La Vie et l’Œuvre de Maupassant/2.6

VI

Cependant toute l’activité littéraire de Maupassant, jusqu’en 1880, ne se résume pas dans ces deux livres, dont l’un au moins lui révéla sa vocation en lui apportant presque la gloire. La poésie et la nouvelle ne sont pas les deux seuls genres dans lesquels il se soit essayé avant de choisir celui qui était le plus conforme à son tempérament artistique. Comme presque tous les romanciers à leurs débuts, il se sentait surtout attiré vers le théâtre. Dès le collège, il esquissait entre deux sonnets des scénarios et combinait des drames. Même plus tard, alors qu’il était en pleine possession de son talent, il n’a pas renoncé aux premières ambitions de sa jeunesse. C’est toujours le théâtre qui le tente, et c’est aux succès de la scène qu’il rêve[1]. On sait que la même illusion tourmenta et faillit gâter Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/113 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/114 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/115 plus tard que le sujet, sur lequel il n’insiste pas, aurait découragé Antoine lui-même, si son théâtre eût existé en ce temps-là[2]. Le litre permet d’imaginer que cette Maison turque n’était pas sans analogie avec la future Maison Tellier.

La pièce fut jouée, non pas à Étretat, comme on l’a dit quelquefois à tort, mais à Paris, une première fois en 1870 dans l’atelier de Maurice Leloir, une seconde fois en 1877 dans l’atelier du peintre Becker. Voici en quels termes Maupassant annonce la seconde représentation à son ami Pinchon :

Mon cher La Toque, nous avons pour notre pièce un très bel atelier chez un peintre dont je ne sais plus le nom. Huit femmes masquées assisteront à cette représentation. Tu m’enverras aussitôt après Pâques le manuscrit par la poste, pour que je copie et fasse copier les rôles. L’époque de ton arrivée me semble cependant bien tardive. Flaubert devant quitter Paris de très bonne heure il faut que la pièce soit jouée avant le 3 mai. À toi, Joseph Prunier[3].

La plupart des amateurs qui tenaient les rôles de la Maison turque existent encore. Il y avait trois odalisques dont les vieux habitués d’Étretat n’ont certainement pas perdu le souvenir. Maupassant lui-même jouait le rôle du propriétaire de la Maison turque. L’ami La Toque incarnait un bossu à passion sournoise et frénétique. Enfin le personnage principal était représenté par un écrivain notable de notre temps, aujourd’hui membre de l’Académie des Goncourt[4].

Le public était naturellement fort restreint : on y voyait au premier rang Flaubert, plein d’une joie enthousiaste, Tourguéneff et Zola. Clodius Popelin et Meilhac furent au moins de la première représentation. À la seconde, l’une des femmes masquées qui s’étaient fait inviter opéra une sortie bruyante et indignée.

Le manuscrit de la Maison turque a été retrouvé au milieu de plusieurs fragments inédits par Louis Le Poittevin, cousin de Maupassant. La pièce n’est pas signée ; elle est illustrée de nombreux dessins par le peintre L…[5]. Il est regrettable que l’on n’ait pas cru, jusqu’à présent, pouvoir éditer, même à tirage restreint, cette curiosité littéraire.

En dehors de ces divertissements intimes, Maupassant faisait au théâtre de plus sérieuses tentatives. Nous avons déjà conté l’histoire de son drame refusé par Ballande. En 1876, il achève un acte en vers, intitulé la Répétition, qu’il propose en Vaudeville. Ce fut un nouvel échec dont le jeune écrivain se montra très affecté. Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/118 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/119 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/120 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/121 attention déférente. Il joua un rôle actif dans le comité qui s’était constitué pour élever un monument à Flaubert. Enfin, en plusieurs articles, il conta simplement cette existence laborieuse, vouée tout entière à l’idéal tyrannique de l’art[6]. La sincérité de son affection se montra publiquement lorsqu’en 1881, dans ses Souvenirs littéraires que publiait la Revue des Deux Mondes, Maxime du Camp révéla prématurément le mal terrible qui avait atteint et emporté Flaubert ; Maupassant fit entendre une protestation indignée qui restera parmi les pages les plus éloquentes qu’il ait signées[7].

  1. Cf., à ce sujet, les Souvenirs sur Maupassant de Jacques Normand, dans le Figaro du 13 décembre 1903.
  2. A. Lumbroso, p. 134.
  3. Billet date du 28 mars 1877. Cf. A. Lumbroso, p. 250.
  4. Cf. Henry Céard, loc. cit.
  5. D’après une note de l’Illustré parisien, 23 février 1903. Le peintre L… est sans doute Maurice Leloir, chez qui la pièce se joua pour la première fois.
  6. Un après-midi chez G. Flaubert (Gaulois, 23 août 1880). — G. Flaubert d’après ses lettres (Gaulois, 6 septembre 1880). — G. Flaubert dans sa vie intime (Nouvelle Revue, janvier 1881). — Enfin Maupassant a raconté lui-même comment il fit chez Flaubert son apprentissage d’écrivain, dans son étude sur le Roman {Pierre et Jean, édit. Ollendorff, non ill. pp. XXIX à XXXII.)
  7. Article intitulé : Camaraderie ? … dans le Gaulois du 25 octobre et du 27 octobre 1881.