La Vie en fleur/Chapitre I

Calmann-Lévy (p. 1-27).

I

ON NE DONNE PAS ASSEZ

Ce jour-là, Fontanet et moi, tous deux élèves de cinquième sous M. Brard, ayant quitté le collège à quatre heures et demie, au son de la cloche, selon la coutume, nous descendions la rue du Cherche-Midi, suivis de madame Tourtour, attachée à la famille Fontanet, et de Justine, que mon père avait surnommée la Catastrophe parce qu’elle déchaînait ordinairement autour d’elle les fureurs du feu, de l’air et des eaux, et que tous les objets qu’elle tenait dans ses mains lui échappaient soudain pour prendre des directions imprévues. Nous regagnions la maison paternelle et nous avions un assez long chemin à faire ensemble. Fontanet habitait au bas de la rue des Saint-Pères. C’était un soir de décembre. Il faisait déjà noir, le trottoir était humide et les becs de gaz brûlaient dans une brume rousse. La route s’égayait des mille bruits de la ville, que coupaient à chaque instant les cris aigus et les rires sonores de Justine, accrochée aux passants par les mailles de son fichu de laine ou les poches de son tablier.

— On ne donne pas assez, dis-je tout à coup à Fontanet.

J’exprimai cette pensée avec l’accent d’une conviction sincère et comme le résultat de mûres réflexions. Je croyais puiser une vérité si rare dans les profondeurs de ma conscience et je la communiquais comme telle à Fontanet. Il est toutefois plus probable que je répétais une phrase que j’avais entendue ou lue quelque part. J’étais disposé, en ce temps-là, à prendre pour miennes les idées d’autrui. Je me suis corrigé depuis, et je sais maintenant combien je dois à mes semblables, aux anciens comme aux modernes, à mes concitoyens ainsi qu’aux peuples étranger, et notamment aux Grecs à qui je dois tout, à qui je voudrais devoir davantage, car ce que nous savons de raisonnable sur l’univers et l’homme nous vient d’eux. Mais ce n’est pas la question.

En m’entendant énoncer cette maxime, qu’on ne donne pas assez, Fontanet, qui était très petit pour son âge, leva obliquement vers moi sa fine tête de renard et m’interrogea des yeux. Fontanet était toujours prêt à examiner toutes les idées pour en tirer profit. L’avantage de celle-ci ne lui apparaissait pas tout d’abord : il attendait des éclaircissements.

Je repris avec une gravité plus marquée :

— On ne donne pas assez !

Et je m’expliquai :

— On ne fait pas suffisamment l’aumône. On a tort ; il faudrait que chacun donnât son superflu aux pauvres.

— C’est possible, répondit Fontanet après quelques instants de réflexion.

Encouragé par cette seule parole, je proposai à mon cher condisciple de former tous les deux une association charitable. Je lui connaissais un caractère enteprenant, un esprit inventif, et j’étais sûr qu’à nous deux, nous ferions de grandes choses.

Après une courte discussion, nous tombâmes d’accord.

— Combien as-tu d’argent à donner aux pauvres ? me demanda Fontanet.

Je répondis que j’avais quarante-neuf sous à mettre dans l’œuvre et que, si Fontanet en apportait autant, nous pourrions commencer tout de suite à faire l’aumône.

Il se trouva que Fontanet, qui était l’unique enfant d’une très riche veuve, et qui avait reçu un poney tout sellé pour ses étrennes, ne pouvait disposer que de huit sous pour le moment. Mais, comme il le fit observer justement, il n’était pas nécessaire que, dès le commencement, chacun de nous apportât la même somme. Il donnerait plus tard davantage.

À la réflexion, je m’apercevais que l’inconvénient de notre entreprise était sa facilité même. Il n’était que trop aisé de remettre nos cinquante-sept sous au premier aveugle que nous rencontrerions. Et pour ma part, s’il faut l’avouer, je ne me jugeais pas assez payé de ma générosité par le regard du caniche, assis sur son derrière, sa sébile dans la gueule. Je voulais un autre loyer de ma bienfaisance. À douze ans, j’étais un peu pharisien. Qu’on me le pardonne. Je ne me suis que trop amendé depuis.

