La Vie du Bouddha (Herold)/Partie III/Chapitre 9
IX
Dans la ville d’Atavî régnait un roi qui aimait beaucoup la chasse. Un jour, il aperçut un cerf d’une grandeur merveilleuse ; il voulut l’atteindre et se mit à le poursuivre. Mais le cerf était très agile, et le roi fut entraîné loin des chasseurs, ses compagnons. Enfin, il perdit de vue la proie qui le fuyait, et, las, découragé, il se laissa tomber au pied d’un arbre et s’endormit.
Or, un Dieu méchant, nommé Alavaka, vivait dans l’arbre. Il aimait à se nourrir de chair humaine, et il tuait pour les dévorer ceux qui s’approchaient de lui. Il vit le roi, il se réjouit, et le malheureux dormeur allait être frappé quand un bruit favorable l’éveilla. Il comprit qu’on en voulait à ses jours ; il essaya de se lever ; mais le Dieu le prit à la gorge, et le maintint à terre. Alors, il se résigna à la prière.
« Seigneur, dit-il, épargne-moi ! À ton aspect terrible, je te présume un de ces Dieux qui mangent la chair des hommes. Daigne être bon pour moi. Tu n’auras pas à te repentir de ta pitié : je la reconnaîtrai par des dons magnifiques.
— Que m’importent les dons ? répondit Alavaka. C’est ta chair que je veux ; j’en rassasierai ma faim.
— Seigneur, reprit le roi, si tu me laisses revoir Atavî, je t’enverrai, chaque jour, un homme pour que tu le manges.
— Dès que tu seras dans ta demeure, tu oublieras cette parole.
— Ah, s’écria le roi, je n’oublie point les promesses que je fais. Si, d’ailleurs, je manque un seul jour à t’envoyer ta proie, tu n’auras qu’à venir dans mon palais, à me dire ton grief, et aussitôt, sans résistance, je te suivrai pour que tu me dévores. »
Le Dieu se laissa convaincre, et le roi regagna la ville d’Atavî. Mais il songeait à sa cruelle promesse ; il ne pourrait pas l’éluder, et désormais il devrait agir en maître dur et malfaisant.
Il manda son ministre et lui conta son aventure. Le ministre réfléchit un instant, et dit au roi :
« Seigneur, il y a dans la prison d’Atavî des criminels qui ont été condamnés à mort. Il faut les envoyer au Dieu. En voyant que tu es fidèle à ta promesse, il renoncera peut-être à sa féroce exigence. »
Le roi approuva le ministre. On alla donc trouver les condamnés à mort et on leur dit :
« Il y a, non loin de la ville, un arbre qu’habite un Dieu, très friand de riz. Celui qui portera devant l’arbre un plat de riz aura sa grâce entière. »
Et, tous les jours, un condamné à mort, portant un plat de riz, s’en allait, joyeux, vers l’arbre, et ne revenait pas.
Mais il n’y eut bientôt plus de condamnés à mort dans la prison de la ville. C’est en vain que le ministre prescrivit aux juges de se montrer très sévères, de n’absoudre ceux qui étaient accusés d’assassinat que sur des preuves irréfutables d’innocence, il fallut chercher un moyen nouveau de satisfaire l’appétit du Dieu. On lui sacrifia les voleurs.
Malgré tout le zèle qu’on mit à trouver des coupables, la prison fut enfin vide, et l’on dut se résoudre à choisir les victimes parmi les honnêtes gens. Le roi et son ministre faisaient enlever des vieillards, que des gardes conduisaient, de force, devant l’arbre ; et, si les gardes n’étaient pas très légers à la course, il leur arrivait d’être dévorés par le Dieu, comme les vieillards.
Une vague inquiétude pesait sur la ville d’Atavî. On voyait les vieillards disparaître, et que devenaient-ils ? Tous les jours, le roi sentait croître son remords. Mais il manquait de courage, il ne se sacrifiait pas au salut de son peuple, et il pensait :
« Nul ne viendra donc à mon aide ? On dit que, tantôt à Çrâvastî, tantôt à Râjagriha, séjourne un homme tout puissant, un Bouddha dont on admire les prodiges. On dit qu’il aime à voyager. Que ne passe-t-il par mon royaume ? »
Par sa force divinatrice, le Bouddha connut le désir du roi. Il traversa l’espace et arriva à l’arbre d’Alavaka. Là, il s’assit.
Le Dieu le vit. Il fit quelques pas, mais, tout à coup, il fut sans force. Ses genoux se dérobaient. La rage le prit.
« Qui es-tu ? cria-t-il rudement.
— Un être beaucoup plus puissant que toi, » répondit le Bouddha.
Alavaka était plein de fureur. L’homme qui était devant lui, et qu’il ne pouvait atteindre, il eût voulu le faire périr dans les pires douleurs. Le Bienheureux ne perdait rien de son calme.
Alavaka, pourtant, parvint à se maîtriser un peu. Il songea alors qu’il vaincrait peut-être par la ruse celui qu’il haïssait. Il s’efforça d’adoucir le ton de sa voix, et il dit :
« Seigneur, tu es un sage, je le vois, et j’ai toujours pris plaisir à interroger les sages. Je leur pose quatre questions. S’ils me répondent, ils sont libres d’aller où ils veulent ; s’ils ne me répondent pas, ils demeurent mes prisonniers, et je les dévore quand j’en ai la fantaisie.
— Pose les quatre questions, dit le Bouddha.
— Sache, reprit Alavaka, que personne jusqu’ici n’y a répondu ; çà et là, tu trouverais les os des sages que j’ai interrogés.
— Pose les quatre questions, répéta le Bouddha.
— Eh bien donc, dit Alavaka, comment l’homme peut-il échapper au fleuve des passions ? Comment peut-il traverser la mer des existences et gagner le port ? Comment peut-il ne pas subir les tempêtes méchantes ? Comment peut-il n’être pas harcelé par l’orage des désirs ? »
D’une voix tranquille, le Bouddha répondit :
« L’homme échappe au fleuve des passions s’il a foi en le Bouddha, en la loi et en la communauté ; il traverse la mer des existences et gagne le port s’il connaît les œuvres saintes ; il ne subira pas les tempêtes méchantes s’il pratique les œuvres saintes ; il ne sera pas harcelé par l’orage des désirs s’il sait la route sacrée qui mène à la délivrance. »
Quand il eut entendu les réponses du Maître, Alavaka se prosterna devant lui ; il l’adora et lui promit de renoncer à ses coutumes farouches. Et tous deux allèrent dans Atavî, au palais du roi.
« Roi, dit le Dieu, je te relève de ton engagement envers moi. »
Le roi fut plus heureux qu’il n’avait jamais été, et, quand il apprit qui l’avait secouru, il s’écria :
« Je crois en toi, Seigneur, qui m’as sauvé et qui as sauvé mon peuple ; je crois en toi, et je ne vivrai plus que pour publier ta gloire, la gloire de la loi, la gloire de la communauté. »