La Vie et les Mœurs dans l’Allemagne d’aujourd’hui/02

La Vie et les Mœurs dans l’Allemagne d’aujourd’hui
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 124-156).
◄  01
LA
VIE ET LES MŒURS
DANS L'ALLEMAGNE D'AUJOURD'HUI

II.[1]
L’INFLUENCE DE BERLIN.


Septembre 1890.

Il y a plus d’un mois que je suis à Berlin. J’y ai rencontré un jeune médecin français qui essayait, lui aussi, d’observer et de comprendre cette ville singulière. Après avoir passé les journées à courir chacun de notre côté, nous nous retrouvions le soir dans un restaurant, et mon ami ne manquait jamais à me rendre compte des choses les plus curieuses qu’il avait vues. Il était émerveillé. Il découvrait sans cesse quelque nouveau détail qu’il signalait à mon admiration. Il m’expliquait comment Berlin, étant la dernière née des grandes villes, avait pu d’emblée s’approprier toutes les inventions nouvelles mises en pratique dans le reste du monde. Le chemin de fer métropolitain, qui, pour avoir été créé dans un intérêt purement stratégique, n’en est pas moins un moyen de locomotion agréable et plein d’avantages, les tramways et les omnibus, les pompes à incendie, l’éclairage électrique, autant de points où aucune capitale d’Europe, pas même Londres, ne peut rivaliser avec Berlin. Mon ami prenait plaisir à me le répéter. Il me décrivait l’organisation des hôpitaux et de l’assistance publique, l’organisation des postes et télégraphes, l’organisation des musées, des bibliothèques, l’organisation des divers services administratifs, vingt autres organisations excellentes. Il me révélait ainsi un Berlin dont, peut-être, je n’eusse point sans lui apprécié toute la grandeur : un résumé des progrès municipaux du siècle, un mécanisme modèle avec des rouages extérieurs incessamment renouvelés.

Souvent, après m’avoir énuméré ses découvertes, il voulait bien me demander de lui communiquer à mon tour les résultats de mes observations. Mais souvent aussi mes observations m’avaient conduit à des résultats si différens de ceux où l’avaient amené les siennes, que j’hésitais à lui en faire l’aveu. Tandis qu’il étudiait les chemins de fer, les tramways et les télégraphes, les rouages extérieurs de la machine, je m’appliquais à en connaître le foyer et les ressorts intimes. Je le lui dis un jour, et me hasardai en même temps à lui indiquer quelques-unes des conclusions que j’avais tirées des premières semaines de mon séjour en Allemagne. À peine s’il put m’entendre. Il me déclara que c’étaient là de vaines hypothèses, que tous les hommes avaient au fond le même caractère, ou encore que chacun en avait un qui n’appartenait qu’à lui, et qu’enfin il était déraisonnable de penser qu’une nation pût ne point gagner à se mettre au niveau des autres nations.

Mon ami est parti hier, son enquête finie. J’imagine qu’il ne tardera pas à en publier les résultats, ou que, à son défaut, quelqu’un se trouvera bientôt pour faire connaître aux lecteurs français l’ensemble des perfectionnemens pratiques inaugurés ici. Je sens trop que mes petites observations sur les mœurs berlinoises n’auront de valeur que si elles sont complétées par des observations compétentes sur un des principaux aspects de Berlin, l’excellence des institutions publiques et privées.

Il n’est pas douteux, en effet, que Français, Anglais, Russes, Américains, ont raison de venir, comme ils font, à Berlin pour y assister à la réalisation des derniers progrès de la science, de l’industrie et de la discipline. Je ne connais pas Baltimore, Chicago, ni aucune de ces étranges cités improvisées récemment aux États-Unis et en Australie : mais je doute que là même une découverte soit plus rapidement appliquée, ou que des institutions nouvelles y soient moins gênées par d’anciens usages. Du jour au lendemain, Berlin se transforme. Les rues étroites et boueuses sont remplacées par de larges avenues, les pâtés de maisons par de vastes palais éclairés à l’électricité, les cloaques et les marécages par de superbes squares décorés d’obélisques. Berlin, qui était il y a dix ans une des capitales du monde les plus malsaines, tend à devenir désormais une ville modèle au point de vue hygiénique comme à maints autres points de vue. Le jour n’est pas loin où le dicton berlinois sur la Sprée « qui entre à Berlin pareille à un cygne et en sort pareille à une truie, » fera lui-même l’effet d’une calomnie inventée par la malice française.

Tout cela ne peut manquer d’être bientôt célébré et mieux infiniment que je n’aurais su le faire. Il m’en coûte davantage de ne pouvoir célébrer, en tête de ces notes, les adorables couchers de soleil de Berlin, et de ne pouvoir dire la fidèle consolation que j’y ai trouvée. C’est vraiment un mystère divin qui s’accomplit, tous les soirs d’été, à l’extrémité ouest des longues rues parallèles de la Friedrichstadt. Un ciel jusque-là terne et gris tout à coup se colore des nuances les plus fines ; on croirait un décor de féerie qui se découvre au tournant des rues, mais d’une noblesse si douce et si familière !

Le mystère dont j’ai à m’occuper est d’un genre tout différent : c’est la rapide transformation du caractère et des mœurs germaniques sous l’influence de ce Berlin, qui, tout d’un coup, s’est dressé comme une tour de fer au milieu de l’Allemagne.


I

Il me paraît d’abord que la ville, quoi qu’elle imagine pour s’améliorer, n’en reste pas moins déplaisante et antipathique. Je ne parviens pas à m’y sentir à l’aise. Les œuvres d’art les plus belles m’y semblent gâtées par une mystérieuse atmosphère d’ennui. Ce n’est pas que je sente très vivement la gaîté des villes gaies : la tristesse de Venise, de Bruges, de Ratisbonne me touche davantage que la joyeuse élégance de Vienne ou de Bruxelles. Berlin, d’ailleurs, n’est pas une ville triste : nulle part les lieux d’amusement ne sont aussi nombreux. Mais ni Londres, ni Birmingham, ni Glasgow, sous leur brouillard, ne m’ont paru si froides, si complètement étrangères à tout ce qui m’émeut. Berlin n’est décidément pas une ville que l’on puisse aimer.

Aussi bien personne ne l’a aimée, depuis le temps qu’elle existe, et je ne parle pas seulement des Français, de Voltaire, du peintre Antoine Pesne, de Chamisso, qui nous ont laissé le témoignage de leur peu de goût pour la capitale prussienne. Mozart l’avait en telle aversion qu’il refusa la place de maître de chapelle de l’Opéra, qu’on lui offrait avec 3,000 thalers de pension, et préféra garder à Vienne sa solde de 800 florins. Schiller considérait Berlin comme le foyer de la démoralisation et de la ruine du goût en Allemagne. Goethe se plaisait à répéter que l’esprit berlinois était l’antithèse de son esprit à lui.

Aujourd’hui encore, personne n’aime cette ville, étrangers ni Allemands. Le prétendu enthousiasme des Berlinois lui-même sonne faux : on s’aperçoit vite qu’ils veulent s’entraîner à aimer l’endroit où ils vivent, tandis qu’en réalité ils lui préfèrent, je ne dis pas même Paris ou Vienne, mais toute ville allemande ayant un caractère plus national, des mœurs plus stables et une cuisine plus soignée. Interrogé sur les motifs de son goût pour Berlin, le Berlinois s’empresse de citer le métropolitain, les pompes à incendie, la lumière électrique ; mais l’instant d’après il avoue qu’il serait heureux de vivre quelque autre part, ses affaires réglées. Il aime Berlin comme d’office, par tenue et par esprit d’imitation.

C’est de la même façon qu’il aime, depuis quelques années, la campagne qui entoure Berlin. Il n’a point de cesse qu’il n’y possède une villa ; mais la villa risque fort de rester souvent inhabitée, car les sites romantiques de la Suisse et du Tyrol offrent malgré tout plus d’attraits à des âmes sentimentales que ces vastes plaines marécageuses où luit un maigre soleil.

La récente passion des Berlinois pour les souvenirs historiques de la Marche de Brandebourg est un autre phénomène analogue et n’a pas, à ce qu’il me semble, un fondement plus solide. Elle sévit pourtant avec une intensité extraordinaire, au point que bientôt tout à Berlin sera märkisch, dans le style de la Marche, maisons, meubles et objets de ménage. Il suffit d’une allusion à la Marche pour assurer le succès d’un roman ou d’un mélodrame.

Encore de la Marche de Brandebourg, de ce sombre pays de lacs et de forêts, il s’exhale quelque poésie noble et triste qui pourrait en vérité séduire une race plus accoutumée au charme des nuances. Mais à l’égard de Berlin, je ne crois pas que quelqu’un puisse jamais éprouver le sentiment de respectueuse affection que suggère une patrie. Berlin n’a jamais été, ne sera jamais la patrie de personne : car Berlin n’est pas une ville, c’est une façon de foire permanente où l’on vient seulement pour gagner ou pour dépenser de l’argent.

Parmi toutes les impressions qu’on ressent ici, celle-là est la plus forte et la plus tenace. Personne ne peut s’en défendre. Des livres écrits expressément à la gloire de Berlin reconnaissent son caractère à jamais provisoire. « Dans chacune des phases successives de son développement, dit M. Rodenberg[2], Berlin produit l’effet d’être une ville nouvelle. » C’est ce que répètent, avec la même nuance de fierté, journalistes, poètes et romanciers locaux[3]. Lorsque Mme de Staël se plaignait que Merlin n’offrît pas une apparence sérieuse, « les édifices et les institutions y ayant à peine l’âge d’homme, » elle ne prévoyait pas qu’il en serait de même un siècle plus tard, que les édifices et les institutions de Berlin se succéderaient d’année en année sans jamais trouver le temps de prendre une apparence sérieuse, et que les Berlinois finiraient par s’enorgueillir de cette éternelle instabilité.

A l’endroit où j’avais vu, il y a quatre ans, de pesantes maisons nouvelles construites dans le style grec alors à la mode, j’ai retrouvé cette année des maisons nouvelles, non moins pesantes, mais construites dans le style rococo, très apprécié aujourd’hui en souvenir du grand Frédéric. Et avec les maisons, tout se transforme à vue d’œil, la manière de vivre, les usages, les opinions politiques et littéraires, tout, jusqu’aux canons de la vieille politesse allemande, la dernière chose que j’aurais cru capable de se laisser supprimer. Le véritable symbole de Berlin, ce n’est pas l’ours qu’on voit aux armes de la ville, dressé sur ses pattes de derrière et occupé à faire le beau : c’est l’ours couronné Frédéric-Guillaume Ier, s’acharnant à bâtir, puis à démolir, puis à rebâtir sur d’autres plans les maisons de l’avenue des Tilleuls.

