La Vie en fleur/Chapitre XIII

Calmann-Lévy (p. 163-176).

XIII

COMMENT JE DEVINS ACADÉMICIEN

L’année scolaire approchait de son terme. C’était pour nous, élèves de philosophie, la dernière année de collège. Dans les bons esprits, à la joie de devenir enfin libres se joignait la mélancolie de perdre d’anciennes habitudes. Maxime Denis, excellent dans les vers latins et d’un naturel affectueux, nous dit un jour, sous les acacias, pendant la récréation de midi :

— Nous allons bientôt entrer dans le vaste monde et nous disperser pour suivre chacun notre carrière. Nous avons formé au collège des amitiés qu’il ne faut pas perdre. Les amitiés de jeunesse doivent durer toute la vie. Les laisser à la porte du collège en le quittant sans retour, ce serait y laisser notre bien le plus précieux. Nous ne ferons pas cette faute. Dès le collège, immédiatement, nous allons créer un centre où nous puissions nous retrouver. Que pourra être ce centre, un club, un cercle, une société, une académie ? Camarades, vous en déciderez.

Cette proposition fut bien accueillie. On la discuta tout de suite, et l’on ne tarda pas à reconnaître que la fondation d’une société, d’un cercle, d’un club exigerait des fonds considérables, un travail d’organisation énorme et la connaissance de la loi, toutes choses que des rhétoriciens et des philosophes ne pouvaient fournir. Fontanet se chargeait, il est vrai, d’organiser, en trois mois, un cercle de premier ordre, mais ses offres séduisantes furent repoussées. Nous nous prononçâmes en grande majorité pour une académie, sans bien savoir ce que ce pourrait être. Mais le mot nous flattait.

Après une longue et confuse discussion, Isambart, élève de philosophie, nous invita à rédiger des statuts. On l’approuva ; mais la tâche parut ingrate et personne ne l’assuma ; l’on crut avoir assez fait en décidant que les académiciens se choisiraient entre eux parmi les rhétoriciens et les philosophes, et que les séances, qui auraient lieu à des intervalles irréguliers, seraient consacrées à des lectures et à des conférences agréables, mais sérieuses.

Nous élûmes vingt académiciens, en nous réservant d’augmenter ce nombre s’il en était besoin. Il me serait difficile de retrouver les noms de ces vingt. N’en soyez pas surpris, car il est, dit-on, par le monde, une académie célèbre dont personne n’est capable de nommer les quarante titulaires.

Nous étions pressés de donner un vocable à notre académie. On proposa successivement :

— Académie des amis.

— Académie Molière. Et l’on jouerait la comédie.

— Académie Fénelon.

— Académie de rhétorique et de philosophie.

— Académie Chateaubriand.

Fontanet parla d’un ton pénétré.

— Camarades, un homme doué du génie de la parole a, pendant une longue existence, servi la cause des vaincus. Honorons ce bel exemple, et plaçons notre académie sous l’invocation de Berryer.

Cette opinion fut accueillie par des moqueries et des huées, non qu’un grand avocat nous parût indigne d’honneurs ; mais on se souvenait que Fontanet, qui se destinait au barreau, se promettait avec outrecuidance d’y remplacer Berryer.

Maxime Denis cria :

— Donnons tout de suite à notre académie le nom de Fontanet.

La voix de Laboriette partit comme un coup de fusil :

— Je propose : Académie française.

Un grand éclat de rire lui répondit. Il ne comprit pas et se fâcha, car il était d’humeur violente.

La Berthelière, qui avait de l’autorité, dit d’une voix ferme :

— Si vous m’en croyez, vous vous mettrez sous le vocable de Blaise Pascal.

Cette proposition fut adoptée à l’unanimité avec enthousiasme.

Notre académie avait un nom. Nous nous avisâmes qu’elle n’avait pas de domicile.

Le rustique Chazal nous offrit, pour y tenir nos séances, le grenier d’un marchand de fourrages de la rue du Regard.

— Nous y serons très bien, dit-il, mais il ne faudra pas allumer de lumières, de peur d’incendie.

Ce gîte, plus désirable pour des rats que pour des académiciens, ne plut pas. Fontanet fut d’avis qu’on se réunît dans ma chambre qu’il déclara spacieuse, aérée et située sur le plus beau quai de Paris. Effrayé d’avoir à loger une académie, je jurai que ce qu’il appelait ma chambre n’était qu’un méchant cabinet de toilette où l’on ne pouvait se retourner.

