient par des boucles légères. Les yeux exprimaient des sentiments qu’il ne comprenait pas, mais qui l’emplissaient d’un bonheur tranquille et infini.

À l’autre bout du pont, quatre hommes, les quatre matelots, étaient penchés par-dessus le bastingage. L’un d’entre eux projeta une échelle de corde dont ils maintinrent les extrémités. Une tête apparut, puis un buste dodu qui ruisselait, puis deux jambes massives sur lesquelles se plaquait un caleçon de bain tout mouillé. Un bond, et le baigneur sauta sur le parquet. Aussitôt, un des matelots lui donna une vigoureuse friction. Puis, s’étant approché jusqu’au milieu du pont, il se mit à faire des exercices de gymnastique et de respiration.

Il avait un torse de gros bébé, que la pratique du sport n’avait doté d’aucun muscle apparent. De loin, sa face poupine et enflammée, sans un poil, était celle d’un Romain de la décadence, accoutumé, les soirs d’orgie, à porter une couronne de raisins rouges. Quand il levait les bras, sa poitrine grasse rentrait en elle-même et faisait saillir un petit ventre en boule pareil à un ballon d’enfant.

La séance se termina par un assaut d’escrime. Coiffé d’un casque en fil de fer et vêtu de son caleçon mouillé, il se démenait avec une agilité extrême, sautillait à la façon d’un bonhomme en baudruche, et lardait son adversaire à coups de fleuret.

Balthazar, assez déconcerté, demanda :

— C’est Beaumesnil, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Coloquinte, c’est M.  Beaumesnil, votre père.

Il ne protesta pas.

— C’est un grand et illustre poète, affirma-t-elle. À Syracuse, à Catane, nous avons reçu la visite de dames et de messieurs qui s’empressaient autour de lui et le comblaient de louanges.

Balthazar murmura, en hochant la tête :

— Il me semble un peu étrange.

Elle formula :

— Les grands poètes sont ainsi, monsieur Balthazar.

À ce moment, le grand poète ayant aperçu Balthazar et Coloquinte, leur fit un signe d’amitié et se dirigea vers sa cabine, d’où il sortit en trottinant, habillé d’un peplum de soie blanche, et la tête nue. Ses lèvres, aux coins retroussés, ses sourcils en accent circonflexe, lui donnaient un air de petit garçon heureux.

Il baisa la main de Coloquinte, s’assit à côté de Balthazar, et lui dit sans préambule :

— Coloquinte m’a raconté peu à peu votre histoire, Rudolf, et les événements singuliers dont vous avez été victime. Quoique la vérité soit bien difficile à découvrir au milieu de ténèbres aussi épaisses, il est certain qu’il existe entre nous des liens secrets dont l’avenir nous démontrera la réalité. En attendant, ne nous est-il pas possible d’en établir d’autres qui soient faits de sympathie, de confiance et d’estime mutuelle ? Nous serons alors tout prêts à nous aimer comme père et fils, puisque nous nous aimerons déjà comme hommes.

Sa voix, qui contrastait avec sa physionomie béate, rappelait les sons caverneux d’une basse chantante. Il devait aller la chercher au plus profond de son ventre et l’exhalait comme une voix d’outre-tombe. Mais, au bout d’un moment, on en subissait le charme grave, et sa musique, sonore à la fois et insinuante, vous pénétrait d’une langueur agréable.

— Puisque je connais votre histoire, il est bon que vous connaissiez la mienne, Rudolf, tout au moins dans la mesure où elle vous concerne. Cela m’oblige à certaines révélations qui pourraient sembler indiscrètes si la presse du monde entier n’avait jadis éclaboussé de scandale la plus intime et la plus douloureuse des aventures. En quelques mots, voici. Il y a plus d’un quart de siècle, âgé de vingt ans, poète inconnu, je fus appelé comme précepteur dans une petite cour royale d’Allemagne. La reine, aimable et fraîche, admirée de tous, et que l’on désignait sous le nom gracieux de Fraise-des-Bois, voulut bien me compter parmi ses amis.

Laissons dans l’ombre ce qui se passa depuis le jour où j’eus l’audace de jeter les yeux sur ma reine, jusqu’au jour où, dans une crise de désespoir et de folie dont je dois être tenu pour responsable, nous prîmes la fuite, elle et moi. Et ne parlons pas non plus de mes cinq duels avec des officiers du roi et des tentatives d’assassinat dont je fus victime, non plus des persécutions que les deux coupables eurent à subir, et non plus de leur mariage et de leur bonheur — mais seulement de l’événement tragique par lequel s’exerça, trois ans plus tard, la vengeance du roi : notre enfant, le petit Rudolf, âgé de quelques mois, était enlevé.