L’accroissement de la population a été si rapide que les villes même de l’Amérique du Nord ont mis plus de temps à se constituer. En 1612, lorsque se fonda New-York, Berlin n’était pas plus grand qu’un village. En 1700, c’était une petite ville pareille aux bourgades des environs. En 1871, on y comptait 500,000 habitans ; on en compte aujourd’hui plus d’un million et demi. Sur 1 million 150,394 habitans que contenait Berlin en 1881, 505,329 seulement y étaient nés ; le reste était accouru là de tous les points de l’Allemagne. Ils y étaient venus seuls, comme il convient pour un séjour provisoire ; sur 100,000 immigrans, 2,000 à peine arrivent accompagnés de leur famille.

Impossible de comprendre le véritable caractère de Berlin si l’on ne considère d’abord ces faits essentiels. Mais combien ces faits à leur tour en expliquent d’autres, non moins certains : la déchéance des coutumes anciennes, la désorganisation de la vie de famille et des vieilles traditions domestiques, l’accroissement anormal des cas de divorce, l’accroissement anormal de la prostitution, l’accroissement anormal du nombre des cafés, théâtres, concerts et autres lieux de plaisir, le mélange continu du luxe au dehors avec la mesquinerie au dedans, et cette frivolité et ce manque de profondeur, choses si nouvelles en Allemagne, regardées à peu près universellement comme les marques distinctives de l’esprit berlinois[4] ! Autant de traits qui dérivent de ce que Berlin n’est pas une ville comme les autres, mais un grand marché improvisé où l’on ne demeure qu’en passant.

J’ai essayé d’analyser l’âme allemande primitive telle qu’elle était avant d’avoir subi l’influence de Berlin. Je l’ai trouvée composée surtout de rudesse sensuelle, de passivité morale et d’une sentimentalité intellectuelle tout à fait particulière. Et maintenant, il me semble que ces divers élémens ne peuvent manquer de se modifier au contact d’un endroit comme celui-ci, astreint par sa nouveauté même à des mœurs nouvelles.

Je crains que, dans un milieu si bruyant et si affairé, la sentimentalité ne soit vite étouffée, que la rudesse des sensations ne se trouve dès lors sans contrepoids, et qu’ainsi les mœurs allemandes, au lieu d’être simplement un peu grosses, ne deviennent grossières. Mais ce que je crains plus encore, c’est que, sous l’influence de Berlin, ne se perdent cette simplicité de désirs et ces scrupules moraux qui, depuis des siècles, ont tenu la race allemande dans les sûres voies de la résignation et de la probité.

Après cela, il est évident que beaucoup de détails de l’ancienne vie allemande se sont gardés intacts à Berlin. Je crois par exemple que, à côté des gens qui se remuent, qui parlent, qui agissent, qui se font voir, il y a ici une population plus calme et plus retirée, quelque chose comme une petite ville de province où l’observateur retrouverait les mêmes mœurs qu’il a trouvées à Leipzig et à Magdebourg. Mais force m’est de m’en tenir à ce que j’ai pu découvrir d’essentiellement berlinois : aussi bien cela seul est nouveau et donne à cette ville une place dominante dans un tableau d’ensemble de l’Allemagne d’aujourd’hui. C’est cela seul qui constitue Berlin aux yeux de l’Allemand qui arrive de sa province pour se mettre au courant de la civilisation nouvelle. C’est de cela seul que je vais essayer de m’occuper pendant les quelques jours qui me restent avant de quitter Berlin. Dans un tableau d’ensemble de la vie berlinoise, j’aurais à tenir compte d’une foule d’élémens que je n’ai eu encore en vérité ni le loisir ni le moyen d’observer ; mais je crois avoir assez vu les élémens qui importent à mon but, les singularités de Berlin, ce qu’il y a ici de spécial et de capable d*agir au dehors.


II

Samedi.

Voici d’abord la chambre où je demeure. Elle est au troisième étage de la Markgrafenstrasse, une de ces longues et droites rues en carré qui forment, des deux côtés de l’avenue des Tilleuls, une façon de Cité centrale. C’est une chambre assez vaste, avec deux fenêtres sur la rue. L’architecte a fait de son mieux pour lui donner une apparence somptueuse : il a multiplié les ornemens, peint à fresque le plafond et collé un peu partout des baguettes dorées. Les meubles sont la propriété de l’excellente femme qui me loue cette chambre. Elle aussi a choisi des meubles somptueux, des tables à pieds sculptés, des chaises en bois doré, des armoires de style renaissance. Comme la maison, d’ailleurs, les meubles ne sont guère solides : les armoires manquent de gonds, les chaises craquent au premier usage. C’est que, toujours comme la maison, ces beaux meubles n’ont pas dû coûter cher : j’en ai vu de plus beaux encore, dans les boutiques du voisinage, mis en vente à des prix minimes.

Ma chambre fait partie d’un appartement de trois pièces : dans l’une, la plus petite, mon hôtesse habite elle-même avec son mari, employé à l’hôtel de ville, et ses trois enfans ; elle sous-loue les deux autres. Elle a pour se gêner ainsi l’excuse de sa pauvreté ; mais c’est une excuse que n’ont ni le médecin du premier étage, ni le marchand de cigares du rez-de-chaussée, ni en général tous les commerçans et bourgeois de Berlin. Tous cependant se réservent à peine une ou deux chambres dans les appartemens qu’ils sont censés occuper et louent le reste en garni. Avoir un apparlement pour sous-louer des chambres est le rêve de toute jeune fiancée berlinoise. Aussi bien le nombre des gens qui demeurent en garni est-il ici infiniment plus grand qu’à Paris. Médecins, avocats, banquiers, négocians, ne s’installent dans leurs meubles qu’une fois mariés. Le sens du chez-soi, cela est clair, n’existe pas à Berlin. M. Rodenberg cite ce fait typique que, parmi les gens qui louent des appartemens non garnis, plus d’un quart changent de domicile tous les ans.

Au premier étage de la maison, je passe devant la porte du médecin. Le côté droit du rez-de-chaussée est occupé par un magasin de cigares, le côté gauche par une destination, l’équivalent de nos débits de vin parisiens. Je ne sais pas à quel étage demeure l’avocat, mais je suis sûr qu’il y a un avocat dans la maison, car c’est une vérité courante et proverbiale qu’à Berlin toute maison a son médecin, son avocat, sa brasserie ou sa destination.

Voici la Friedrichstrasse, la rue la plus fréquentée de Berlin, une rue si longue et si droite qu’elle faisait comprendre à Heine la notion de l’infini. Le mauvais goût apparaît toujours dans les étalages des boutiques ; mais un progrès considérable s’est réalisé, sous ce rapport, depuis les dernières années. Les Berlinois commencent à avoir une certaine habitude de disposer les objets derrière une vitrine. Ils paraissent seulement avoir acquis en même temps un désir immodéré de tout exhiber au dehors : les vitrines descendent jusqu’au sous-sol, trouant le trottoir ; les objets y restent en montre jusqu’à ce qu’on les achète, sans que jamais on s’avise de les épousseter ou de les retirer pour la nuit. Et à l’intérieur des boutiques, rien, à peine quelques tiroirs enfumés.

Comme dans le reste de l’Allemagne, les boucheries et les boulangeries sont de mesquines échoppes. Les magasins de cigares, en revanche, déploient un luxe de décoration fantastique. Leur nombre, en 1886, atteignait vingt mille. Il n’en est guère où ce ne soit une tradition admise de tromper les étrangers sur le prix des cigares. Les apologistes de Berlin reconnaissent la chose, et j’en sais qui y admirent un joli trait de malice.

A chaque pas éclatent de nouvelles preuves d’un goût forcené pour l’uniformité. Ainsi, Berlin a vu surgir depuis quelque temps une quantité innombrable de bazars où tous les objets sont vendus le même prix. Il y a trois catégories, chacune comprenant les objets les plus divers, vêtemens, romans français, ustensiles de cuisine, etc. : la catégorie des objets à 3 marks, celle des objets à 1 mark et celle des objets à 50 pfennigs. C’est, on le voit, une extension du principe de la boutique à treize sous, mais une extension qui menace bientôt d’envahir tout le commerce berlinois. Les objets vendus dans ces bazars sont naturellement de qualité médiocre ; il est convenu, d’ailleurs, que tout ce que l’on vend à Berlin est de qualité médiocre. La qualité n’a pas d’importance, ni la durée, la mode étant ici de changer de mode le plus souvent possible. Seuls importent le bon marché et ce chic (schick) indéfinissable qui constitue l’idéal de la perfection aux yeux de tout habitant de Berlin.

« Notre ville, dit le Berliner Tagblatt, fait aussi de grosses affaires dans la production des diamans, mais elle ne produit que des diamans en faux. » L’usage de faux or et de faux diamans est, en effet, si universel, que les rares magasins où se vendent des objets d’or et de diamant authentiques ne manquent jamais à inscrire sur leurs vitrines en lettres énormes : Echtl echt ! (Vrai ! vrai ! ) Encore cet avis est-il souvent sujet à caution.

Me voici arrivé au fameux boulevard de Berlin, l’Avenue des Tilleuls. Les tilleuls eux-mêmes sont en faux, car il n’y a que des marronniers dans cette longue avenue.

Fort peu de fiacres : c’est, du reste, dans ces quartiers élégans que l’on rencontre tout ce qu’il y en a à Berlin. J’ai erré des après-midi entières dans les quartiers du nord et de l’est sans presque en voir passer un seul. Le Berlinois a beau être pressé, il a beau être riche, la dépense d’un fiacre lui paraît pure folie. C’est à ce sens tout à fait particulier de la petite économie qu’il faut attribuer, en regard de la rareté des fiacres, l’énorme quantité des tramways, omnibus et autre genre de voitures publiques. Tandis que le nombre des fiacres ne dépasse pas 4,000 (la plupart affectés au service des gares), la grande Compagnie des tramways encaisse tous les jours une moyenne de 20,000 marks, avec un taux moyen de 15 plennigs par personne ; et il y a en outre deux autres compagnies de tramways, une cinquantaine de lignes d’omnibus, sans compter le métropolitain. Les amans se donnent rendez-vous dans le tramway, les hommes d’affaires y discutent leurs contrats. Le sens de l’économie règne en maître absolu, ne trouvant en face de lui pour le gêner aucun besoin de chez soi ni d’intimité.

Il est midi et demi, c’est l’heure où les Tilleuls et les rues environnantes sont le plus encombrés. Bientôt va passer la garde qui relève les postes de la ville : elle va passer musique en tête, suivie d’une foule bruyante de gamins et de badauds. Ce sera le signal de l’ouverture des restaurans. Chacun ira dîner, et, d’une heure à quatre heures, les rues seront désertes. Berlin mangera, boira et fera la sieste.

La démarche des passans est lourde, maladroite. Personne ne sait se déranger à temps pour éviter les chocs. La largeur des trottoirs n’empêche pas qu’on ne puisse avancer sans être bousculé.