Ayant laissé Fontanet à sa porte, je me pendis au bras de Justine, que j’aimais, et, tout plein de mes desseins charitables, je lui demandai :

— Est-ce que tu trouves qu’on donne assez, toi ? dis.

À son silence, je m’aperçus qu’elle ne comprenait pas, et je n’en fus pas surpris ; elle ne m’écoutait jamais, et me comprenait rarement. À cela près, nous nous entendions à merveille. Je m’expliquai. Secouant de toutes mes forces son bras frais et ferme, pour retenir son attention fugitive, je lui criai :

— Justine, est-ce que tu trouves que l’on fait assez l’aumône aux pauvres ? Moi, je ne trouve pas.

— On donne toujours trop aux mendiants, répondit-elle, ce sont des fainéants, mais il y a les pauvres honteux, et ceux-là sont à plaindre. Il y en a partout ; ils se cachent. Et ils souffrent plutôt que de demander.

J’avais compris ; j’étais décidé. Je me vouerais avec Fontanet à la recherche des pauvres honteux.

Le soir même, par un coup inattendu de la fortune, je reçus de mon grand-père, qui était pauvre et généreux, une pièce de cent sous. Et le lendemain matin, à la classe de M. Brard, j’informai, par signes, Fontanet que nous disposions désormais d’une somme de sept francs quatre-vingt-cinq centimes pour les pauvres honteux. M. Brard observa mes gestes, les qualifia de dissipation et me donna une mauvaise note de conduite. Oh ! quel amer sourire plissa mes lèvres, de quel regard dédaigneux j’observai ce maître inepte, tandis qu’il me notait d’inconduite sur le registre déjà noir de mes fautes. Car, à quoi bon le cacher ? j’avais des torts innombrables au jugement de M. Brard.

À la récréation de midi, Fontanet fit claquer ses doigts en signe de joie et me fit pressentir qu’un jour ou l’autre, sa tante, qui était très riche, lui donnerait le double ou le triple de ce que j’apportais et qu’en attendant, je devais lui remettre les sept francs quatre-vingt-cinq. Ce dépôt était nécessaire, selon lui, pour la comptabilité de l’œuvre.

Et nous résolûmes de chercher dès le soir même, au sortir du collège, un pauvre honteux. Les circonstances favorisaient cette recherche. La Tourtour, atteinte d’une fluxion, gardait la chambre, et Justine, ma Justine, ramenait seule au foyer domestique Fontanet et moi. Et Justine, dont les joues écarlates semblaient toujours sur le point d’éclater, Justine, qui avait assez à faire de lutter contre les catastrophes qui fondaient incessamment sur elle, nous apparaissait comme incapable de surveillance et dénuée de toute autorité. Et ce n’était pas trop de tous nos moyens pour découvrir dans la foule des citadins un de ces pauvres honteux dont l’unique caractère est de souffrir en silence. Nous crûmes bien, pourtant, avoir mis la main sur l’un d’eux. Vêtu d’une cotte sordide, il se traînait en boitant.

Nous étions tout yeux pour le contempler.

— C’en est un, murmurai-je à l’oreille de Fontanet.

— Pour sûr, répondit-il.

Mais, au coin de la rue Vavin, l’homme entra dans un cabaret qui avait une grille peinte et des pampres en fer forgé. Nous le vîmes saisir et boire un verre de vin sur le comptoir de zinc qui étincelait à la lumière.

— Je crois, dis-je, que c’est un ivrogne.

— Pardi ! c’était bien facile à voir, répliqua Fontanet, qui me força d’admirer sa perspicacité.