Acte abominable qui ne laissa aucune trace. C’était la fin navrante de la belle aventure et le début d’un chagrin que la reine ne supporta pas. Elle se mura vivante dans l’ancien hôtel qu’elle possédait à Paris, et nul ne l’a plus revue que sa vieille nourrice qui la soigne, et que moi, l’auteur de tous ses maux. C’est, à n’en point douter, votre mère, Rudolf. Vous pourrez vous mettre à genoux devant elle comme devant une sainte.

Beaumesnil s’exprimait avec emphase, comme s’il se fût confessé de fautes qu’il estimait loyal de juger sévèrement. Il continua :

— Six ans s’écoulèrent encore. Le roi mourut. À son lit de mort, il déclara que l’enfant vivait et qu’il avait été marqué à la poitrine de trois lettres : M. T. P. Cette déclaration me fut transmise, mais, hélas sans autre renseignement qui la précisât et m’aidât à retrouver notre fils. Je m’y employai cependant, Rudolf, et de la façon la plus tenace. Mais, durant vingt années, le secret des trois lettres mystérieuses se déroba. C’est une lettre anonyme, reçue en Norvège, il y a quelques mois, qui m’apprit dans quelle retraite et sous quel nom vivait le fils de la reine. Aussitôt, je vous écrivis, annonçant mon arrivée, et, à l’heure fixée, j’étais là. Une seconde fois, vous aviez été enlevé, Rudolf ! Le reste, Coloquinte vous l’a peut-être déjà dit. Grâce à mes relations, je sus où le destin vous conduisait. Un de mes amis me prêta son yacht. Coloquinte et moi, nous débarquâmes là-bas, le surlendemain de la bataille, et, en quelques jours, nous avions la chance de découvrir votre prison, de nous entendre avec le chef des soldats, et de vous sauver, Rudolf.

Beaumesnil se rapprocha et saisit les mains de Balthazar entre les siennes.

— Pour que vous me compreniez bien et pour que vous jugiez avec indulgence une vie qui n’est pas toujours ce qu’elle devrait être, il vous faut voir en moi, non pas un homme de notre époque, mais un homme qui se rattache plutôt par ses goûts et ses habitudes au temps où l’on vivait plus près de l’instinct et davantage selon la fantaisie. J’en ai tellement conscience que je m’amuse très souvent à m’accoutrer en individu de ce temps-là : artiste de la Renaissance italienne ou rhapsode de l’ancienne Grèce. Manie ridicule dont j’ai tenu à vous avertir pour que vous ayez moins envie d’en sourire. Et n’en disons pas plus aujourd’hui, Rudolf. Laissons les heures et les jours travailler à notre union.

Ayant ainsi parlé, il se leva, pivota sur ses talons, et s’éloigna en donnant à son dos et à son allure toute la majesté que comportaient une silhouette trop large et des jambes trop courtes.

Quelques minutes après, l’ordre de départ étant donné, le rhapsode grec, debout à l’avant, lançait aux populations attroupées sur le quai, de grands vers puissants, qui attestaient une âme noble autant que passionnée.

— C’est un grand poète, répéta Coloquinte.

Balthazar laissa tomber :

— Il est bien ennuyeux, Coloquinte !

Ils errèrent durant quinze jours, faisant escale dans les ports de Sicile et d’Algérie. Beaumesnil débarquait. Alors Balthazar et Coloquinte demeuraient seuls sur le pont, en face des cités blanches et des collines accablées de soleil. Ils parlaient à peine. Leurs rêves flottaient au gré du silence. Les blessures de Balthazar guérissaient, et il se sentait engourdi par un bien-être qu’il attribuait au souffle de la mer, et à la nonchalance de ses pensées. Si Coloquinte le quittait trop longtemps, il l’appelait aussitôt près de lui.

Chaque soir, Beaumesnil venait lui faire sa cour ainsi qu’à la jeune fille. Il leur racontait sa journée avec une verve amusante et une grande poésie de description. Ou bien il examinait les problèmes qui compliquaient la vie de Balthazar et supputait les chances que l’on avait de les résoudre suivant ses vœux paternels.

— Il saura découvrir la vérité, dit un soir Coloquinte, et vous rendre votre véritable nom, monsieur Balthazar.