Tous les hommes sont en redingote, tous, y compris les petits employés, les ouvriers, les camelots, les balayeurs des rues. Le veston est ici un vêtement de luxe, réservé à qui veut avoir l’air d’un officier en civil.

Le souci de la tenue, c’est-à-dire d’une attitude raide et sanglée, est plus universel à Berlin, que nulle autre part en Allemagne. Mais, chose encore bien typique, tandis que l’homme a pour idéal la tenue, l’idéal de la femme paraît être plutôt le laisser-aller. Les femmes berlinoises continuent à ne s’inquiéter guère de leurs toilettes. Elles ne savent toujours pas se choisir un chapeau ni s’arranger élégamment les cheveux, ni se bien chausser. N’importe, le progrès est énorme sur les années passées. Je rencontre bien moins de ces toilettes criardes, discordantes, si communes jadis. Le goût féminin, d’année en année, se forme. Les Berlinoises d’aujourd’hui ressemblent à des petites bourgeoises de nos villes de province, habillées à bon marché, sur le dernier patron de Paris, par des couturières locales.

Parmi ces femmes, s’il en est peu qui présentent le type particulier de l’Allemande, blonde et rose avec des yeux bleus, il y en a un assez bon nombre qui sont, je crois, d’une très piquante et très séduisante beauté. À cette heure-ci, surtout, je vois se promener dans l’allée des Tilleuls et dans le Passage Impérial une foule de jeunes filles rentrant du cours, de dames revenant d’une visite, de petites modistes, employées de magasins, etc., dont le délicat visage souriant contraste à ravir avec la lourde tristesse de tout ce qui les entoure. C’est que Berlin est un caravansérail où toutes les races se sont mélangées. Ces jeunes femmes sont des Juives, des Polonaises, des Frisonnes, ou encore des façons de métisses, comme ces brunes aux yeux noirs et aux joues roses qu’on rencontre, le dimanche, à Anvers et à Bruges, dernières fleurs, mais infiniment pures et jolies, poussées du vieux germe espagnol sur la terre flamande.

Une heure : il est temps d’entrer dans un restaurant si je veux y trouver de la place, car, dans cinq minutes, toutes les tables, libres il y a un quart d’heure, seront inabordables. Peu importe, d’ailleurs, le choix du restaurant : dans tous, le dîner comprend les mêmes plats et coûte le même prix. Encore une mode qui, depuis quelques années, s’est répandue à Berlin, la mode des menus ou dîners à prix fixe. Sauf quelques restaurans très anciens, et de jour en jour plus délaissés, toutes ces Restaurations de l’allée des Tilleuls et des rues voisines qui, les années précédentes, étaient comme les Café Anglais et les Bignon de Berlin, ces magnifiques salons qu’on voit du dehors, par les larges baies vitrées, si brillans et si somptueux, ce sont aujourd’hui des endroits où le dîner complet coûte 1 m. 50, 2 marks ou 2 m. 50. La différence des prix de ces trois catégories porte sur la quantité, nullement sur la qualité des plats. Un dîner de 1 m. 50 donne droit juste à la moitié d’un dîner de 2 m. 50 : une soupe, deux plats de viande et un entremets. Les portions sont petites, de plus en plus petites, au dire des Berlinois, qui s’en plaignent dans leurs journaux[5]. Mais ce dont il faudrait se plaindre surtout, c’est la mauvaise qualité et la mauvaise préparation de tous les mets, et l’impossibilité où l’on est de bien manger à Berlin, lors même qu’on est accoutumé à la monotonie de la cuisine allemande. Cette impossibilité est si manifeste, que les Berlinois eux-mêmes sont enchantés de toute occasion d’aller à Brème, à Hambourg ou à Dresde, sachant bien que là seulement ils pourront manger à leur goût. En toute circonstance, d’ailleurs, les Berlinois sont prêts à reconnaître que ce qu’on vend à Berlin est de qualité inférieure ; et la bonne humeur avec laquelle ils en font l’aveu affirme une fois de plus leur inconscient sentiment de n’être ici qu’en passant. Ils s’accommodent de ce qu’on leur donne à Berlin comme nous nous résignons à la méchante cuisine des buffets de nos gares pendant un voyage.

Le garçon chargé de me servir, rencontrant un autre garçon, l’appelle Herr College, monsieur mon collègue. Les garçons portent toujours l’habit, et c’est sur ce ton qu’ils se parlent entre eux ; mais on dit que souvent ils se battent à propos d’un pourboire, et que les gérans ont fort à faire pour les tenir en paix.

Les Allemands ont à leur usage quelques mots d’un charme ingénu, dont nous ne possédons pas en France les équivalens, non plus que des états particuliers de sentiment qu’ils traduisent : tels le gemüth et ce poétique sehnsucht, ce vague désir de quelque chose dont on n’a point l’idée. Mais il y a aussi beaucoup de mots qu’ils nous ont pris, un peu au hasard, sans paraître se demander s’ils en trouveraient l’emploi : on sait, par exemple, que du mot délicatesse ils ont fait le synonyme de charcuterie, et qu’ils ont désigné par galanterie la mercerie au détail. N’auraient-ils pas mis la même inexpérience dans le choix de nos coutumes parisiennes ? A l’entrée de l’Opéra, ce soir, je suis accosté par une bande d’individus dépenaillés qui m’offrent des places moins cher qu’au bureau, mais avec une insistance et une brutalité absolument locales. Ces individus assiègent, depuis le matin, les abords des théâtres : ils s’accrochent de force aux passans, et c’est une grosse affaire de les congédier.

Les théâtres, suivant la vieille coutume allemande, commencent leurs représentations plus tôt que chez nous. D’année en année, pourtant, ils retardent l’heure du lever du rideau. Ce n’est plus que dans les petites villes, à Mannheim, à Darmstadt, à Magdebourg, que l’on continue à ouvrir le théâtre à quatre heures et demie ou cinq heures. A Berlin, les spectacles commencent à sept heures ; il est même question de les faire commencer à huit. La vieille tradition d’exactitude militaire, elle aussi, disparaît. Sept heures, dans les théâtres de Berlin, ce n’est plus, comme autrefois, sept heures sonnantes, c’est sept heures un quart, à la façon parisienne.

Le pis est que ce ne sont point là les seules traditions du vieux théâtre allemand qui menacent de sombrer. Je m’en aperçois aujourd’hui en écoutant le Freischütz. L’exécution est médiocre, sans presque plus de trace du soin, de la conscience, de la patiente application de naguère. L’orchestre joue en mesure, mais avec un laisser-aller manifeste. Les acteurs passent une partie de leurs rôles, introduisent de leur gré des roulades dans le chant et des calembours dans le livret. Et il en est de même pour toutes les pièces classiques, pour Don Juan, pour la Flûte enchantée, pour ce Fidelio, que les grands théâtres allemands semblent, en vérité, désapprendre d’année en année.

Les opéras de Wagner, qui tiennent l’affiche quatre jours sur sept, sont traités avec plus d’égards. C’est pour eux qu’on réserve ces chanteurs fameux que l’empereur a fait venir de tous les coins de l’Allemagne. Mais ces chanteurs sont venus à Berlin déjà âgés, un peu fatigués, et ils croient pouvoir se reposer, et ils ont vite fait de perdre un talent gagné surtout à force de travail.

Pour les opéras classiques, la consigne est de ne pas se mettre en frais. Aussi bien le sans-gêne des auditeurs égale-t-il celui des exécutans. Il y a ce soir, dans la salle, trois cents personnes, la plupart gratifiées d’entrées de faveur. Le public berlinois ne va pas à l’Opéra, sauf pour entendre Wagner. Son véritable théâtre d’opéra, c’est le théâtre Kroll, dans le Thiergarten, une des curiosités de Berlin.

Le théâtre Kroll est situé au milieu d’un grand jardin-brasserie où il y a concert de musique militaire tous les soirs d’été. L’entrée du jardin coûte un mark : moyennant ce mark, on a droit d’assister à la représentation du théâtre, pourvu qu’on consente à rester debout et que l’on vienne assez tôt pour trouver de la place. Aussi, dès quatre heures, le théâtre est-il plein d’une foule qui se presse là, jouant des pieds et des coudes, et qui ensuite se tient immobile, deux heures et davantage, attendant sans impatience le lever du rideau. C’est là que tout Berlin vient entendre l’opéra : pas de soir où la salle ne soit comble longtemps à l’avance.

Ce théâtre joue les opéras de Rossini, de Meyerbeer, de Lortzing ; mais personne ne fait attention à la pièce qu’on joue, ni à la façon dont l’exécutent l’orchestre, les chœurs et les acteurs ordinaires. On veut entendre le ténor ou la chanteuse célèbres que la direction engage lorsqu’ils passent à Berlin, et exhibe en moyenne cinq ou six fois. Offrir au public un premier sujet fameux et se rattraper sur le reste du personnel : c’est tout le système du théâtre Kroll, système pratiqué depuis longtemps en Italie, mais nouveau en Allemagne, et dont le succès à Berlin marque bien la révolution qui s’opère ici dans les mœurs du public.

A dix heures, la représentation est expédiée, et l’on sort du théâtre. Je vois à la porte les groupes se former. Les maris se séparent de leurs femmes, marchent en avant avec d’autres hommes. Et, lorsque tout le monde est arrivé à la brasserie où l’on va souper, les hommes s’installent à une table, les femmes à une autre.

Berlin est rempli de ces brasseries où l’on va passer la soirée en famille. Il y en a un nombre énorme ; la plupart occupent de vastes maisons de quatre étages, où l’on mange et boit depuis le rez-de-chaussée jusqu’aux combles. Il y a des tables dans la cour, des tables dans les corridors ; mais il est à peu près certain que, vers dix heures et demie, pas une table n’est libre. Il faut explorer quatre ou cinq de ces maisons pour découvrir un coin où se caser. « A Berlin, bien davantage que dans les autres capitales, dit à ce propos M. de Leixner, la vie de café est devenue une habitude universelle : c’est une véritable maladie, et qui n’épargne aucune des classes de notre société. De plus en plus les femmes s’ennuient de rester seules à la maison et trouvent naturel de passer leurs soirées dans les endroits publics. » Décidément, Berlin est la ville du monde où l’on vit le moins chez soi. Tout s’y passe en public, le besoin d’intimité n’y est point connu.

Il suffirait d’ailleurs, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur les dix pages de supplément que publient les journaux, sur les cinquante pages que publie, certains dimanches, la Gazette de Voss. Chacun y fait part au public de tout ce qui lui arrive. Les fiancés y échangent leurs assurances de fidélité, les maris impatiens de divorcer s’y plaignent de leurs femmes, les pères y décrivent leurs filles et y font appel aux prétendans. C’est la vie de Berlin tout entière, avec ses détails les plus familiers ; elle s’étale aux yeux du public entre le prospectus d’un bazar et la réclame d’un dentiste[6].

III

Dimanche.