Un échec n’était pas pour nous décourager ; nous continuâmes notre recherche, accompagnés par Justine qui s’essoufflait à nous suivre à travers les mille détours de notre course curieuse. Sur le carrefour de la Croix-Rouge, nous avisâmes une jeune paysanne qui, son panier sous le bras, épelait les écriteaux, et semblait dans une grande détresse. Je pensai avoir trouvé en elle ce que nous cherchions, je m’approchai d’elle très poliment, et, tirant mon chapeau :

— Puis-je vous être utile en quelque chose ?

Elle ne me répondit que par un regard irrité. Je renouvelai mes offres. Vraiment, on l’avait trop avertie dans son pays des dangers qu’une fille court à Paris et on lui avait donné une idée exagérée de la précocité du vice dans les villes. J’étais assez grand pour mon âge, pourtant je n’avais pas l’air bien terrible. Il fallut que la peur troublât sa vue jusqu’à me prêter des moustaches : elle m’appela insolent et me donna un soufflet. Mon innocence m’empêcha de sentir sur le coup ce que ce soufflet avait de flatteur. Fontanet, qui observait la scène avec curiosité, en poussa un gloussement de joie. Justine intervint. Elle appela la jeune paysanne femelle ou même fumelle et la menaça de la battre. Puis s’adressant à moi :

— Cela vous apprendra, monsieur Pierre, à tracasser les filles. Vous êtes bien mal gesté, vous êtes un mauvais garnement.

— Ce ne serait pas arrivé, me dit Fontanet, si tu m’avais laissé parler à cette paysanne. Mais tu veux toujours tout faire par toi-même sans demander conseil à personne.

Ce reproche était immérité. J’en atteste tous les témoins de ma vie.

Nous convînmes que la recherche d’un pauvre honteux était difficile, ardue, chanceuse ; nous ne nous y livrâmes qu’avec plus d’ardeur. Nous entrions dans la rue des Saints-Pères, et il n’y avait plus de temps à perdre. Là nous suivîmes un homme évidemment malheureux : courbé sous le poids des soucis, son pantalon pointu au genou, son chapeau crasseux, son nez qui lui descendait jusque sur la bouche, tout nous révélait un pauvre honteux. Nous allions l’aborder quand Fontanet me tira brusquement par le bras.

— Méfie-toi. Il est décoré.

En effet, un ruban rouge était noué à la boutonnière de sa redingote. Nous reconnûmes à ce signe que, loin d’être un pauvre, ce monsieur comptait parmi les personnages les plus considérables de la société. Nous exagérions peut-être, mais nous étions nourris dans le respect des honneurs.

Quelques pas plus loin, Fontanet, qui ne se lassait pas, s’écria :

— Le voilà ! le voilà ! en me montrant un vieillard négligemment vêtu qui, tout en marchant, fouillait dans ses poches et n’y trouvait pas ce qu’il cherchait, car il ne cessait pas ses fouilles. Qu’y cherchait-il ? Des pièces de monnaie, du tabac ? On ne pouvait savoir, mais c’était là, pour Fontanet, le signe certain, l’indice révélateur du pauvre honteux. Il ne peut se résigner à mendier et s’obstine à chercher dans ses poches vides les biens qui n’y sont plus.

— Parle-lui, me dit Fontanet.

— Parle-lui, toi, répliquai-je. Tu viens de me dire que je ne savais pas m’exprimer. D’ailleurs, c’est toi qui as l’argent, c’est à toi de l’offrir.

Cette raison décida Fontanet qui, se jetant devant l’homme qui fouillait ses poches, l’arrêta sur le trottoir étroit et, levant sa caquette, lui dit :

— Monsieur…

Après ce début, Fontanet, qui était pourtant de son naturel hardi et même effronté, resta coi. Le vieillard, de près, avait l’air cossu ; on lui voyait une épingle d’or et une chaîne d’or. Je me portai au secours de Fontanet, et, tirant aussi ma caquette :

— Monsieur… dis-je poliment d’une voix faible.