Il répliqua distraitement :

— Cela m’est égal.

La nuit était radieuse. Elle leur apportait tous les enchantements des paysages où se pose le clair de lune. La mer les balançait et les enivrait de son haleine embaumée par les fleurs voisines.

— Est-ce possible, monsieur Balthazar ! dit Coloquinte, avec stupeur.

— C’est ainsi, affirma-t-il. Je n’éprouve plus ces élans de cœur qui me précipitaient chaque fois vers ceux dont j’étais apparemment le fils.

— Mais pourquoi, monsieur Balthazar ?

— Je ne sais pas, Coloquinte. Mais cette succession de pères, qui tous ont les mêmes droits sur moi, puisqu’ils se réclament des mêmes preuves, tout cela me conduit à une indifférence totale. Revad pacha, le comte de Coucy-Vendôme s’effacent dans le passé, et Beaumesnil, malgré ses efforts et sa poésie, ne prend pas la place vide.

Un silence et il ajouta :

— Et puis, d’ailleurs, est-ce que la place est vide ? Je n’en suis pas sûr.

— Qui donc l’occuperait, monsieur Balthazar ! Mademoiselle Yolande ?

— Non. C’est comme si j’avais trouvé, je ne sais comment, l’équilibre que je cherchais, depuis mon enfance, auprès de tant de personnes inconnues. J’ai l’impression d’un bonheur que j’ignorais et d’une paix qui n’était pas faite pour moi.

— Depuis quand cette impression, monsieur Balthazar ?

— Depuis ma dernière nuit là-bas, quand tu as défait ma main, Coloquinte, de la main glacée du pacha.

— Mais, alors, qu’est ce qui vous intéresse, monsieur Balthazar ?

— Ceci, dit-il, en montrant le ciel palpitant d’étoiles, ceci, et le soleil, et les arbres, et des tas de choses dont je ne me souciais pas.

— Des choses, observa-t-elle, que la philosophie quotidienne condamne.

— Coloquinte, je ne pense plus à la philosophie quotidienne.

La jeune fille n’insista pas. Qu’était-il arrivé à monsieur Balthazar pour qu’il prononçât un tel blasphème ?

Ils s’en revinrent. Les deux derniers après-midi, Balthazar les passa sur le pont, en face de Coloquinte. Il la regardait complaisamment. Chaque jour, les tresses de cheveux s’étaient défaites un peu plus pour former, autour de la tête, des boucles fines dont l’or s’allumait aux feux du soleil. Parée d’étoffes de soie et d’écharpes multicolores que Beaumesnil lui avait achetées, elle s’en enveloppait avec des gestes qu’il trouvait harmonieux.

Elle lui dit :

— C’est la fin d’un voyage que je n’oublierai jamais, monsieur Balthazar.

— Moi non plus, Coloquinte. Mais il semble que tu dis cela avec tristesse.

— Non, mais avec une certaine peur. À mesure qu’on approche, j’éprouve un malaise comme si un danger nous menaçait.


À Paris, ils décidèrent de prélever sur le trésor un autre billet de cinq cents francs. Coloquinte se mit à l’ouvrage. Balthazar flânait auprès d’elle, sans entrain pour le travail.

Ayant reçu une lettre de Yolande où l’orgueilleuse fiancée se plaignait d’un silence trop long, il mit trois jours avant de répondre, et finit par envoyer un message téléphonique, ce qui était plus commode : « Bataille gagnée. Fortune. Nom historique. »

Deux fois Coloquinte alla voir en banlieue, où les lions de l’Atlas rugissaient, les Fridolin et Mlle  Ernestine, laquelle n’avait encore pu se résoudre à quitter la ménagerie et les enfants de la dompteuse Angélique. Balthazar ne l’accompagna point.

— Je les aime beaucoup, et je ne les abandonnerai jamais, dit-il, mais, pour le moment, je n’ai besoin de personne. Tout le monde m’ennuie.

Cependant, sur les instances de Beaumesnil, qui vint, dans son auto, le relancer aux Danaïdes, il dut promettre d’assister à une soirée travestie que le poète donnait en son hôtel.

Le matin de cette soirée, on apporta deux magnifiques costumes. Pour vaincre les dernières hésitations de son maître, Coloquinte lui dit :

— Peut-être M.  Beaumesnil voudra-t-il vous présenter comme son fils ? Peut-être vous conduira-t-il près de la reine ?