Le dimanche, Berlin perd complètement son aspect habituel. À l’endroit où s’agitait, les jours de semaine, une population affairée et bruyante, on dirait qu’une paisible ville de province tout à coup ressuscite et se remet à vivre sa vie d’autrefois. Les boutiquiers ont tendu du haut en bas de leurs magasins une énorme toile blanche cachant la vitrine : chacun sait, en vérité, qu’ils trichent et que, derrière ce store baissé, le magasin reste ouvert ; mais cette apparente clôture suffit pour modifier l’aspect de la rue. La plupart des rues, d’ailleurs, sont désertes. J’en ai vu, au centre comme dans les quartiers extérieurs, qui restaient absolument vides toute l’après-midi. Trois ou quatre grandes rues, en revanche, la Friedrichstrasse, la Leipzigerstrasse, surtout l’allée des Tilleuls, sont tellement encombrées dès midi, qu’il serait impossible de traverser la foule sans l’assistance des sergens de ville commis à cet effet. Un monde tout nouveau envahit la Friedrichstadt : un monde de badauds venus là des faubourgs et des villages voisins, de braves gens qui se promènent au pas, vont et reviennent, et sans doute rentrent chez eux le soir avec la sensation de s’être mêlés à la vie de la ville géante. Les ouvriers berlinois eux-mêmes sont rares dans cette cohue : rien n’y rappelle le public des autres jours. Les ruraux endimanchés qui se promènent, le dimanche, sur le cours de Châtellerault ou de Tarascon y apportent un air plus citadin que cette foule de petits bourgeois de Berlin et des environs. C’est ici qu’on pourrait observer, si on en avait le loisir, mille traits comiques des vieilles mœurs allemandes. J’ai rencontré ce soir, sous les Tilleuls, pendu au bras de sa mère qui semblait nous l’exhiber orgueilleusement, un petit garçon de six ans, vêtu en boy anglais, avec un bonnet de hussard à panache et un col bleu de matelot. J’ai vu deux enfans habillés en soldats qui échangeaient, en se croisant, le salut militaire : à quatre pas de distance, l’un d’eux s’arrêtait, la main à sa casquette, allait chercher le regard de son ami, le fixait obstinément, le suivait des yeux quatre pas après qu’il était passé, puis se remettait en marche de son côté. Mais tout cela n’a aucun rapport avec le véritable Berlin, qui comporte aujourd’hui des manières plus élégantes et des sentimens moins ingénus.

A Berlin comme à Paris, mais toujours à Berlin avec plus de régularité et un ensemble plus parfait, il n’y a personne qui ne se croie tenu à se divertir le dimanche. C’est un divertissement déjà que l’office religieux du matin. Les Berlinois ne sont pas dévots, ni même pieux : il n’est guère de chose dont ils soient fiers autant que de celle-là. Un grand nombre s’abstiennent de tout devoir de religion. Un grand nombre aussi observent les pratiques de leur culte, mais ceux-là sont israélites et servent Dieu le samedi. Impossible de trouver une place dans leurs synagogues : et la location des sièges est annoncée dans les journaux longtemps à l’avance. Quant aux Berlinois chrétiens, ils sont libres penseurs ; il faut voir le sourire entendu que provoque, chez les plus respectueux, toute nouvelle manifestation pieuse du jeune empereur Guillaume II. L’énorme majorité des ouvriers de Berlin sont athées, et la guerre à la religion occupe dans leur socialisme une place bien plus grande que dans le socialisme de nos ouvriers français. Leurs femmes commencent depuis quelque temps à partager leur passion antireligieuse : il n’y a guère aujourd’hui de réunion publique ouverte aux deux sexes où des femmes ne parlent en termes haineux contre Dieu et la religion. Dans les classes moyennes, on est plus indifférent ou plus timoré : mais là aussi ce sont les femmes autant que les hommes qui font profession d’impiété. Les Berlinois qui vont au temple le dimanche y vont parce qu’ils sont fonctionnaires, ou parce qu’ils veulent entendre un prédicateur à la mode, ou parce qu’ils espèrent voir la famille impériale, ou parce qu’ils n’ont pas de meilleure façon d’employer la matinée. Les offices du Dôme sont de véritables solennités mondaines. On y fait d’excellente musique, les dames y viennent en toilette ; et, dès le matin, les portes sont assiégées par une masse de braves gens dont les yeux ébahis n’expriment rien qui ressemble à la ferveur de la foi.

Ceux qui ne trouvent pas de place au Dôme s’en vont en face, au musée. Le musée de Berlin est en passe de devenir le plus beau musée du monde. Le gouvernement n’épargne aucune dépense pour l’embellir ; et comme souvent une acquisition nouvelle amène l’envoi en province de quelque morceau de valeur secondaire, je ne doute pas que, avant dix ans, il n’y ait là un musée historique modèle, comprenant toutes les époques de l’art et uniquement formé de chefs-d’œuvre. Mais cela n’importe pas aux Berlinois. Les jours de semaine, je n’ai vu au musée que des étrangers, le guide rouge à la main ; et quant à cette foule suburbaine qui envahit les salles le dimanche, elle ne s’inquiète pas de la qualité de ce qu’on lui montre. Chacun regarde les tableaux consciencieusement, l’un après l’autre, déchiffrant d’abord les étiquettes, épelant les noms et surnoms des peintres, leurs dates, les titres de leurs œuvres. Impossible de discerner sur les visages autre chose qu’une satisfaction uniforme, une vénération également répartie entre tous les ouvrages exposés.

Le musée ferme à une heure. Le public n’a guère le temps de voir plus d’une salle ou deux : mais le repos des fonctionnaires doit passer avant le plaisir du public. Nulle part le fonctionnaire n’est traité avec autant d’égards qu’à Berlin. J’imagine que les sergens de ville, par exemple, sont ici les plus heureux des hommes. Il faut les voir se promener d’un air triomphant et dominateur, entourés du respect universel. Les jours de pluie, un solide manteau de caoutchouc les tient à l’abri ; l’hiver, un collet de fourrure les protège du froid. Et on me dit que leur beau casque surmonté d’une boule fait autant de conquêtes que le casque à pointe des officiers.

L’après-midi, tous les vrais Berlinois sont à la campagne. Les riches possèdent des villas dans les environs : les pauvres, en guise de villas, possèdent quatre ou cinq mètres carrés de terrains dans une de ces nombreuses Laubenstadt (ville de tonnelles) qui remplissent la banlieue et les faubourgs de Berlin. Une Laubenstadt est un grand espace carré divisé en une foule de petites sections encloses d’une haie, avec une niche en bois au milieu. Chacune de ces sections est louée à une famille de Berlin : c’est sa maison de campagne. On y cultive un minuscule parterre de fleurs : on y fait la cuisine ; on y joue au skat ; on y donne rendez-vous aux amis pour boire et pour causer. Et comme chacun de ces carrés est grand au plus de quelques mètres et que la plupart, le dimanche, sont encombrés de visiteurs, c’est un spectacle singulier de voir tous ces gens entassés là, parqués et clos à la façon d’un troupeau de moutons, et nullement gênés dans leurs épanchemens de famille par le voisinage les uns des autres.

Ceux qui n’ont pas même le bonheur de pouvoir louer une tonnelle s’en vont passer le dimanche dans les brasseries des faubourgs. Ces brasseries sont faites pour eux. C’est à l’adresse de leurs femmes qu’on a écrit en grosses lettres sur la porte du jardin : « Ici, les familles peuvent faire elles-mêmes leur café, » ou encore : « Ici, la cuisine à café est ouverte aux honorées dames. » Car c’est depuis quelque temps la forme parfaite du bonheur pour les femmes de la petite bourgeoisie berlinoise, de pouvoir faire elles-mêmes le café de la famille. Et pour concilier ce goût familial avec le besoin irrésistible qui pousse tout Berlinois à vivre en public, hors de sa maison, il est d’usage que dès que l’on a une après-midi de loisir, on vienne s’installer dans ces brasseries des faubourgs. Les familles arrivent chargées de paniers contenant des provisions et le précieux café : on prend possession d’une table, sous les marronniers, on déballe des victuailles, on fait venir des chopes de bière blanche. Puis, les hommes vont jouer aux boules, les femmes courent à la cuisine, font bouillir de l’eau, préparent le calé, bavardent, rient aux éclats et jouissent ainsi de la vie, pendant que leurs enfans se bousculent dans la basse-cour sous le regard bienveillant d’une troupe de poules et de pigeons.

L’après-midi s’écoule dans ces distractions innocentes. Le soir vient, et alors tout ce monde, les capitalistes des tonnelles et les prolétaires des brasseries se pressent dans quelqu’un des cafés-concerts des quartiers extérieurs.

Voici l’un de ces endroits, le plus fameux, le Prater berlinois. Moyennant le prix d’entrée de 30 pfennigs (0 fr. 40), on a droit à un spectacle qui dure sept heures, de quatre heures à onze heures, et qui comprend : un mélodrame (rührstück, pièce émouvante), un vaudeville, un ballet, un concert, des exercices d’équilibre et de prestidigitation, souvent aussi l’exhibition d’animaux savans. Pendant l’entr’acte, le public passe dans une salle voisine où il y a un bal. Un maître de plaisirs, en habit, grave et digne, conduit les quadrilles, reçoit des danseurs 5 pfennigs après chaque danse et veille à la moralité des ébats. Cette dernière partie de son office est d’ailleurs une sinécure, car on ne peut rien imaginer de plus décent et de plus familial que ce bal du Prater berlinois. On danse le quadrille, mais posément, lentement. Les mères font danser leurs bébés, les jeunes filles dansent ensemble, pendant que les garçons fument et boivent dans le jardin, ou dansent ensemble de leur côté.

Dès que la cloche annonce la fin de l’entr’acte, la salle de bal se vide. On reprend ses places, le rideau se relève, c’est le mélodrame qui commence. Toutes les tables du vaste jardin sont occupées. Sans s’interrompre de manger et de boire, on s’indigne aux lâchetés du traître, on contemple avec enthousiasme les merveilles du ballet qui suit le mélodrame. A onze heures, le rideau tombe. Et ce bon public de boutiquiers, de petits employés, de contremaîtres, d’ouvriers, tout cela rentre se coucher, heureux d’avoir pu passer hors de chez soi ses heures de liberté.


IV

Lundi.