Et, le courage me manquant, je n’en dis pas davantage.

Voyant notre embarras, cet homme nous appela ses petits amis et nous demanda en quoi il pouvait nous être utile.

Fontanet avait dans l’esprit des ressources extraordinaires.

— Monsieur, dit-il hypocritement, voulez-vous nous indiquer la rue de Tournon ?

— La rue de Tournon… Vous y tournez le dos, mes petits amis. Prenez la première rue à gauche, puis la seconde encore à gauche, puis la troisième…

Il hésitait et, à chaque indication qu’il cherchait, il fouillait dans les goussets de son gilet comme pour y trouver les endroits difficiles de son itinéraire. Fontanet le regardait avec le mauvais sérieux de son museau de renard ; je me mordais les lèvres ; tout à coup j’éclatai de rire, mon camarade en fit autant, et nous nous enfuîmes de toutes nos jambes, non pas toutefois assez vite pour ne pas entendre le vieillard interdit nous traiter de drôles et de polissons.

Justine, ne comprenant rien à notre fuite précipitée, et craignant de nous voir lui échapper, peut-être pour toujours, se demandant déjà comment elle oserait reparaître sans moi devant ma mère, prit sa course dans la rue encombrée et sombre et nous poursuivit à travers tous les obstacles, se heurtant sur son passage aux êtres et aux choses et tombant sous une voiture à bras.

Elle nous retrouva devant la poêle de l’Auvergnat au coin de la rue de l’Université. Fontanet achetait pour deux sous de marrons sur la caisse des pauvres honteux. Justine nous reprocha notre conduite. Nous lui offrîmes un marron. La chair est faible ; elle le mangea en murmurant.

Nous arrivâmes à la maison, en retard et en désordre, Justine indécemment crottée.

— Comme vous êtes faite, ma fille, lui dit ma mère.

Justine courut à la cuisine, et, pour rattraper le temps perdu, elle versa un boisseau de charbon dans le fourneau. Elle pleurait. Les reflets du brasier empourpraient son visage et enflammaient ses larmes comme celles que versait, dans Troie incendiée, la fille de Priam, trop aimée d’Apollon :

Ad coelum tendens ardentia lumina, frustra.

Je désespérais de trouver un pauvre honteux. Mais, à quelques jours de là, Fontanet, pendant la récréation de midi, conta à La Chesnais nos projets et nos mécomptes avec un art accompli d’en rejeter tout le ridicule sur moi, et il demanda si La Chesnais connaissait un pauvre honteux, un pauvre qui ne mendie pas. La Chesnais jouissait parmi nous de la plus haute estime.

Il répondit que sa mère avait secouru un pauvre de cette espèce.

— Il est mort, mais il a laissé une veuve et deux enfants. Maman leur donne mes vieux vêtements. La veuve Bargouiller, ajouta La Chesnais, habite passage du Dragon.

Et il indiqua le numéro, que j’ai oublié. Nous résolûmes, Fontanet et moi, de porter à la veuve Bargouiller la somme consacrée à l’infortune cachée, ou du moins, ce qui restait de cette somme, car, à l’instigation de Fontanet, j’en tirais chaque jour quelque chose pour acheter des gâteaux et des tablettes de chocolat. Fontanet m’engageait d’autant plus vivement à faire ces dépenses qu’il apporterait bientôt lui-même des sommes énormes à la caisse commune.