Mouron offrit un atelier de dentelles, Isambart une arrière-boutique de librairie, Sauvigny l’appartement de son oncle Maurice. Il ne leur restait plus qu’à s’assurer si ces différents locaux étaient disponibles. Le lendemain, l’appartement de l’oncle Maurice, l’arrière-boutique de librairie et l’atelier de dentelles avaient disparu par enchantement. Ils s’étaient évanouis comme le palais d’Aladin sous la baguette du méchant enchanteur. Nous désespérions de trouver un logis, quand Sauvigny se fit fort de nous obtenir la chambre de Tristan Desrais. Tristan Desrais était ce camarade que j’avais aimé passionnément pendant trois mois pour son élégance et avec qui je m’étais brouillé parce qu’il ne m’avait pas pris dans son camp, un jour qu’il jouait au ballon. Sa chambre, au second étage d’un vieil hôtel de la rue Saint-Dominique, était séparée de l’appartement de sa famille par un long corridor. Sauvigny, qui avait vu cette chambre, la disait superbe. Desrais, engagé à cette heure dans une partie de barres, semblait inabordable. Mais Sauvigny osa lui parler. Si Desrais était autant dire Saint-Cyrien, Sauvigny appartenait presque à l’équipage du borda. Les paroles qui s’échangèrent, en cette occasion, entre la jeune armée et la jeune marine n’ont pas été conservées. Mais Sauvigny, haut comme une botte et fier comme Artaban, vint nous annoncer que Desrais se fichait de l’Académie Blaise Pascal, mais prêterait volontiers sa chambre aux académiciens. Dès que cette réponse nous fut connue, Sauvigny fut chargé d’exprimer à Desrais les remerciements de l’académie. Je refusai d’y joindre les miens ; je ne pardonnais pas à Desrais de l’avoir trop aimé. J’eus le mauvais goût de demander qu’il fût tenu en dehors de notre académie. Mes confrères me répondirent tous d’une seule voix qu’il n’était pas possible de mettre hors de notre académie celui qui la logeait. Je prophétisai que de notre installation dans la rue Saint-Dominique viendrait la ruine d’une si belle institution. Et cette prophétie m’était inspirée par une connaissance profonde du caractère de mon ami d’un jour. On dressa la liste des membres de l’académie et l’on inscrivit en tête le nom de Tristan Desrais.

Noufflard et Fontanet furent désignés pour acheter, dès le premier jour de congé, un buste de Blaise Pascal, destiné à orner notre salle des séances.

Mouron fut nommé président. On décida que je prononcerais le discours d’ouverture. Ce choix flatteur caressa doucement la vanité de mon cœur et me fit trouver à la gloire des délices qu’elle ne devait plus me faire goûter depuis. Je ne touchais plus la terre. Je me mis dès le soir même à composer ma harangue, sur un ton sérieux, mais plein d’agrément. J’y mis des beautés ; j’en remis les jours suivants. J’en devais ajouter jusqu’à la dernière minute. Jamais morceau n’en fut à ce point chargé ; je n’y laissai rien à l’abandon, rien à la facilité, ni à l’aisance, rien à la simple nature ; tout y était ornement.

Au jour fixé, les deux délégués trouvèrent chez un modeleur de la rue Racine un buste de Blaise Pascal en plâtre, plus grand que nature, d’expression méditative et d’aspect lugubre, qu’ils firent envoyer à M. Tristan Desrais, rue Saint-Dominique. L’esprit de notre institution s’annonçait grave, austère et même un peu sombre.


Le soir fixé pour l’inauguration, il pleuvait à torrents, les ruisseaux débordés envahissaient les chaussées et les trottoirs, l’eau des égouts refluait dans les rues ; sous un vent furieux les parapluies se retournaient. Il faisait si noir qu’on ne savait où poser le pied. Je pressais de mes deux mains mon discours sur ma poitrine pour le sauver du déluge. Enfin, j’atteignis la rue Saint-Dominique. Au second étage, un vieux domestique m’ouvrit la porte et me dirigea en silence sur un long corridor sombre au bout duquel je trouvai le siège de l’académie. Il n’était venu encore que trois académiciens. Mais, plus nombreux, où auraient-ils siégé ? Il n’y avait dans la chambre que deux chaises et un lit sur lequel Sauvigny et Chazal avaient pris place à côté de Desrais, notre hôte. On voyait sur la haute armoire à glace le buste de Pascal, seul monument qui parlât à l’âme dans cette pièce garnie sur tous les murs de fleurets, d’épées et de fusils de chasse.

Desrais m’interpella d’un ton maussade et, me montrant le buste :

— Si tu crois que c’est rigolo, quand on se met au lit, d’être surplombé par cette tête d’abruti.

En trois quarts d’heure, il arriva deux académiciens, puis un, Isambart, Denis et Fontanet. Et l’opinion générale fut qu’il n’en viendrait plus.

— Et Mouron, notre président ! m’écriai-je avec l’émoi d’un orateur qui voit son auditoire réduit à peu de chose.

— Es-tu fou ? répliqua Isambart. Tu veux qu’on lâche dans les rues, sous cette pluie, dans ce vent, Mouron qui est poitrinaire. Ce serait le tuer.

N’attendant plus un président qui me donnât la parole, je me décidai à la prendre moi-même et commençai la lecture de mon discours que je savais beau, sans me dissimuler toutefois qu’il n’était peut-être pas tout à fait dans le ton qui convenait aux circonstances.