Depuis trois jours, il y a eu à Berlin trois suicides de jeunes nobles. La Gazette de la Croix publie à ce propos une sorte de manifeste où elle somme la noblesse allemande de mieux élever ses fils et de prendre une part plus active au mouvement de réforme nationale. Et certes, les nobles parens des trois jeunes gens qui se sont tués ces jours-ci auraient bien fait de donner à leurs fils une éducation plus morale ; car tous les trois se sont tués après s’être un peu déshonorés, laissant derrière eux des dettes, des misères et les pires souvenirs. Mais il me semble que c’est précisément pour avoir voulu prendre leur part au mouvement de réforme nationale qu’ils ont si mal fini. Au lieu de s’enfermer dans leurs châteaux de province ou leurs hôtels de Berlin, comme leurs parens, ils ont essayé de se mêler à la vie berlinoise. Ils se sont enivrés de Champagne dans les cafés-chantans, ils ont joué aux cartes et aux dés : c’est de cette façon que s’amusent à Berlin tous les jeunes gens riches. Seulement, si les jeunes Berlinois s’amusent de cette façon, ils savent par ailleurs gagner l’argent qu’ils dépensent. Ils sont intéressés dans de grosses maisons de commerce, ils spéculent à la Bourse, ils ont tous quelqu’un de ces métiers précieux où l’argent afflue et se renouvelle sans interruption. Les jeunes nobles, au contraire, faute d’être doués du tempérament qui convenait à ces mœurs improvisées, n’en ont vu qu’un revers, le côté de plaisir et de dissipation.

Ainsi, Berlin élimine peu à peu tous ceux qui ne sont pas aptes à y vivre. Peu à peu, la noblesse prussienne s’exile, laissant l’endroit à ses nouveaux maîtres. Les sombres hôtels de la Wilhelmstrasse et des quartiers aristocratiques ne tarderont pas à tomber entre les mains de banquiers ou de négocians qui les remplaceront aussitôt par de magnifiques palais dans le style à la mode. Celles des familles nobles qui n’habitent pas à demeure leurs châteaux de province se cloîtrent chez elles, vivent isolées du reste de la population, affectent de rester étrangères à tout ce qui se fait dans la ville. On ne les rencontre dans aucun des lieux où va le public ; évidemment elles ont cessé d’appartenir à la vie de Berlin.

Personne d’ailleurs ne s’occupe d’elles, et c’est par simple curiosité de badauds que les Berlinois s’enquièrent si assidûment de ce qui se passe à la cour. Une aristocratie nouvelle tend de jour en jour à prendre la place de l’ancienne. Ces hôtels qui entourent le Thiergarten, ces villas qui s’élèvent aux environs, et ces équipages qui traversent l’allée des Tilleuls, tout cela est aux seigneurs d’à présent, aux conseillers de commerce, agens de change, industriels, etc., personnages, venus naguère on ne sait d’où, qui maintenant donnent des réceptions, organisent des marches aux flambeaux, président des œuvres de charité, sans cesser un moment de poursuivre leurs affaires. La méfiance où on les tenait il y a quelques années ne peut tardera s’atténuer : le jour est prochain où personne ne refusera de se rendre à leur invitation. Ils sont désormais la vraie noblesse de Berlin, et on affirme que si la mort n’avait arrêté si tôt le règne de l’empereur Frédéric, c’est eux qui auraient formé la nouvelle cour impériale.

Un grand nombre de jeunes gens nobles entrent dans l’armée. Mais en dépit de toutes les apparences, l’armée ne se mêle pas davantage que la noblesse à la véritable vie de Berlin. Les officiers sont séparés du reste de la population par l’obligation où ils sont de porter toujours l’uniforme et aussi par un système très compliqué de règlemens et de coutumes qui les contraignent à vivre entre eux, à constituer au centre de Berlin comme un état dans l’état. Ils ne vont guère dans le monde, et, dans les lieux publics où on les rencontre, il est rare qu’on les voie en compagnie de civils. Un petit nombre seulement d’entre eux sont mariés. Les officiers riches s’amusent dans leurs clubs ou dans des restaurans et des cafés qui leur sont réservés. Les pauvres mènent une existence assez misérable ; ils habitent des chambres garnies où le plus souvent leur ordonnance leur sert de domestique à tout faire.

Et parmi ces officiers de Berlin que l’on s’imagine volontiers comme d’épais soudards, j’ai trouvé beaucoup d’esprits délicats, plus infiniment que dans aucune autre classe sociale en Allemagne. C’est parmi les officiers que les nouvelles tentatives littéraires et artistiques recrutent les adhérens les plus dévoués. Quelques-uns des principaux peintres, poètes, romanciers et musiciens de l’Allemagne d’aujourd’hui, sont en même temps lieutenans ou capitaines dans l’armée active. Il y a tel livre anonyme sur des questions morales, plein de hardis paradoxes et de réflexions fines, que l’Allemagne entière ne manque pas d’attribuer à un professeur, et qui est l’œuvre d’un modeste officier prussien, occupant ainsi dans sa petite chambre des faubourgs le loisir de ses soirées.

Point davantage que les officiers, les soldats ne se mêlent aux civils. Ils restent toute la semaine enfermés dans leurs casernes, et quand ils sortent, le dimanche, c’est pour aller dans des brasseries, des concerts ou des bals uniquement destinés à leur usage. Le seul contact qu’ils aient avec les Berlinois, ce sont ces manœuvres de printemps au Tempelhof, où il est de tradition que tout Berlinois doit assister une fois l’an. Des milliers de gens se pressent là, pendant un mois, admirent les derniers progrès de la passivité humaine, et attendent patiemment la fin des exercices pour aller boire dans une brasserie voisine la fameuse bière bockbier, dont l’apparition constitue annuellement le signal officiel du retour du printemps.

Les nobles, les officiers et les soldats et aussi la tranquille population des rentiers et gens oisifs de toutes sortes apparaissent de plus en plus comme des groupes isolés, à l’écart de la véritable vie de Berlin. Les seuls Berlinois authentiques, ceux qui sont l’âme vivante de la ville, ce sont les hommes d’affaires, industriels, négocians, boursiers, fonctionnaires, avocats, médecins, journalistes (il y avait en 1886 à Berlin 580 journaux, dont 188 financiers) ; et, au-dessous d’eux, l’innombrable armée des employés et des ouvriers. Tous ces gens-là se sont rencontrés naguère à Berlin, venant chacun d’un autre coin de l’Allemagne : et leur rencontre sur ce champ d’action commun a suffi pour produire des mœurs nouvelles, qui maintenant se répandent de proche en proche dans le reste de l’empire.

Une grande partie de ces immigrans étaient Israélites. A la suite de l’expulsion en masse de 1571, il n’y a pas eu un seul israélite à Berlin pendant plus d’un siècle : mais la situation a bien changé depuis lors. Dans le commerce, dans la banque, dans le journalisme, dans le barreau et la médecine, les Israélites forment aujourd’hui la majorité. Il n’est même pas impossible que leur exemple ait en partie contribué à la transformation des vieilles mœurs allemandes. Peut-être les Allemands qui sont venus avec eux prendre possession de Berlin ont-ils été amenés, par leur esprit d’imitation et leur manque d’initiative, à vouloir acquérir des qualités analogues à celles de leurs rivaux ? De là un effort à agir vite, à rester toujours prudens et pratiques, à se débarrasser de la sentimentalité nationale.

Voilà du moins ce que prétendent les moralistes grognons qui consentent à reconnaître qu’un changement s’opère dans les mœurs allemandes et ne se font pas faute d’en accuser Berlin. L’opinion antisémite est ici beaucoup plus forte que chez nous ; et, en vérité, les israélites berlinois sont très différens des israélites français. Au lieu d’adopter les habitudes du pays, ils semblent manifester la conviction qu’ils ont eux-mêmes imposé leurs habitudes aux Allemands. Ils se donnent en toute circonstance des allures de dominateurs, ferment leurs boutiques le samedi sans crainte de la concurrence, bâtissent de nouvelles synagogues aux beaux endroits de la ville, et font annoncer dans les journaux qu’ils ne recevront pas d’employés qui ne soient de leur race.

Toutefois, l’antisémitisme à Berlin reste purement une opinion quasi métaphysique et ne risque pas de devenir dangereux. On maudit les juifs, en général, mais on ne manque pas à lire les journaux juifs, à s’approvisionner au bazar juif, à appeler en consultation l’avocat ou le médecin juif. Et ainsi il se peut que l’Allemand, dans la fréquentation incessante de ces hommes d’une autre race, perde par degrés ses précieuses qualités nationales, sans leur prendre en échange ce qu’il y a d’excellent dans les leurs.

Il y a des cas, cependant, où la protestation semble vouloir revêtir une forme plus effective. En opposition au commerce israélite, Berlin a vu se développer une maison chrétienne, qui est en train de devenir une boutique géante, une imitation du Louvre ou du Bon Marché. Il est de mode pour les dames de la société protestante d’y aller faire leurs emplettes, et j’y ai rencontré nombre de dames israélites que les tendances antisémitiques de la maison ne paraissaient pas gêner. Cet établissement modèle est d’ailleurs une des singularités de Berlin. Tandis que dans les autres boutiques de la ville le principe est de tout mettre en étalage, on dirait que le principe ici est de tout cacher, et de transformer le magasin en une façon de ministère, avec un grand couloir central et d’innombrables bureaux où les cliens se font apporter des échantillons de ce qu’ils désirent. Et c’est encore là un trait tout berlinois : car, à côté de l’homme d’affaires, bruyant, expansif, le sourire aux lèvres, on trouve toujours à Berlin le bureaucrate, calme, grave, sévère, l’image parfaite de la discipline.


V

Mardi.

Journée passée à revoir les quartiers ouvriers.

On dirait d’abord, en vérité, qu’il n’y a pas de ville au monde où le sort des ouvriers soit plus heureux qu’à Berlin. Tout ce que le gouvernement et la municipalité pouvaient faire pour leur bien-être, ils l’ont fait. Les ouvriers habitent dans de larges rues bien aérées. Ils ont à proximité de leur demeure des parcs magnifiques créés spécialement à leur usage : le petit Thiergarten pour le quartier de Moabit, le parc de Treptow et la Hasenhaide pour le quartier du Sud, le parc Frédéric pour les quartiers de l’Est, et pour ceux du Nord le parc Humboldt, où les noms des arbres et des plantes sont écrits sur des plaques de porcelaine. Ils ont un chemin de fer et des tramways qui leur permettent d’aller sans peine à la fabrique. Ils sont instruits autant qu’ils peuvent le souhaiter, et suivant les derniers systèmes pédagogiques. On a multiplié à leur intention les jardins-écoles où l’acquisition des connaissances les plus variées marche de pair avec le libre développement physique. On a organisé pour eux des conférences, des lectures du soir. Et on leur a donné les mêmes droits électoraux qu’aux citoyens des républiques. Nulle part, cependant, les ouvriers ne sont plus malheureux qu’à Berlin. Je les ai vus partir à l’ouvrage ; ce matin, avec leurs redingotes usées et crasseuses, portant sur l’épaule leurs boîtes de fer-blanc et la tête coiffée de casquettes à large visière. La mine de galériens que leur donnaient, au premier abord, leurs longs cheveux en désordre et leurs grandes barbes, n’empêchait pas qu’il n’y eût une terrible expression de tristesse et de désespoir dans l’éclat de leurs yeux creusés. Quelques-uns étaient accompagnés de leurs femmes, pâles et muettes créatures que paraissaient avoir abruties à jamais la misère, l’incessant travail, et la fatigue incessante de la maternité.