Le mercredi, jour de congé, ma mère me laissait sortir l’après-midi seul avec Fontanet qui lui inspirait une entière confiance. À un certain égard, elle n’avait pas tort : Fontanet ne faisait jamais de sottises, mais, volontiers, il en faisait faire aux autres. Ma mère ne pouvait pas pénétrer le caractère de Fontanet, qui se montrait toujours à son avantage devant elle et déployait ce qu’il faut d’hypocrisie pour obtenir l’estime du monde. Nous profitâmes de cette confiance pour aller visiter la veuve Bargouiller. La rue de Rennes n’était pas encore percée et l’on pénétrait dans la cour du Dragon par une rue étroite, sous une voûte où se tordait un effroyable dragon. Il existe encore ; c’est un morceau d’un très bon style Louis XV. On l’a peint en vert. Il serait plus beau dans le gris de la pierre[1]. Au temps lointain dont je parle, il était peint d’un rouge vif qui en augmentait l’horreur. Et il semblait que sa gueule enflammée fît un vacarme épouvantable, car, en s’en approchant, on entendait un bruit auprès duquel celui des moulins à foulon, qui effraya tant Sancho Pança, passerait pour un doux murmure. Ce tapage étourdissant était produit, à la vérité, par des centaines de marteaux qui battaient le fer ensemble. Ce passage, habité par des cyclopes, est hérissé de grilles peintes en rouge comme le dragon de la voûte. Nous cheminions à travers ce fer retentissant. L’aventure promettait d’être assez merveilleuse. Enfin, vers le bout du passage, au numéro indiqué par La Chesnais, nous poussons une porte et nous pénétrons dans des ténèbres gluantes, nous respirons une odeur de moisissure et nous nous heurtons à de vieux fûts, à des échelles, à des planches pourries. Le bruit des marteaux sans nombre, qui nous étourdissait tout à l’heure, nous parvient assourdi et nous rassure. Après quelques instants, nos yeux s’accoutumant à l’obscurité, découvrent un escalier tournant très rapide, où pend, pour soutien, une grosse corde grasse. Après avoir monté à tâtons une vingtaine de marches, nos mains touchent une porte ; ne trouvant pas de sonnette, je gratte doucement. Fontanet frappe plus fort.

— Qui frappe ? demanda une voix rude.

— Nous.

— Que demandez-vous ?

— Madame Bargouiller.

Des pas approchent lentement, la serrure grince, la porte s’ouvre. Madame Bargouiller paraît rougeoyante, coiffée en nid de vipères, la poitrine mal contenue par une camisole à fleurs.

La chambre carrelée servait de cuisine et de chambre à coucher ; un grand lit, un petit, un buffet de bois, quelques chaises de paille en composaient l’ameublement. Une de ces chaises n’avait que trois pieds. Des ustensiles de cuisine et des images de sainteté étaient pendus aux murs. Des bouteilles et des verres sales garnissaient la cheminée.

La veuve nous demanda d’une voix adoucie ce que nous voulions.

— Vous êtes pauvre, n’est-ce pas, madame ? lui demanda Fontanet.

— Hélas, oui ! soupira la veuve.

Elle nous fit asseoir. Fontanet, bien plus petit que moi, lui parut le plus considérable, car elle le fit asseoir dans un siège garni de coussins troués et me tendit la chaise qui n’avait que trois pieds. Elle nous conta, en gémissant, ses malheurs : ils venaient de son veuvage. Son mari occupait un poste de confiance à Bercy. Mais il était mort après une longue maladie et l’on avait tout vendu. Elle-même était matelassière, mais avait perdu toute sa clientèle. Elle parla abondamment de ses deux enfants, Alice et Firmin, bien mignons et donnant bien de la peine à élever. Sans ouvrage, pour l’heure, ils étaient allés en chercher.

Avec une grâce et une aisance que j’admirai, Fontanet lui remit le secours pécuniaire, sans spécifier la part que j’y avais, car il connaissait ma modestie. Elle l’appela Monsieur le Vicomte, et le remercia avec des larmes en louant le bon Dieu qui lui avait envoyé un ange pour la secourir.

Elle nous demanda si par hasard nous n’aurions pas du vieux linge et de vieux souliers, car elle en manquait. Elle nous demanda de lui donner tout ce qui était hors d’usage : elle tirerait parti de tout.

Elle s’enquit de la personne qui nous avait envoyés, et, quand elle sut que nous avions son adresse par le fils de madame de La Chesnais, elle garda le silence, ce qui me donna l’impression qu’elle n’était pas restée en très bons termes avec cette bienfaitrice.

