La Vie en fleur/Chapitre II

Calmann-Lévy (p. 28-36).

II

LES MALHEURS
DE LA FILLE DES TROGLODYTES

Je ne retrouvais plus en Justine cette ardeur destructive qui s’était exercée, dans les premiers temps de sa condition, sur la vaisselle confiée à ses soins et les bronzes offerts au docteur Nozière par ses malades guéris et reconnaissants. La cuisine retentissait moins souvent du bruit des assiettes écroulées, et des cris frénétiques de la jeune servante hachant le bout de ses doigts avec le bœuf bouilli. Les feux de cheminée et les inondations devenaient plus rares : les lustres ne tombaient plus d’eux-mêmes et spontanément sur les planchers, et, si mon père la disait encore féconde en catastrophes, s’il dénonçait le génie sivaïte de cette simple créature, s’il l’accusait de troubler sans cesse le repos nécessaire à l’homme d’études, c’était qu’incapable, ainsi que la plupart des hommes, de réformer ses jugements sur de nouvelles expériences, il s’en tenait aux opinions acquises et aux idées préconçues. Ma mère, plus juste et mieux avisée, reconnaissait qu’au chaos des premiers jours succédaient, en cette intelligence servile, les premiers linéaments de l’ordre et les premiers accords de l’harmonie.

Justine avait fait la paix avec le Spartacus de la pendule. Elle ne le frappait plus de la hampe de son plumeau dépenaillé et le héros ne menaçait plus de l’écraser de son poids. Mais elle se refusait obstinément à croire qu’il s’appelât Spartacus. En vain, je m’efforçais de le lui prouver, histoire et dictionnaire en main, avec le pédantisme niais et taquin d’un humaniste de treize ans. Elle opposait à mes démonstrations un sourire tranquille et répondait invariablement :

— Non ! Non ! mon petit maître, il ne s’appelle pas du nom que vous dites. Oh ! non certes.

— Pourquoi cela ?

— Vous seriez trop content si je vous le disais.

— Mais, Justine, comment s’appelle-t-il, s’il ne s’appelle pas Spartacus ?

— Il s’appelle rien : c’est vous qui avez donné à ce guignol un vilain nom.

— Justine, apprenez que Spartacus à la tête d’une troupe d’esclaves défit quatre armées prétoriennes, trois armées consulaires, et qu’enfin, le Sénat ayant envoyé contre lui les légions de Crassus et de Pompée, forcé d’accepter la bataille, il tua son cheval…

Justine m’interrompit :

— Il faut que j’aille remuer mes lentilles qui sont sur le feu, car il n’y a rien de traître comme les lentilles pour s’attacher.

Je la retins par son tablier.

Justine, cette statue de Spartacus est le chef-d’œuvre de Monsieur Foyatier, un ami de papa, maintenant très vieux. Il était berger dans son enfance et, en gardant les troupeaux, il sculptait de petits animaux dans du bois, avec son couteau…

— C’est comme mon frère Phorien, dit Justine. Pas plus haut qu’une botte, en paissant les bêtes, il faisait des pièges à prendre les oiseaux et toutes sortes d’engins. Il se montrait déjà très capable. Mais il faut que j’aille remuer mes lentilles.

Et Justine courut vers la cuisine d’où s’échappait une âcre odeur de brûlé.

Ce Spartacus du doux Foyatier, dont l’original, dans le jardin des Tuileries, tournait jadis contre le château ses regards irrités et ses poings menaçants, je l’ai pris en grippe pour l’avoir trop vu dans mon enfance, et parce que c’est un morceau insipide. M. Ménage en disait : « ce bonhomme est baudruchard. » Mon père l’aimait. Je ne crois pas, entre nous, qu’il l’ait jamais vu, ce qu’on appelle vu. Il ne regardait rien de ce qui ne touchait pas à sa profession, excepté les aspects de la nature, quand ils étaient riants ou sublimes. Ce qu’il admirait dans le Spartacus de son cher Foyatier, c’était l’idée, le symbole. Il considérait en cette figure le libérateur des opprimés, spectacle agréable à ses yeux, car il aimait la justice et détestait la tyrannie.

— Si j’étais républicain, disait-il, je pourrais à la rigueur admettre l’oppression au nom d’un principe fondamental ou d’un intérêt supérieur ; mais je suis royaliste, et la première raison d’être d’un roi, je dirai même son unique raison d’être, c’est de garantir la liberté des peuples. Une royauté oppressive est un non-sens.