C’est que l’ouvrier berlinois souffre de deux maux affreux, l’excès du labeur et l’insuffisance de l’alimentation. Underfed and overworked, trop peu nourris et surchargés de travail : ainsi les définissait un rapporteur anglais chargé d’étudier les conditions de leur existence[7]. Et contre ces deux maux, le gouvernement ni la municipalité ne peuvent rien, aussi longtemps que restera en vigueur le système actuel sur le rôle des pouvoirs publics à l’égard des ouvriers.

Trop de travail : c’est tout naturel. Les industriels de Berlin ne sont pas, comme ceux des autres pays, des gens calmes et peu exigeans, accoutumés de père en fils à diriger leurs usines : ce sont des hommes nouveaux, qui veulent courir très vite à la fortune, fournir d’un seul coup une grande quantité de produits, et, puisqu’il est entendu qu’ils fabriquent de mauvaise marchandise, en fabriquer du moins beaucoup à peu de frais. Leurs ouvriers sont mal payés, moins qu’en France ou en Angleterre. Dans cette ville où les loyers coûtent plus cher qu’à Paris, les meilleurs ouvriers gagnent à peine de 18 à 24 marks par semaine. Les femmes, en travaillant du matin au soir, ne gagnent pas 1 m. 50. Les ouvriers berlinois ont avec cela un grand nombre d’enfans, ce qui les oblige à travailler davantage : et puis le système des jardins-écoles en a fait des façons de messieurs, et l’argent qui suffisait à leurs pères ne leur suffit plus.

Pour ce qui est de la nourriture, M. Rodenberg constate lui-même qu’un ouvrier de Londres ou de Birmingham mange plus de viande en un jour qu’un ouvrier de Berlin en une semaine. La nourriture des ouvriers berlinois, il est vrai, leur coûte peu. Ils mangent dans des restaurans créés pour eux, des cuisines populaires (volksküche) où ils ont, moyennant 25 pfennigs une portion, moyennant 15 pfennigs une demi-portion de viande avec des légumes. Mais ces volksküche ne donnent pas à boire, et quand l’ouvrier a mangé pour trois sous sa portion de viande, il va en face, à la destination, et c’est là qu’il dépense la solde péniblement gagnée.

Les destinations à l’usage des ouvriers sont presque toujours installées dans des caves. La vie de l’ouvrier berlinois se passe d’ailleurs presque tout entière dans des caves : il habite dans une cave, il mange dans une cave, il s’enivre dans une cave. En 1881, il y avait à Berlin 23,289 caves habitées, dont 9,755 n’étaient jamais chauffées. Ces caves comptaient 100,031 habitans.

Le nombre des destinations était, en 1886, de 9,000 et a certes bien augmenté depuis cette date, car il y en a une par maison dans les quartiers ouvriers. Ce sont des endroits lugubres, noirs et empestés, avec de misérables petites fenêtres couvertes de rideaux rouges. Les buveurs se tiennent debout, dans le coin le plus obscur, auprès d’un long comptoir chargé de harengs marinés, de concombres, de fromage, de jambon. C’est sur ce comptoir qu’ils boivent leur verre de bière blanche, de schnaps ou de rhum ; ils boivent en silence, sans s’occuper d’autre chose. De temps à autre seulement, une voix forte s’élève : un prédicateur socialiste fait l’éloge de Bebel, recommande la résistance aux patrons. Et aussitôt, je vois se tourner respectueusement vers lui ces yeux enfiévrés. Des exclamations très juste ! vrai ! coupent ses phrases ; on attend qu’il ait fini pour se remettre à boire.

Le samedi, jour de la paie, ces destinations ne désemplissent pas jusqu’à la nuit. Beaucoup d’ouvriers y laissent ce soir-là toute la paie de la semaine. Parfois ils y sont rejoints par des fournisseurs ou des cabaretiers voisins, qui viennent réclamer le paiement d’une dette. Parfois aussi, ce sont leurs femmes qui viennent rejoindre ces malheureux. Il est rare qu’elles acceptent de boire avec eux : la femme ivrogne n’existe guère à Berlin. Mais elles se tiennent debout près de la porte, immobiles et muettes à leur ordinaire, avec une expression spéciale d’épouvante au fond de leurs yeux sans couleur. Et rien n’est triste comme de voir, dans une infecte cave enfumée, ces couples silencieux : la femme proprement habillée de cotonnade claire, le mari en redingote, toujours plus pareil à un bohème déclassé qu’à un ouvrier.

L’ouvrier berlinois se montre au contraire tout à son avantage dans les réunions publiques, où sa redingote, ses longs cheveux et sa grande barbe lui donnent une apparence typique d’apôtre ou de sectaire. Il y a précisément une réunion socialiste ce soir, dans une grande brasserie voisine du parc Frédéric : je puis y observer un des côtés les plus intéressans des mœurs berlinoises.

Pendant huit jours encore, l’ancienne loi contre les socialistes va rester en vigueur : de sorte que, à cinq heures, personne ne sait s’il plaira à la police d’autoriser la réunion. A six heures, les rues voisines, le parc et la cour de la brasserie se remplissent d’ouvriers, qui marchent gravement par groupes, échangeant à peine quelques mots. Oui, la réunion est autorisée : nous l’apprenons à sept heures en voyant s’ouvrir les portes de la salle. Aussitôt 2,000 ouvriers s’y engouffrent, se placent sans bruit l’un derrière l’autre, si bien qu’une demi-heure après, l’agent de police, debout à la porte, ne laisse plus entrer personne. La réunion ne doit commencer qu’à neuf heures, mais personne ne songe à s’impatienter. On boit, on fume, je n’entends guère que l’on cause. Vers neuf heures, cependant, une discussion s’engage derrière moi. Un ouvrier apostrophe un juif, lui reproche d’être étranger, accuse les juifs en général d’être cause de la misère du peuple. Tout le monde à l’entour paraît approuver l’antisémite, mais on lui laisse tout le poids de la discussion. Soudain, une poussée se fait à travers l’énorme salle ; chacun se retourne vers la porte, ôte sa casquette, acclame un gros homme qui entre d’un air somnolent, les yeux à demi fermés. C’est un député fameux, propriétaire d’une grande usine, millionnaire, et l’un des chefs les plus actifs du socialisme berlinois. Il est juif, mais cela n’empêche pas l’antisémite, mon voisin, ni ceux qui tout à l’heure l’approuvaient, d’acclamer l’illustre ami des prolétaires et de contempler ce capitaliste avec des regards pleins de tendresse.

La séance s’ouvre à dix heures. Un officier de police et un agent s’installent sur la droite de l’estrade : sur la gauche, deux ouvriers, — le président et l’assesseur, — et des journalistes occupés à prendre des notes. L’officier de police somme le président de faire sortir une femme qui s’était faufilée dans l’assistance : on expulse la malheureuse en un tour de main et la parole est donnée au citoyen député.

Le citoyen député, debout sur l’estrade, parle sans s’arrêter pendant deux heures au moins. Il parle d’une voix pâteuse et traînante sur un sujet des plus ardus : l’organisation de la délégation socialiste au prochain congrès de Halle. Après la première demi-heure, je suis las de son flot de paroles, de son numérotage de statuts, de son insistance à développer de mesquines questions de détail ; mais, autour de moi, personne n’est las. Deux mille ouvriers écoutent religieusement sans que s’élève une seule protestation, sans que personne ait l’air de rien désapprouver. De temps à autre, comme sur un signal, j’entends un unanime sehr richtig ! (très juste ! ) et le silence se fait de nouveau.

Il est plus de minuit quand le discours prend fin. Le président annonce que la discussion va commencer ; mais la discussion n’est qu’une série de remercîmens au citoyen député, d’approbations de telle ou telle partie de son discours, de respectueuses additions de détail. La plupart des ouvriers qui paraissent sur l’estrade parlent avec une aisance et une précision extraordinaires ; quelques-uns parlent beaucoup mieux que le citoyen député ; mais de quelque façon qu’ils parlent et quoi qu’ils disent, l’assistance les approuve jusqu’à ce que l’officier de police se couvre et déclare la séance levée.

Il y avait à Berlin 2,000 socialistes en 1871, 11,000 en 1874, 32,000 en 1877, 56,000 en 1878, 68,000 en 1874, 200,000 en 1890. Le parti dirigé par M. Bebel est organisé avec une discipline admirable, et il y aurait bien là de quoi inquiéter les gens en place si l’on ne savait pas qu’il se forme, en face du vieux parti, un parti socialiste nouveau organisé de la même façon, mais ayant pour premier principe de lutter contre le vieux parti et de rendre ses efforts impuissans.

Impuissans, les efforts du vieux parti socialiste berlinois le seraient même sans cette résistance. J’ai idée que ni les chefs ni les soldats ne sont hommes à rien tenter de dangereux. Les chefs se sont fait une belle situation qu’ils craindraient de compromettre, et quant aux soldats, ils sont trop accoutumés à comprendre le socialisme comme une série de belles réunions publiques, où ils peuvent boire, applaudir et s’indigner à leur aise. L’atmosphère de Berlin n’excite guère à l’héroïsme. Et si une révolution sociale doit surgir en Allemagne, chacun a le clair sentiment que ce n’est pas à Berlin que sera tiré le premier coup de feu.


VI

Mercredi.

Au-dessous des pauvres qui travaillent, ceux qui ne font rien, faute de chance ou faute de courage, et qui mènent dans de sombres quartiers de la ville une existence de faim et de misère. Il y avait 38,464 individus sans asile à Berlin, en 1873 ; il y en avait 141,205 en 1881 ; depuis, ce nombre a doublé. La mendicité est interdite à ces misérables, mais ils ont la ressource du vol, et c’est au vol qu’ils emploient leurs précieuses qualités nationales de discipline et d’obéissance. L’armée du crime est, à Berlin, une armée réelle, avec une organisation toute militaire. Sous ce rapport comme sous celui des pompes à incendie, des postes et des tramways, Berlin deviendra très prochainement la première des villes : il n’y a pas un genre d’escroquerie, européen ou américain, qui n’y soit pratiqué par d’éminens spécialistes, groupés comme il convient pour une action commune.

À défaut de M. Rodenberg, qui a négligé de noter dans ses trois volumes ce côté si curieux des mœurs berlinoises, je trouve, pour me renseigner, des ouvrages spéciaux, notamment un livre de M. Fischer sur ce que traînent les rues de Berlin. La meilleure source de renseignemens, pourtant, c’est la chronique judiciaire et la rubrique des nouvelles locales dans les journaux quotidiens. J’y découvre tous les jours des traits d’escroquerie d’une ingéniosité surprenante, à côté d’autres traits plus banals, mais aussi d’un usage à peu près incessant. Les exemples me seraient faciles, je n’aurais qu’à citer au hasard. Mais quand j’aurai dit que c’est un principe quasi universel, dans le petit commerce berlinois, de faire payer les gens d’après la mine qu’ils ont, ce fait typique me dispensera d’énumérer les innombrables formes secondaires que revêt le vol à Berlin.