Je lus :

— Messieurs les académiciens et chers camarades,

» C’est un grand honneur pour moi d’être appelé à exposer les intentions qui vous ont guidés, quand vous avez fondé cette académie littéraire et philosophique, placée sous l’invocation du grand Pascal, dont l’image nous sourit. Deux intentions, s’échappant comme deux fleuves féconds de vos cœurs et de vos esprits, ont jailli…

À cet endroit, Desrais, qui avait salué le début de mon discours d’applaudissements ironiques, me dit proprement :

— Ah ! çà ! Nozière, tu ne vas pas nous raser longtemps comme ça !…

Quelques protestations s’élevèrent en ma faveur. Mais combien je les trouvai faibles ! Elles firent peu d’impression sur Desrais qui continua à m’apostropher :

— Range ton laïus et ferme ton bec. D’ailleurs voilà le thé qui s’amène.

En effet, une vieille femme de charge entra en portant un plateau qu’elle posa sur la table. Quand elle se fut retirée, Desrais dit avec une moue dédaigneuse :

— C’est un thé envoyé par la famille.

Puis il rit malicieusement :

— J’ai mieux !

Et, tirant de l’armoire une bouteille de rhum, il annonça qu’il allait faire un punch, et que, n’ayant pas de bol, il le ferait dans sa cuvette.

Il fit comme il avait dit, mit le rhum et le sucre dans la cuvette, et, après avoir éteint la lampe, fit flamber le punch.

Je jugeai alors qu’il fallait renoncer à lire mon discours, dont personne ne réclamait la suite : ce qui me causait une mortification cruelle.

Autour du punch, les académiciens dansaient en se tenant par les mains, et, dans la ronde, Fontanet et Sauvigny, pareils à deux nains diaboliques, effrayaient par leur frénésie. Tout à coup une voix s’écria :

— Le buste, le buste !

Sur son armoire, éclairé par la flamme livide, le buste était vert, il était affreux et terrible. Il avait l’air d’un mort qui sort de son tombeau. On ralluma la lampe, et nous bûmes le punch à pleines tasses.

Desrais, tranquille et calme, décrocha des fleurets et demanda qui voulait faire un assaut avec lui.

— Moi, cria Chazal.

N’ayant jamais tenu un fleuret, il attaqua avec furie en poussant des hurlements et toucha rudement Desrais qui l’appela brute, sauvage, animal féroce. Mais ce garçon lui plaisait. Il le défia de soulever une chaise, à bras tendus, par le haut du dossier et de la maintenir horizontale pendant une minute. Chazal tint le pari et le gagna. Desrais en conçut de l’estime pour lui. Ils aimaient tous deux à montrer leur force.

— Luttons, dit Desrais.

— Je veux bien, répondit Chazal.

Ils se mirent tous deux nus jusqu’à la ceinture et se prirent à bras le corps. Chazal, osseux et noir, taillé à la serpe, présentait un contraste parfait avec Desrais, fait comme un athlète de Myrrhon, ou comme un fellow de Cambridge ou d’Eton. Celui-ci, toujours de sang-froid, gardait une correction parfaite, tandis que le bon Chazal, ignorant des usages, se livrant sans défiance aux ruses de l’adversaire, portait en toute innocence des coups qui n’étaient pas permis.

C’est ainsi qu’il prit avec les deux mains Desrais par la tête et le fit pirouetter, malgré ses protestations indignées.

— Tu es disqualifié, lui criait Desrais ; le coup de collier est une félonie.

— Possible, répliqua avec un sourire ingénu le rustique Chazal, mais c’est toi le vaincu.

Desrais versait immodérément du punch. Il prit des cartes et se mit à jouer à l’écarté avec Sauvigny. Cependant, en proie à un délire soudain, les académiciens outrageaient ce même Pascal que naguère ils avaient pris pour patron. Ils insultaient son buste. Fontanet lançait à ce buste les bottines qu’il avait trouvées dans un placard. Desrais, tout en jouant aux cartes, où il perdait gros, s’en aperçut, pria Fontanet de laisser ses chaussures tranquilles et lui dit :

— Quant au buste, tu me feras plaisir si tu m’en débarrasses.

L’endiablé Fontanet ne se le fit pas dire deux fois. Il monta sur une chaise et, tirant Blaise Pascal par la base qu’il pouvait seule atteindre, le fit tomber sur le plancher où il se brisa en morceaux avec un bruit horrible. L’académie poussa des hourras en l’honneur de l’iconoclaste. Le tumulte et le désordre étaient à leur comble quand la femme de charge qui avait apporté le plateau parut de nouveau dans la chambre et dit à son jeune maître :

— Votre père vous invite à congédier immédiatement vos amis qui font un bruit intolérable, après minuit.

Desrais, malgré son audace, ne protesta pas contre cette injonction et son silence nous troubla. Nous partîmes sans demander notre reste et gagnâmes la rue où nous retrouvâmes le vent et la pluie.

Jamais l’académie Blaise Pascal ne se réunit plus.