À quoi mon parrain répondait :

— Malheureusement, le souverain, d’ordinaire, retire au peuple les libertés nécessaires pour lui garantir les autres.

— C’est ce qui arrive quand le peuple est souverain.

— Faut-il qu’un homme possède notre bien pour nous le garder, et ne pouvons-nous le garder nous-mêmes ?

— En possédant tout, le roi, qui n’est qu’un homme, ne possède rien que par fiction et le peuple jouit de tout. Au contraire, dans une démocratie, les partis qui gouvernent et forment une multitude possèdent réellement le bien commun : ils frustrent le peuple qui ne jouit de rien.

— La liberté est le plus précieux des biens.

— À condition de le perdre. On aliène sa liberté chaque fois qu’on en use.

— Un républicain n’en aliène jamais le principe. Voilà la différence !

Ainsi ces deux excellents hommes, nés sitôt après l’orage qui bouleversa la société jusque dans ses fondements, disputaient ensemble sans jamais se persuader l’un l’autre et sans s’apercevoir jamais de l’évidente inutilité de leurs paroles. Ils étaient Français et aimaient l’éloquence.

Cependant Justine avait un amoureux et elle l’aimait. Je m’en étais aperçu. À quels signes ? Était-ce à l’impatience anxieuse avec laquelle elle épiait le facteur ? À la joie qui brillait dans ses yeux et embellissait son visage quand elle recevait une lettre, et à sa façon de la glisser dans son corsage ? Au rayonnement de toute sa personne ? À son humeur bizarre et changeante ? Aux brusques éclats de ses joies, au jaillissement soudain de ses larmes très douces ? Je ne saurais le dire. Mais, pour moi, tout en elle trahissait ses sentiments.

Tout à coup son humeur s’assombrit. Elle perdit ses couleurs. Ses yeux se cernèrent de noir. Elle maigrit. On ne pouvait lui arracher une parole. Ses lèvres amincies et serrées semblaient arrêter au passage des plaintes et des reproches. Le soir, elle étalait des cartes crasseuses sur la table de la cuisine, les consultait comme des oracles, puis les brouillait avec colère. Insensiblement, elle tomba dans un abattement profond. Elle ne regardait plus ses casseroles ; elle oubliait de boire et de manger. Ses mouvements devenaient difficiles et lents, et, si elle brisait encore quelque vaisselle, ce n’était plus, comme autrefois, dans une sorte de fureur sauvage, mais par l’effet d’une langueur qui lui coupait les bras et lui amollissait les doigts. Je ne doutai point que l’amour causât ces douleurs et que Justine eût perdu son amoureux. Et il n’y avait pas à en douter. J’avais vu dans le magasin de madame Letort une gravure représentant « l’Abandonnée », une jeune femme en robe de velours noir, assise sur un banc de pierre, dans une forêt dépouillée par l’automne. Justine, dans la cuisine, immobile sur sa chaise de paille, ressemblait à l’abandonnée, bien que moins jolie de beaucoup. Même expression douloureuse et sombre, mêmes regards perdus dans l’espace, même lassitude des bras tombés inertes sur les genoux. Son état m’inspirait un extrême intérêt. Connaissant la cause de son chagrin, je souhaitais qu’elle me la confiât et me permît de la consoler, mais je ne l’espérais pas. Je savais bien qu’elle ne me dirait point son mal, parce qu’il est embarrassant de parler de ces choses à un garçon, et aussi parce qu’elle me jugeait incapable de rien comprendre ; son opinion était faite à mon égard. Je la plaignais en silence.

Un matin, elle resta très longtemps, plus d’une heure, seule avec ma mère, dans la chambre aux boutons de rose. Je l’en vis sortir en larmes mais avec un air rasséréné, et je ne doutai pas, alors, qu’elle n’eût confié son chagrin à sa maîtresse et qu’elle n’en eût reçu des consolations. Ne craignant plus d’être indiscret, je dis à ma mère :

— Justine a été abandonnée par son fiancé. C’est bien triste.

Ma mère me regarda avec surprise.

— Elle te l’a dit ?

— Non, maman, mais je le sais.

Et je lui expliquai comment j’avais surpris, par la seule finesse de mon esprit, le secret de Justine et n’en avais rien révélé par discrétion.

— C’est fort bien d’être discret, me répondit ma chère maman, mais tu l’aurais été davantage en ne cherchant pas à surprendre des secrets qu’à tous égards tu ne devais pas connaître.

Elle parlait sévèrement, mais il me parut qu’elle admirait malgré elle ma perspicacité.