Ce qui est plus curieux, c’est que, devant ce nombre croissant des malfaiteurs et la variété croissante de leurs procédés, la justice garde ses habitudes traditionnelles de lenteur et de minutie. On dirait que rien n’est changé depuis le temps où deux domestiques d’Oldenbourg, accusés du meurtre de leur maître, restèrent six ans en prison, donnèrent lieu à plus de six mille feuilles de procédure et finirent par être relâchés sur l’aveu des vrais coupables ; depuis le temps où un menuisier de Rostock passa neuf ans dans les fers, accusé d’avoir empoisonné sa femme, jusqu’à ce qu’on découvrit que le véritable empoisonneur était l’ouvrier qui l’avait dénoncé.

Aujourd’hui encore, j’ai vu juger au Palais de Justice un garçon de brasserie prévenu d’avoir volé un mark à son patron : le malheureux prétendait avoir reçu ce mark en cadeau d’un ancien patron. Trois heures durant, un vieux juge a interrogé, contre-interrogé, des avocats ont déclamé, et au bout de trois heures, on s’est aperçu qu’on avait oublié de mander un témoin essentiel, l’ex-patron qui, au dire de l’accusé, aurait donné le mark. Cet homme demeurait à l’autre bout de la ville. La séance a été suspendue jusqu’à ce qu’on eût le temps de le faire venir.

Les audiences du Palais de Justice ont un beau caractère de simplicité. Les juges sont en redingote, à l’exception du procureur. Ils siègent de plain-pied devant une chaire basse ; l’accusé se tient à côté d’eux, enfermé dans une espèce de boîte. Au fond de la petite salle, auditeurs et témoins se tassent sur un banc. Cela ressemble davantage à un examen du baccalauréat qu’à une séance de justice : et pour achever la ressemblance, on m’affirme que ce public de jeunes gens timides et silencieux qui suivent avec tant d’attention, crayon en main, les demandes et les réponses, ce sont, la plupart, des élèves ou aspirans, désireux d’étudier, avant de les mettre eux-mêmes en pratique, les dernières innovations de l’escroquerie berlinoise.

La majorité des prévenus invoquent l’excuse de l’ivresse. Il y a, en effet, plus de dix mille ivrognes à Berlin, et on a calculé que, parmi les détenus de la prison de Plotzensee, la moitié avaient agi sous l’empire de l’alcool. Cela n’empêche pas, d’ailleurs, que l’escroquerie ne soit le délit dominant. Sur 4,091 personnes condamnées à la prison en 1884 (3,318 hommes, 755 femmes, 18 enfans), 2,270 avaient été condamnées pour vol, et près de 500 pour des délits similaires.

La même année, sur 9,421 femmes qui ont été arrêtées à Berlin, 8,707 l’ont été pour prostitution. Les statistiques, d’ailleurs, sont mieux capables que tout raisonnement de faire voir avec quelle rapidité s’accroît la prostitution, dans cette ville où chacun ne songe qu’à s’amuser par les moyens les plus expéditifs et à dépenser hors de chez lui un argent trop vite gagné. Dans la seule année 1881, de janvier à décembre, le nombre des filles inscrites à la police s’est augmenté de 1,689, et il en va de même tous les ans. Dans les années où la population de Berlin s’accroissait de 20 pour 100, la prostitution s’accroissait de 60 pour 100.

Encore, les statistiques ne parlent-elles que des filles inscrites à la police, et il est clair que ces filles forment la minorité dans l’ensemble de la prostitution berlinoise. Je ne crois pas que Berlin soit dès aujourd’hui la capitale de la prostitution, mais je ne doute pas qu’il le devienne bientôt, au train dont vont les choses : car depuis vingt ans, les filles y accourent de tous les coins du monde, comme si elles pressentaient l’importance de leur rôle social dans une ville où n’existent ni le besoin du chez-soi, ni le goût de la vie de famille.

Ce n’est pas cependant qu’elles y soient plus heureuses qu’ailleurs, ni que leur existence y rencontre jamais des instans bien agréables. Si chacun les fréquente, il n’y a en revanche personne qui ne les méprise ou qui néglige une occasion de leur témoigner son mépris. Elles-mêmes, d’ailleurs, ne paraissent guère s’estimer davantage qu’on ne les estime. À quelque degré qu’elles appartiennent, c’est toujours une triste expression de honte résignée qui se lit dans leurs pauvres yeux.

Une statistique récente a établi que le nombre des prostituées nées à Berlin augmentait d’année en année. Il est connu, d’autre part, que le nombre des divorces croît dans une proportion énorme, et c’est un sujet dont prédicateurs et moralistes se montrent de plus en plus alarmés. Évidemment, la vie de famille achève de se désorganiser : la civilisation berlinoise ne pouvait manquer d’aboutir à ce résultat.

Qu’on imagine, par exemple, l’éducation des jeunes filles. Dès le premier âge, les parens ne s’en occupent guère : ils ont trop d’enfans ; et, en attendant qu’ils s’amusent le soir dans les brasseries, ils ont trop à faire tout le long du jour. Les filles vont à l’école, puis à l’atelier ou au magasin : mais au dehors, comme chez elles, elles n’apprennent qu’une chose, le désir, le respect de l’amour. C’est d’amour qu’il est question dans les poèmes qu’on leur apprend, dans les images qu’on leur montre, dans les chansons qu’on leur fait chanter. Les bonbons sont enveloppés de papiers de couleurs tendres, sur lesquels il est écrit en vers de mirliton que « de s’oublier dans l’amour, cela réjouit Dieu et ses chers petits anges. » Rien n’est changé à ce point de vue depuis le temps de Mme de Staël. L’amour continue à être en Allemagne « une religion, mais une religion poétique qui tolère trop volontiers tout ce que la sensibilité peut excuser. » Ainsi, un vague besoin d’amour se développe dans ces faibles âmes, et ni au dehors ni au dedans, aucune voix ne s’élève pour le réprimer. Comme le dit encore Mme de Staël, « l’Allemande ne voit ni ne juge rien avec vérité, et les événemens réels passent devant ses yeux à la façon d’une fantasmagorie. » Passive, ignorante de la vie, abandonnée à elle-même, où trouverait-elle la force de résister longtemps aux tentations ?

Et puis les tentations sont si nombreuses et si pressantes, dans la promiscuité continue des mœurs berlinoises ! Si les parens ont un locataire, c’est la jeune fille qui est chargée de le servir, de balayer sa chambre, de lui apporter le café au lait. Pour peu que le locataire soit jeune, on l’aime, et pour peu qu’il le veuille, on le lui fait voir : on se donne à lui, sans passion, par un désir irréfléchi de tendresse et de protection. La jeune fille se laisse aller à l’amour, docilement ; souvent ensuite la honte ou la peur la poussent à s’enfuir, souvent ses parens la chassent lorsqu’ils la voient perdue.

Celles qui restent à la maison n’ont qu’une idée : se marier, avoir vite le titre de dame et un ménage à elles. C’est aussi l’unique idée de leurs parens. « Autrefois, dit un écrivain berlinois, les jeunes filles savaient qu’elles se marieraient sans peine le moment venu ; celles qui ne se mariaient, pas restaient dans les familles, chez des tantes, etc., et pouvaient toujours se rendre utiles[8]. Mais aujourd’hui, les familles ne sont plus organisées que sur le pied du strict nécessaire, et les liens du faisceau familial se relâchent tous les jours. » Aussi, les mariages se font-ils à Berlin dans des conditions singulières de hâte et d’imprudence. Il était d’usage, par exemple, il y a quelques années, de conduire les filles à marier, tous les jeudis, dans un concert de la rue de Leipzig. On s’attablait. Les jeunes gens qui trouvaient une fille à leur goût venaient causer avec les parens, demandaient la permission de reconduire la famille. On échangeait ses cartes, on s’invitait pour le soir suivant dans quelque brasserie, et huit jours après, les fiançailles étaient conclues.

Ce qui se pratiquait alors le jeudi au concert Bilse se pratique maintenant tous les soirs dans les lieux publics de Berlin. Il y a aussi dans la ville, au dire de M. Lindenberg, des centaines d’agences, fort sérieuses, qui s’occupent de mariages, et le nombre des mariages faits par leur entremise grandit de jour en jour. Enfin, les supplémens du dimanche de la Gazette de Voss offrent régulièrement aux jeunes gens, avec un luxe de détails que tempère seule la peur d’une dépense excessive, l’assortiment le plus complet de filles à marier de tout âge et de toute condition.

Que beaucoup des mariages ainsi préparés n’apportent pas aux deux époux le parlait bonheur, cela n’a rien de trop surprenant. Que souvent ces couples, une fois unis, songent à se désunir, cela aussi est aisé à comprendre. Et il faut y joindre que, avant comme après le mariage, la femme berlinoise vit à la manière anglaise, avec une extrême liberté d’allures. Elle peut sortir seule, aller où elle veut, recevoir qui lui plaît : habitude dont on prévoit l’effet sur des êtres fragiles, sans volonté, n’ayant dans l’esprit qu’une infinité de rêveries sentimentales et de désirs irréfléchis.

Le mari et la femme couchent dans deux lits séparés. Le mari pose volontiers, comme condition à son mariage, qu’il pourra garder ses façons de célibataire : en d’autres termes, passer la soirée au calé avec ses amis. En tout cas, il reste toute la journée hors de chez lui, occupé à ses affaires ou à ses plaisirs. Et que sa femme l’accompagne le soir à la brasserie ou qu’elle reste à la maison, la malheureuse ne trouve toujours rien pour remplir le vide de son cœur et de sa pensée. En province, elle se résigne assez facilement à être dédaignée ; mais la femme berlinoise a lu des romans, vu des pièces, où la femme est traitée comme l’égale de l’homme. Un moment vient où elle prend conscience des droits de son sexe, en même temps qu’elle s’instruit de diverses façons possibles de les faire valoir. Il suffit désormais que son mari continue un an ou deux à la dédaigner, et qu’il se trouve à portée d’elle quelqu’un qui l’en éclaire, pour que son instinct natif de fidélité conjugale soit fortement ébranlé. L’adultère a cessé d’être à Berlin un fait exceptionnel, comme il le reste encore dans les provinces allemandes[9]. Mais c’est surtout le divorce qui devient une habitude courante. Mme de Staël se plaignait de ce que les Allemandes de son temps changeassent aussi facilement d’époux que s’il s’agissait de régler des affaires sans importance. Qu’aurait-elle dit aujourd’hui en voyant des gens qui, à peine âgés de quarante ans, épousent en troisièmes noces des jeunes femmes deux fois divorcées ?

C’est ainsi que, dans cette ville provisoire, le mariage et la famille sont devenus des choses toutes provisoires. Et moralistes et prédicateurs auront beau s’en plaindre, rien n’y fera, aussi longtemps que Berlin gardera son caractère de campement installé d’un seul coup au milieu de l’Allemagne.


