La Vie et l’Œuvre de Maupassant/3.0
TROISIÈME PARTIE
1880-1891
l’œuvre
Histoire de l’œuvre : son abondance et son unité.
Le novelliere : inspiration normande. — Les premiers recueils de nouvelles : la Maison Tellier. — Mlle Fifi. — Le premier roman : Une Vie.
Accueil du public et de la critique : la vente et le succès. — Histoire anecdotique des éditions V. Havard. — Les traductions.
Les procès de Maupassant : la Maison Tellier. — L’affaire du Figaro. — L’affaire du portrait. — Le Testament.
Villégiatures et voyages : la Guillette d’Étretat. — Chasses normandes. — Séjour à Cannes : le Bel-Ami. — Voyage en Corse ; en Algérie ; en Bretagne ; en Italie, en Sicile ; en Tunisie ; en Angleterre ; en Auvergne : Mont-Oriol.
Maupassant et la vie mondaine : les amitiés littéraires. P. Bourget, Taine, Edm. de Goncourt.
Maupassant et l’Académie.
L’un des personnages que Maupassant a mis en scène, le peintre Olivier Berlin, se plaint avec mélancolie de l’épuisement des sujets :
Autrefois, dit-il, le monde des motifs nouveaux me paraissait illimité, et j’avais, pour les exprimer, une telle variété de moyens que l’embarras du choix me rendait hésitant. Or, voilà que, tout à coup, le monde des sujets entrevus s’est dépeuplé, mon investigation est devenue impuissante et stérile. Les gens qui passent n’ont plus de sens pour moi, je ne trouve plus en chaque être humain ce caractère et cette saveur que j’aimais tant discerner et rendre apparents[1].
Nul doute que cette plainte ne renferme un écho de l’étonnement douloureux qu’éprouvait l’auteur lui-même en sentant sa veine se tarir et son observation s’épuiser. Fort comme la mort est de l’année 1889 : l’amère tristesse dont ce roman est imprégné trahit les propres préoccupations de l’artiste, l’ennui de vieillir, la crainte de la solitude, de la mort, les désillusions de l’amour et les défaillances de la gloire. À partir de 1889, à la veille de la crise irrémédiable, la production littéraire de Maupassant n’est ni aussi régulière ni aussi abondante que pendant ses premières années d’activité ; son dernier roman, Notre cœur, se distingue nettement des autres par la sobriété d’invention et la simplicité d’action. Ce n’est plus le temps où l’auteur fécond publiait presque tous les ans un roman nouveau et où son inlassable imagination pouvait fournir en même temps à plusieurs journaux la matière de deux ou trois recueils de nouvelles.
Cette production considérable n’a rien d’anormal et n’est pas unique dans l’histoire des lettres. Mais si l’on songe que presque toutes les œuvres qui naquirent aussi hâtivement, en quelques années, ne sont pas éloignées d’être des chefs-d’œuvre, qu’elles sont écrites en une langue élégante et pure, une des plus limpides de notre littérature, il ne suffit pas, pour expliquer un effort aussi soutenu, de dire qu’il était servi par une volonté énergique et une facilité exceptionnelle. Il faut aussi se rendre compte des conditions dans lesquelles Maupassant écrivait, du travail de composition que représente chacun de ses romans, des qualités d’observateur ou d’investigateur sur lesquelles se fondait son invention.
Aussi bien, l’histoire de sa vie, entre 1880 et 1890, n’est-elle que l’histoire même de son œuvre. Ces dix années pendant lesquelles Maupassant publia six romans, seize volumes de nouvelles, trois livres d’impressions de voyages, et de nombreux articles de journaux non réimprimés dans ses œuvres complètes, ne comportent guère d’autres événements importants que la préparation ou la publication d’un volume nouveau. Pendant huit ans, il ne produisit pas moins de trois livres par an, quelquefois même davantage, quatre en 1884, cinq en 1885[2].
Peu de souvenirs se rattachent à cette période de la vie de Maupassant. Nous n’aurons pas à conter, comme pour ses années d’enfance et de jeunesse, ces anecdotes caractéristiques où se révèlent la formation d’un tempérament et l’éveil d’une vocation. Belle, laborieuse et régulière, son existence devient silencieuse, précisément à partir du iour où le succès de l’œuvre attire sur l’homme la curiosité inévitable du public. Déjà célèbre, l’écrivain se renferme dans une solitude pleine de simplicité, et volontiers à ceux qui s’informaient auprès de lui de renseignements biographiques il aurait répondu : « Ma vie n’a pas d’histoire. » Quelques amitiés et quelques liaisons discrètes, de nombreux voyages auxquels l’entraînaient le souci de sa santé, l’amour de l’indépendance et le désir de renouveler son observation, mais surtout la préoccupation constante, impérieuse jusqu’à la hantise, de son œuvre, tels sont les traits essentiels qu’on en peut retenir.
Pour expliquer cette fièvre de production dans laquelle Maupassant vécut pendant dix ans, ce besoin de publier et cette hâte à écrire, il faut bien faire intervenir d’autres raisons que la passion tyrannique de l’art. Sans doute, le disciple de Flaubert conservait fidèlement les préceptes et les traditions du maître : l’artiste, professait-il, doit faire son œuvre pour sa propre satisfaction d’abord, ensuite pour le suffrage d’une élite ; peu importe le résultat, peu importe le succès. Mais tandis que chez Flaubert le culte de l’art exclut toute préoccupation de gain, chez Maupassant l’écrivain consciencieux est doublé d’un Normand avisé. On conte que Flaubert, le jour où Dalloz, pour la publication des trois contes dans le Moniteur, lui remit un billet de mille francs, s’en fut le montrer à un ami, en lui disant avec un étonnement naïf : « Cela rapporte donc, la littérature[3] ? » Maupassant trouvait qu’il était d’un excellent exemple, au point de vue social, qu’un véritable littérateur parvînt à la fortune. Il louait grandement Hugo d’avoir fait d’heureuses entreprises de librairie[4]. Lui-même s’entendait fort bien à régler ses intérêts, à organiser les séries fructueuses d’éditions. Il lui arrivait de dire, en s’efforçant de donner à son franc visage une expression néronienne : « J’aimerais à ruiner un jour quelques éditeurs. » Et de rire aux larmes[5] ! Aussi le verrons-nous, en plein succès, toujours préoccupé de traités et de comptes d’éditeurs, intraitable sur ses droits, processif au besoin, jaloux de faire respecter, même par une intervention judiciaire, les moindres parcelles de son œuvre.
- ↑ Fort comme la mort (édit. Ollendorff illustrée), p. 114.
- ↑ Nous donnons ici non une bibliographie complète, mais la classification chronologique de ses œuvres, nécessaire pour éclairer ce qui va suivre : 1880, Des Vers, Boule de Suif. 1881, la Maison Tellier. 1882, Mlle Fifi. 1883, Une Vie, Contes de la Bécasse. 1884, Clair de lune, Au Soleil, Miss Harrief, Sœurs Rondoli. 1885, Toine, Yvette, Bel-Ami, Contes et Nouvelles, Contes du jour et de la nuit. 1886, Monsieur Parent, la petite Roque. 1887, Mont-Oriol, le Horla. 1888, Pierre et Jean, le Rosier de Mme Husson, Sur l’eau. 1889, la Main gauche, Fort comme la mort. 1890, Notre Cœur, l’Inutile beauté, la Vie errante.
- ↑ Souvenirs intimes de Ch. Lapierre, A. Lumbroso, p. 617.
- ↑ Souvenirs d’H. Roujon, loc. cit.
- ↑ H. Roujon, loc. cit.