Il répondit avec détachement :

— Je ne crois plus, Coloquinte, que mon bonheur dépende de la découverte de mon père et de ma mère.


L’hôtel, que la reine tenait d’un héritage, était situé le long des Invalides, et précédait un grand jardin au fond duquel s’élevait un pavillon où la recluse habitait avec sa vieille nourrice. Les salons, en dehors des chaises louées pour la soirée, ne contenaient pas un seul meuble, toutes les œuvres d’art qui les ornaient jadis ayant été vendues peu à peu par le grand poète que ses goûts somptueux avaient déjà ruiné plusieurs fois.

Il y avait foule. Tout ce qui compte à Paris se bousculait dans les salles et dans l’immense galerie où s’allongeaient les tables du buffet. Un héraut d’armes proclamait les noms des invités, leurs titres de noblesse et de gloire, et le nom des personnages représentés.

Beaumesnil avait revêtu, disait-il, le costume même que portait Benvenuto Cellini à la cour de François Ier : mantelet de velours grenat et casaquin de satin noir à crevés, fraise haute où s’engonçait un visage rose agrémenté d’une barbe en pointe. Le toquet à la main, la rapière battant ses courtes cuisses moulées dans de la soie gris perle, il décochait aux nouveaux venus des madrigaux en forme de rondels, de triolets ou d’odelettes.

Le héraut d’armes annonça :

— M.  Rudolf, chevalier d’Artagnan… Mlle  Coloquinte, marchande de frivolités.

Balthazar maugréait sous un feutre à plumes et sous une large cape de mousquetaire que relevait par-derrière le fourreau de son épée. Cette cape, en s’ouvrant, laissait voir un justaucorps en peau de chamois où pointaient les os d’une poitrine anguleuse.

Tout de suite, Coloquinte, marchande de frivolités, attira l’attention. Le fichu Marie-Antoinette et la capeline de paille lui allaient à merveille. Aucune affectation dans sa tenue, qui était un mélange de réserve et de gaîté. Beaumesnil la promena parmi les groupes.

Le champagne coulait. La foule chantait, au rythme de l’orchestre. Il courait un air de griserie lourde et un certain besoin de vulgarité. Aux fêtes de Beaumesnil, on s’attendait toujours à quelque scandale.

Balthazar se tenait seul, dans un coin de la galerie, d’où il entendait, dominant le tumulte, la voix caverneuse du poète. Soudain, il le vit qui montait sur une partie de la table que l’on avait débarrassée et transformée en estrade. Beaumesnil se mit à hurler la scène principale d’un drame qu’il avait écrit sur Benvenuto Cellini. Il se démenait, frappait du pied, jetait feu et flammes, et criait son amour pour une certaine Scozzone, jeune fille qu’il aimait éperdument.

À la fin, cet amour prenait de telles proportions que Benvenuto Cellini se décida au rapt. Il sauta donc de l’estrade et s’ouvrit un chemin dans la foule. Coloquinte était là. Il s’exclama :

— La Scozzone ! La Scozzone !

Et, brusquement, malgré la résistance de Coloquinte, il la chargea sur son épaule, et s’enfuit par les vestibules avec sa proie.

Les invités riaient de la plaisanterie et se tournaient vers les portes, dans l’attente de sa réapparition. Suffoqué, indécis, Balthazar cherchait à comprendre. Que signifiait cette comédie ?

Lui aussi, il regardait les portes. Il parcourut les galeries et les vestibules. On recommençait à manger et à boire. Il ôta son feutre à plume et s’essuya le front. Il dégouttait de sueur et se trouvait si faible qu’il tomba sur un canapé.

Deux messieurs causaient, non loin de lui, et l’un d’eux disait :

— Quel cabotin que ce Beaumesnil ! Du tapage, le plus possible de tapage autour de sa personne… Il faut bien vivre et gagner de l’argent !…

L’autre prononça :

— Elle est gentille, cette petite qu’il portait, ou plutôt qu’il enlevait. Car je parie bien qu’on ne les reverra pas de sitôt.

— Oh ! ça, il est capable de tout ! déclara le premier. Avec l’aide de son chauffeur, vous savez, ce Dominique à tête de bandit, il l’aura jetée dans son auto et conduite jusqu’à son petit rez-de-chaussée de Neuilly…

Balthazar se dressa et se mit à courir comme un fou. Sa cape de mousquetaire battait de chaque côté de ses épaules comme des ailes de chauve-souris. Vainement, il essayait de dégainer son épée.