VII

Jeudi.

J’ai voulu revoir aujourd’hui la Hasenhaide, un endroit bien autrement berlinois que l’allée des Tilleuls ou le Thiergarten. La Hasenhaide est, au sud de la ville, un vaste parc où se tient en permanence une foire populaire. Du printemps à l’automne, les baraques s’y succèdent sans interruption. Les Berlinois y affluent, et chacun a le sentiment d’y trouver le cœur et l’âme de la ville.

Ailleurs, c’est le dimanche qu’on vient, et endimanché. Mais la Hasenhaide ne connaît ni dimanches ni jours de semaine. Les ouvriers chôment une après-midi de temps à autre pour y conduire leurs familles. Les employés de bureau, les domestiques, les cochers, prennent congé de leur travail pour venir s’y divertir. Dès une heure, la foule encombre les allées. On contemple les nouvelles enseignes des baraques, on écoute les bonimens des pitres, on se presse devant les loteries ; et, à tous les pas, ce sont des restaurans où l’on s’arrête pour manger et boire. Les dames sont respectueusement invitées à y cuire elles-mêmes leur café.

De tous les points de l’Allemagne les forains viennent là. Ils exhibent, un mois durant, leurs curiosités, puis ils s’en vont faire de nouveau le tour du pays, laissant la place à des confrères. D’année en année, d’ailleurs, ils réduisent l’intérêt de ce qu’ils exhibent. Dans la plupart des baraques, on est volé si l’on entre. Mais au dehors, sur la plate-forme, quel luxe d’images, d’écriteaux, et de musique et de traits d’esprit ! D’année en année, à mesure que décroît l’intérêt des choses exhibées à l’intérieur, les devantures deviennent plus somptueuses et promettent davantage. Quelques-unes, parmi les nouvelles, doivent avoir été peintes par d’habiles professeurs : les diverses étapes de la civilisation humaine y sont figurées plus savamment que dans le grand escalier du nouveau musée.

Abondance de poètes errans qui récitent des ballades sentimentales et en débitent des exemplaires imprimés. Le gemüth, du reste, s’épanouit ici dans toute sa splendeur. Ce sont partout des inscriptions tendres, alternant avec des inscriptions savantes : « Voulez-vous la joie du cœur, plus douce que les biens de la fortune ? Entrez ici et vous l’aurez, » disent les montreurs de tableaux vivans. C’est aussi ce que disent les cabaretiers et les restaurateurs, qui tous ont multiplié, au dehors comme au dedans de leurs tentes, des devises célébrant la sainteté de l’amour et l’éternité de son alliance avec une digestion bien en règle.

Je vois luire le gemüth dans les grands yeux naïfs de ces jeunes filles qui se promènent deux par deux le long des baraques. Elles ont le cœur vide, l’esprit vide, elles ne savent qu’une chose, c’est qu’il est doux d’aimer. Comme il doit être doux d’aimer ces jeunes gens qui se promènent aussi deux par deux, sanglés dans leur redingote, le chapeau sur l’oreille !

Ainsi, dans le bruit des trompettes et des orgues de Barbarie, dans l’étincellement des maillots qui imitent l’or et l’argent, dans l’odeur de la charcuterie et de la bière nouvelle, ainsi les Berlinois se pressent à la Hasenhaide, parfait symbole de Berlin. Sur le chemin qui les y mène, ils ne manquent pas à prendre et à lire avec soin les prospectus qu’on leur distribue. En voici un qu’on m’a donné aujourd’hui et qui complète à merveille le résumé de mes impressions. C’est un carré de papier où l’on a mis deux images en pendant, toutes deux dessinées et coloriées avec une gaucherie probablement voulue. Il s’agit de recommander un bazar de confections pour hommes ; et la première des deux images représente une dizaine d’individus accoutrés des costumes les plus incohérens, qui tous font mine de se diriger vers un magasin dont le nom est imprimé au-dessus de leurs têtes, dans les nuages, en grosses lettres rouges. La seconde image représente les mêmes individus sortant du magasin. Tous se ressemblent, c’est un seul homme dix fois reproduit. Tous ont le même chapeau haut de forme, la même longue redingote serrée à la taille, les mêmes souliers démesurément pointus. Ils ont payé, — le prospectus le dit, — 25 marks pour être ainsi modifiés des pieds à la tête. Et je constate que leurs visages, sans doute par une inadvertance du dessinateur, expriment, en dépit de cet accoutrement magnifique, un mélange singulier de stupeur et de mélancolie.

Je vois s’épanouir, au contraire, la joie, la profonde satisfaction, sur les visages de tous ces Allemands venus de leurs provinces pour se faire modifier à bas prix dans l’énorme bazar qu’est Berlin. Leur aventure, pourtant, est la même tout à fait que celle des gens de l’image. Ils avaient apporté ici un caractère assez incohérent, mais dominé par une habitude constante de résignation, de constance et de probité. Et puis chacun gardait quelque chose de son petit pays, comme une atmosphère spéciale de fraîche poésie, flottant autour de lui. Et puis enfin, avec la rudesse de leurs sensations et leur docilité et le vide nuageux de leur pensée, c’étaient tout de même de bons Allemands, naïvement attachés aux devoirs de la famille et de la société. Mais la ville où ils sont venus n’avait que faire de ces vieilles défroques nationales : elle a vite ramené tous ses habitans à un type uniforme, les débarrassant de leurs scrupules moraux, de leur patience au travail, de leurs simples et tranquilles désirs d’autrefois.

« Les Allemands auraient beau, ce qui serait grand dommage, se désabuser des qualités et des sentimens dont ils sont doués, la perte du fond ne les rendrait pas plus légers dans les formes, et ils seraient plutôt des Allemands sans mérite que des Français aimables. » Sur ce point encore, le pénétrant génie de Mme de Staël avait deviné l’avenir. Non certes, les gens que je viens de voir ne parviendront jamais à acquérir les difficiles vertus de la délicatesse et de la légèreté ; ils sont devenus simplement des Allemands sans mérite, désabusés des qualités et des sentimens dont les avait doués la nature. Ils ont perdu le charme ancien de leur race. Mais le pis est qu’ils ont perdu aussi l’habitude de limiter leurs besoins et le goût de la vie de famille et la salutaire crainte du mal. Vingt ans ont suffi à Berlin pour modifier l’âme allemande.

Voilà, du moins, ce qui m’a semblé, après un premier examen dont je sens bien en vérité les lacunes et l’insuffisance. J’ai essayé de pénétrer au dedans de la vie berlinoise, mais ce n’est que du dehors que j’ai pu l’observer ; et il en eût été de même aussi longtemps que je fusse resté à Berlin. Il y a dans la vie d’un peuple des principes essentiels que nulle observation extérieure ne peut faire connaître, et qui forcément échappent toujours à un étranger. Avec tout son génie d’intuition et la sûreté d’une incomparable méthode, M. Taine n’est point parvenu à acquérir de la vie et des mœurs anglaises une idée aussi exacte que le plus superficiel des romanciers anglais. Aussi est-ce aux écrivains berlinois, aux romanciers, aux satiristes et aux peintres de mœurs, que je veux demander le complément de mes observations sur l’état présent de la société à Berlin et les changemens en voie de s’y accomplir.

Peut-être m’aideront-ils à découvrir quelques élémens intimes qui compensent le fâcheux effet désorganisateur des élémens que j’ai notés. Dans la nouvelle Allemagne qui se forme ici, peut-être à côté de la part de mal que j’ai vue, me feront-ils voir une part de bien, un réel principe de progrès moral et social.

Quoi qu’ils aient à m’apprendre, d’ailleurs, sur la véritable influence de Berlin, je vois dès à présent que cette influence trouvera sur son chemin des obstacles de plus d’un genre. Il me paraît par exemple que ce jeune empereur, dont tout le monde à Berlin possède le buste et la photographie, mais que tout le monde en réalité craint comme un dangereux trouble-fête, que ce jeune souverain représente précisément un pouvoir de réaction contre les tendances et l’esprit de Berlin. Et je crois bien qu’un pouvoir de réaction analogue pourra se constituer bientôt dans l’Allemagne du Sud, dans cette Bavière en particulier dont la lutte contre l’Allemagne du Nord et la Prusse semble prendre de jour en jour un caractère plus aigu. Pour rapide et forte qu’elle soit à se développer, la domination de Berlin n’est peut-être pas définitive.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Rodenberg, Bilder aus dem Berliner Leben, 3 vol., 1890.
  3. « En comparaison des autres capitales, Berlin manque de solidité ; tout y change tans cesse. » (O. v. Leixner, Soziale Briefe aus Berlin. Berlin. 1891.)
  4. Berliner witz, l’esprit berlinois, ces mots désignent aujourd’hui dans l’Allemagne entière le gros vaudeville à calembours. C’est de Berlin qu’est venue en Allemagne la mode si répandue du monologue tout en jeux de mots ; le créateur du genre, Der urkomische Bendix, le supra-comique, est depuis longtemps un des hommes les plus populaires de tout l’empire.
  5. L’exiguïté des portions est un des sujets qui fournissent le plus de plaisanteries aux nombreux journaux comiques de Berlin, journaux qui d’ailleurs sont pour la plupart les supplémens hebdomadaires de feuilles financières. Toute l’Allemagne a même fini par s’amuser de ces plaisanteries qui pourtant n’ont pas de fondement en dehors de Berlin. Dans un dessin des Fliegende Blätter, le client fait mine de prendre la portion qu’on lui apporte comme un spécimen de la viande qu’on peut lui servir, et rend le plat au garçon en lui disant. : « Oui, une tranche de cette viande-là. »
  6. On trouvera des spécimens curieux des annonces berlinoises dans les divers ouvrages français sur Berlin et, en particulier, dans un livre fort bien renseigné de M. Neukomm : Berlin tel qu’il est. Mais ce n’est point la naïve rédaction de ces annonces qui importe pour l’intelligence de la vie berlinoise, c’est leur nombre, et leur caractère particulier d’institution sociale universellement établie.
  7. Cité par M. Rodenberg ; nous renvoyons, d’ailleurs, au livre de M. Rodenberg (II, p. 140 et suiv.) et aux écrits spéciaux des économistes allemands pour les détails de l’organisation du travail à Berlin.
  8. La plupart des institutrices, maîtresses de langues, de piano, etc., gagnent de 25 à 50 pfennigs par leçon.
  9. Chez les ouvriers et dans les classes inférieures le mariage régulier tend de plus en plus à être remplacé par les Wilde Ehe (mariage franc). Un jeune homme et une jeune fille se mettent en ménage sans autre formalité, souvent avec l’assentiment des parens : on demeure ensemble un an, deux ans, puis on se sépare et chacun recommence de son côté. Voir à ce sujet le livre si modéré de M. de Leixner.