La Vie en fleur/Chapitre XII

Calmann-Lévy (p. 157-162).

XII

BACCALAURÉAT

Bien jeune encore, M. Dubois dédia sa vie aux arts et aux lettres. Il apprit le grec pour lire Homère dans le texte et prit des leçons de l’illustre Clavier. Quand je le connus, il aimait avec feu l’art et la poésie antiques et s’appliquait à me les faire aimer. Parfois, penché sur un livre que je feuilletais, il me donnait de savantes leçons que je ne puis me rappeler sans songer à ce groupe tant de fois répété de l’harmonieux Satyre instruisant un jeune Faune à jouer de la syrinx :

Il instruisit ma main, jeune et débile encore,
À boucher tour à tour les trous du buis sonore.

M. Dubois, imbu de Winckelmann, me prêta les œuvres de cet illustre antiquaire, à la grande inquiétude de ma mère qui craignait, non sans raison, que ces gros in-quarto, sur lesquels je pâlissais, me fissent négliger mes exercices scolaires.

Je les négligeais, en effet. En comparant à M. Dubois, d’un goût si noble et si pur, d’un esprit si vaste, mon professeur de philosophie, fort honnête homme, d’une parfaite droiture, mais privé du sens de la poésie et du génie des arts, je négligeais, à mon grand préjudice, un enseignement aride et sans charme, dont je méconnaissais l’utilité. D’ailleurs tout, au collège, me rendait l’étude odieuse et la vie insupportable. Je n’ai jamais pu m’accoutumer au système abêtissant des récompenses et des punitions qui abaisse les caractères et fausse les jugements. J’ai toujours considéré que créer l’émulation, c’est exciter les enfants les uns contre les autres ; mais ce qui, peut-être, me rendait le plus malheureux au collège, c’était la saleté ignominieuse des tables et des murs, l’horrible mélange de craie et d’encre qui faisait pour moi d’une classe un lieu abominable. Et l’hiver, quand le poêle de fonte rougissait et répandait sa lourde puanteur, tous mes sens étaient offensés, et c’est à travers de cruels dégoûts que j’entrevoyais la beauté ou la gloire, Cassandre levant au ciel des yeux ardents ou le triomphe de Paul-Émile. Aussi m’a-t-il fallu refaire plus tard mes études comme j’ai pu et rapprendre seul ce qu’on m’avait mal appris. Je dois dire, à l’excuse de mes maîtres, que je n’étais pas bien doué pour recevoir l’instruction publique et commune. Je n’étais pas moins intelligent que mes condisciples, j’étais peut-être plus intelligent que quelques-uns d’entre eux, mais mon intelligence était d’un tout autre ordre. Je comprenais certaines choses avec une force et une profondeur singulières pour mon âge tandis que d’autres choses, qui passaient pour faciles, ne pouvaient m’entrer dans l’esprit.

Ces inégalités ne se compensaient pas. Enfin, j’ai toujours été doux, mais d’une douceur farouche, et dès l’enfance, avide de solitude. La pensée d’une allée dans un bois, d’un ruisseau dans un pré me jetait sur mon banc dans des transports de désirs, d’amour et de regrets qui allaient jusqu’au désespoir.

Peut-être serais-je tombé malade de chagrin dans cet affreux collège si un don, que j’ai gardé toute ma vie, ne m’avait sauvé, le don de voir le comique des choses. Mes professeurs Crottu, Brard et Beaussier m’ont, par leurs ridicules et leurs vices, donné la comédie. Ils me furent des Molières sans le savoir ; ils m’ont sauvé de l’ennui mortel ; je leur en garde une profonde reconnaissance.

Le fonctionnement très particulier de ma mémoire me rendait impropre aux études en commun. Au rebours de mes condisciples qui apprenaient vite et oubliaient aussi vite, je retenais lentement et gardais indéfiniment ce que j’avais retenu, en sorte que j’étais toujours savant trop tard. Somme toute, cette disposition m’a été salutaire, si elle m’a empêché de préparer ces examens, ces concours qui abîment le cerveau. Je lui devrais alors d’avoir gardé, à défaut d’autres qualités, la fraîcheur des idées. Assurément elle ne convenait point à un enseignement en masse qui s’adressait uniquement à la mémoire, à la mémoire machinale, et non à la mémoire esthétique, à cette divine Mnémosyne, qui enfante les Muses. Mais prenons garde ; peut-être, quand je parle ainsi, traîne-t-il dans mon âme un reste de rancune contre Fontanet, dont la mémoire, rapide comme les victoires de César, triomphante, insolente, me remplissait d’admiration et d’envie.

Sur mes seize ans je passai, à la diable, un affreux petit examen nommé baccalauréat, bien fait pour avilir en même temps les candidats et les examinateurs. Il y avait alors un baccalauréat ès sciences et un baccalauréat ès lettres. Celui que je subis était de la seconde sorte, pire que la première, car on conçoit qu’on demande à un pauvre garçon ce que c’est qu’une machine pneumatique, et ce qu’il sait du carré de l’hypoténuse ; mais interroger des jeunes hommes sur leur commerce avec les muses héliconiennes, c’est une odieuse profanation. Il nous fallait deux jours pour montrer nos connaissances. Le premier jour nous en faisions la preuve écrite, le second jour la preuve orale.

Le matin de ce second jour, ma chère maman me donna une pièce de cent sous pour déjeuner place de la Sorbonne et me trouver tout de suite à même de répondre à l’appel. Ayant alors l’âme romantique, je gardai la pièce de cent sous, achetai un petit pain de gruau et l’allai manger sur les tours de Notre-Dame. Là, je régnais sur Paris. La Seine coulait entre les toits, les dômes et les clochers, et on la voyait dans le lointain bleuâtre perdre son filet d’argent entre les verts coteaux. J’avais sous mes pieds quinze cents ans de gloire, de vertus, de crimes et de misères, ample sujet de méditation pour mon esprit encore informe et malhabile. Je ne sais à quoi je songeai, mais quand j’arrivai dans la vieille Sorbonne mon tour était passé. De mémoire d’appariteur, rien de pareil ne s’était vu encore. Je m’accusai. On ne me crut pas. La vérité parut invraisemblable et l’on m’inscrivit en queue de liste. Les examinateurs étaient fatigués et maussades. À cela près tout se passa bien. On me demanda de prouver l’existence de Dieu ; je le fis aussitôt. Un examinateur, fort savant homme, nommé Hase, montra plus d’esprit que ses collègues. Renversé sur sa chaise, les jambes croisées, et caressant son magnifique mollet, il me demanda si le Rhône ne se jetait pas dans le lac Ontario. Je n’osai lui dire non de peur d’être incivil et gardai le silence, sur quoi il me reprocha de manquer d’idées en matière de géographie.

Je secouai la poussière de mes souliers sur le seuil de la vieille Sorbonne.