Elle s’informa soigneusement de nos noms et de la condition de nos parents et nous fit répéter plusieurs fois l’indication de nos domiciles, comme pour l’apprendre par cœur. Nous nous levâmes et prîmes congé.

Elle nous rappela sur le pas de la porte le besoin où elle était d’habits et de linge, tant pour elle que pour Alice et Firmin, nous invita de la façon la plus pressante à revenir la voir, nous promit de nous recommander au bon Dieu, dans ses prières, et nous avertit de ne pas tomber dans l’escalier qui était un peu noir.

Je sortis de ce misérable logis le cœur sec et sans aucune pitié de la veuve Bargouiller. Mais le visage de Fontanet exprimait, au contraire, si profondément un zèle pieux, les joies austères de la bienfaisance, l’ardeur d’une âme charitable, que, me comparant à lui, je fus honteux de moi-même.

— On ne donne pas assez ! soupira mon ami. De quel plaisir on se prive !

Et son museau pointu reluisait d’une sainte allégresse.

Cette pensée, cette attitude, cet air pénétré firent impression sur moi, et je m’efforçai d’éprouver d’aussi beaux sentiments que Fontanet.

— Qu’est-ce que tu sens donc, Pierre ? me demanda ma mère.

Sa finesse d’odorat lui faisait découvrir d’ordinaire en quelles compagnies les êtres qu’elle aimait étaient allés en son absence. Mais sa confiance en Fontanet lui ôtait toute inquiétude. Elle n’insista pas.

Sans tendresse pour la veuve Bargouiller, je résolus cependant de lui continuer mes bienfaits. Ce n’était pas facile. Je n’avais pu économiser en toute une semaine que vingt-cinq centimes, maigre ressource pour une mère et ses deux enfants. Fontanet n’avait encore rien reçu de sa tante. Tourmenté du désir égoïste de donner, et me rappelant que la veuve Bargouiller demandait instamment du vieux linge, je jetai les yeux sur l’armoire où ma mère rangeait mes caleçons et mes chemises et je fus tenté d’en prendre quelques-uns pour satisfaire mon appétit de bienfaisance. Quand l’ordre des temps ramena le mercredi cette tentation devint irrésistible. Je ne me faisais pas d’illusions sur la légitimité de cette action hardie. J’avais alors sur la propriété des idées plus sévères que je n’en ai aujourd’hui, des idées traditionnelles. J’estimais que mon linge de corps n’était pas à moi puisque je ne l’avais pas payé. Je trouve aujourd’hui la question moins simple. Je conçois l’origine et la nature de la propriété tout autrement que la foule de mes contemporains. Dans le temps lointain où ce récit me reporte, j’étais aussi peu proudhonien que possible et je distinguais le bien d’autrui du mien avec une parfaite clarté. Or, selon mon sentiment, conformément à mes principes, d’après ma propre morale enfin, je ne pouvais disposer de mes nippes. Ma conscience me l’interdisait absolument. Je n’écoutai point ma conscience, je me coulai dans ma chambre, j’ouvris précipitamment l’armoire (c’était, il m’en souvient, une petite armoire anglaise, très simple, en acajou, que je trouvais affreuse et qui devait être charmante ; mais nul alors ne s’avisait de la trouver belle). J’en tirai sans choix, presque au hasard, un petit paquet de hardes que je coulai sous mon pardessus, et je m’esquivai aussitôt en compagnie de Fontanet. Si l’on veut le savoir, j’emportai, autant qu’il m’en souvienne, deux ou trois chemises de nuit, un gilet de laine, ou peut-être de coton, et une demi-douzaine de bonnets de nuit, de ces bonnets de nuit, vraiment hideux, qu’on nommait casques à mèche, couvre-chefs emblématiques du bourgeois tranquille. Sans doute, j’avais fait ce choix avec précipitation, mais quand je dis que je l’avais fait au hasard, je farde la vérité. Les bonnets de coton m’étaient en horreur ; dépenser les miens en aumônes me causait une double joie, et c’est avec une intention bien nette que j’en mis le plus grand nombre possible dans mon butin.

Aujourd’hui encore le bonnet de coton me paraîtrait quelque chose d’abominable si je ne songeais que Jeanneton, dit-on, en couronna le petit roi d’Yvetot. Mais cela n’est point dans mon sujet. Fontanet, qui huit jours auparavant avait si bien exprimé les délices de la bienfaisance, ne s’intéressait plus à la veuve Bargouiller. Il refusait de m’accompagner chez elle. Son intention était d’aller tirer à la carabine dans une baraque nouvellement établie sur le boulevard de l’Observatoire. Je lui représentai que je tenais sous mon pardessus du vieux linge, destiné aux deux enfants de la pauvre veuve. Il me conseilla de rapporter le paquet à la maison, ou plus simplement de le jeter dans quelque bouche d’égout. Tout ce que je pus obtenir de lui, ce fut qu’il m’attendît devant le passage du Dragon pendant que j’accomplissais, en vêtant ceux qui sont nus, une des sept œuvres de la miséricorde. Je trouvai madame Bargouiller plus rouge et plus enflammée que la première fois et le nid de vipères plus agité sur sa tête. Elle me demanda des nouvelles du petit vicomte (c’est ainsi qu’elle appelait Fontanet) et, quand elle apprit qu’il ne viendrait point, elle parut vivement contrariée.

— Il est si mignon, dit-elle. Et puis on voit qu’il est « de la haute ».

Alice et Firmin étaient encore sortis pour chercher de l’ouvrage. Leur mère reçut avec une reconnaissance qui me parut médiocre les vêtements que j’apportais pour eux. Elle m’invita avec des prières et même des menaces à ne pas dire dans ma famille à qui j’avais remis ce linge ; elle m’avertit que les plus grands malheurs fondraient sur moi si je révélais ce secret. Comme je ne lui promettais rien, elle changea de manière, gémit, pleura, prit Dieu à témoin de ses malheurs et de ses vertus ; puis, ayant versé un peu de liqueur rouge dans un petit verre, elle me l’offrit.

— C’est du noyau, me dit-elle, cela vous fera du bien, mon mignon.

Je refusai, elle insista. Toutes les vipères de sa chevelure se tordaient sur sa tête. Épouvanté, je bus. Elle me demanda si je ne pourrais pas lui donner quelque argent pour payer le boulanger. Je lui répondis avec confusion que je n’en avais pas. Comme dit le poète tragique, « je respirais une retraite prompte ».

Au bout du passage, je retrouvai Fontanet, qui, sous le Dragon rouge, au bruit des marteaux, achevait de manger une tarte aux prunes qu’il venait d’acheter chez le pâtissier du coin. Il écouta à peine le récit que je lui fis de mon entretien avec la veuve Bargouiller et me déclara qu’il désapprouvait ma conduite et se refusait à rien savoir de cette sotte histoire. Nous allâmes tirer au pistolet. Il me persuada qu’il tirait bien. Mais il n’y parvint que par la force de la parole et contrairement au témoignage de mes sens.

J’étais soucieux ; en montant l’escalier domestique, mon inquiétude croissait à chaque degré. Je me jugeais sévèrement et m’attendais, non sans raison, à ce que mes fautes fussent découvertes. Justine m’ouvrit la porte. Ses yeux bleus avaient cuit dans les larmes ; ses joues écarlates étaient près d’éclater. Elle me regarda, en silence, avec terreur.

Je trouvai ma mère très calme :

— Tu sens l’eau-de-vie, me dit-elle. D’où viens-tu ? À qui as-tu donné le linge que tu as emporté ?

— À une pauvre veuve, qui habite la cour du Dragon, madame Bargouiller.

— Je la connais, fit ma mère.

Et se tournant vers mon père :

— C’est cette matelassière qui m’a volé la laine de mes matelas et s’est fait chasser de partout pour son ivrognerie.

Irrité d’avoir été dupe, je protestai aigrement que c’était une très honnête femme, et pieuse.

J’ajoutai que madame Bargouiller avait deux enfants à élever.

— Sans doute, me répondit mon père, et ils sont fort à plaindre. Mais, dis-moi, Pierre, pourquoi n’as-tu pas consulté tes parents avant de faire l’aumône ? Il n’y a rien de plus difficile que de donner. Et j’avoue que cette question de la charité privée me trouble beaucoup. C’est bien de la témérité de ta part, Pierre, d’avoir cru, à ton âge, pouvoir faire seul, sans conseils, ce qui exige beaucoup d’expérience et de réflexion. Mon ami, monsieur Amédée Hennequin, condamne la charité privée et la charité publique, et pourtant c’est une âme tendre. Il est communiste et assure qu’on n’arrivera à rien en fait d’assistance sans une révolution sociale. Je suis tenté de croire qu’une révolution sociale ne suffirait pas et qu’il faudrait une révolution morale…

Ma mère interrompit ce discours qui, visiblement, lui semblait déplacé et hors de propos.

— Pierre, me dit-elle, pourquoi ne m’as-tu pas demandé la permission d’emporter ce linge ?… Tu ne me l’as pas demandée parce que tu prévoyais que je ne te la donnerais pas. Ce linge n’était pas à toi. Les idées de monsieur Amédée Hennequin et de monsieur Proudhon ne sont pas encore réalisées. Tu as disposé d’un bien qui ne t’appartenait pas. Je consens à t’excuser sur l’intention, bien que tu aies agi beaucoup plus par orgueil que par pitié, et surtout avec légèreté. Ce n’est pas Fontanet qui aurait fait une pareille sottise. Je suis bien sûre qu’il ne t’a pas accompagné chez cette femme, quand tu y as porté tes chemises et tes bonnets de nuit.

Je ne pus m’empêcher de murmurer de ces louanges que je ne jugeais pas méritées. Je savais que Fontanet ne valait pas mieux que moi, et si je ne le sais plus aujourd’hui, c’est que j’ai appris à douter de tout.

— Écoute-moi, mon enfant, poursuivit ma mère avec plus de fermeté qu’elle n’en avait encore mis dans sa réprimande. Je vais te faire connaître une des conséquences de ton étourderie. C’est Justine qui a découvert, quelques instants après ton départ, le pillage de ton armoire. Justine est une très honnête fille ; mais sa condition lui fait toujours craindre d’être soupçonnée. La peur d’être accusée du vol de ce linge lui a donné une affreuse crise de nerfs. Elle perdit la raison. Je m’efforçais de la rassurer et de lui dire que je ne la soupçonnais pas. Elle criait que les gendarmes viendraient la prendre et qu’on la mettrait en prison pour une faute qu’elle n’avait pas commise.

Ces paroles de ma mère me firent grande impression. J’avais assisté, au théâtre Comte, à la représentation de la Pie voleuse ou la Servante de Palaiseau. Je comprenais les affres qui avaient déchiré le cœur de ma chère Justine.

Je courus à la cuisine où je la trouvai plongée encore dans un sombre désespoir. Je l’embrassai avec effusion et lui demandai pardon des angoisses que je lui avais causées bien involontairement par mon étourderie.

— Ah ! monsieur Pierre ! s’écria-t-elle à travers ses sanglots, si vous aviez été plus intelligent, vous n’auriez pas fait une chose pareille.

Justine avait raison. Je n’aurais pas fait une pareille chose, si j’avais été plus intelligent.

  1. Mais voici qu’un Parisien curieux des antiquités et illustrations de sa ville me dit qu’il ne faut pas rêver sur ce dragon, qu’il est en plâtre et moins ancien qu’il n’a l’air.