La Vie du Bouddha (Herold)/Partie II/Chapitre 6

L’Édition d’art (p. 117-123).



VI


Depuis longtemps déjà le Bienheureux suivait le chemin d’Ourouvilva. Il sentit quelque fatigue ; il aperçut un petit bois, il y entra et s’assit au pied d’un arbre. Il allait s’endormir, quand il vit entrer dans le bois trente jeunes gens. Il les observa.

On devinait, aux gestes inquiets des jeunes gens, à leurs paroles, qu’ils cherchaient quelqu’un. Ils s’adressèrent au Bouddha :

« N’as-tu pas vu passer une femme ? demandèrent-ils.

— Non pas. Qui êtes-vous ?

— Nous sommes des musiciens. Nous allons de ville en ville. Souvent, nous avons joué devant des rois ; ils appréciaient notre mérite. Aujourd’hui, nous menions avec nous, pour nos plaisirs, une fille. Mais, tandis que nous dormions, là-bas, au bord de la route, elle s’est enfuie, et elle nous a volé tout ce qu’elle a pu. C’est elle que nous cherchons.

— Vaut-il mieux, demanda à son tour le Bouddha, vaut-il mieux que vous cherchiez cette femme, ou que vous vous cherchiez vous-mêmes ? »

Les musiciens ne répondirent au Maître que par des rires.

« Joue du luth, » dit-il alors à celui qui riait le plus haut.

Le musicien joua. Il était habile, et l’on comprenait qu’il eût charmé des rois. Quand il eut fini :

« Donne-moi ton luth, » ordonna le Maître.

Il joua. Les musiciens l’écoutaient avec étonnement. Ils ignoraient que, d’un luth, pussent sortir de pareils sons. Le vent se taisait, et, pour mieux entendre, les Déesses du bois quittaient leurs verdoyantes retraites.

Le Bienheureux cessa de jouer.

« Maître, dirent les musiciens, nous nous croyions habiles dans notre art, et nous n’en connaissions pas les premiers éléments. Daigne nous enseigner ce que tu sais.

— Maintenant, répondit le Bienheureux, vous vous doutez que vous n’avez, de la musique, qu’une connaissance grossière. Et pourtant, vous ne cherchiez pas à en acquérir la vraie science. De même, vous croyez vous connaître, et vous n’avez de vous qu’une connaissance grossière. Vous demandez gravement que je vous enseigne ce que vous ignorez de la musique ; mais vous riez quand je vous dis de vous chercher vous-mêmes ! »

Les musiciens ne riaient plus.

« Nous te comprenons, Maître, criaient-ils, nous te comprenons ! Nous nous chercherons nous-mêmes.

— Bien, reprit le Bouddha. De moi vous apprendrez la loi. Puis, comme le roi Padmaka donna son corps à son peuple, pour le sauver, vous donnerez votre intelligence aux hommes, pour les sauver. »

Et aux musiciens attentifs il raconta l’aventure du roi Padmaka :

« Autrefois, dans Bénarès, régnait un roi puissant et juste, nommé Padmaka. Or, tout à coup, une épidémie singulière affligea la ville ; on était frappé d’un mal qui rendait la peau toute jaune, et, même en plein soleil, on grelottait de froid. Le roi prit en pitié ses sujets, et il chercha comment les guérir. Il demanda, l’avis des médecins les plus fameux ; il distribua des remèdes, il alla lui-même soigner les malades. Tout était vain ; l’épidémie ne cessait pas. Padmaka, était très triste. Un jour, un vieux médecin vint le trouver. « Seigneur, je sais un remède qui peut guérir les habitants de Bénarès. — Et lequel ? demanda le roi. — C’est un grand poisson nommé Rohita : qu’on le prenne, qu’on donne aux malades si peu que ce soit de sa chair, et l’épidémie cessera. » Le roi remercia fort le vieux médecin ; il fit chercher dans les mers et dans les fleuves le poisson Rohita, mais nulle part on ne le découvrit ; et le roi fut plus triste que jamais. Parfois, dans le matin ou dans le soir, il entendait monter vers son palais des voix plaintives : « Nous souffrons, ô roi ; sauve-nous ! » Il pleurait amèrement. Et une heure vint où il pensa : « À quoi bon la richesse, à quoi bon la royauté, à quoi bon la vie ? Je ne puis secourir ceux que tourmente la douleur. » Il fit appeler son fils aîné. « Mon fils, lui dit-il, je t’abandonne mes biens et mon royaume. » Puis il monta sur la terrasse de son palais, il offrit aux Dieux des parfums et des fleurs, et il s’écria : « Je sacrifie avec joie une vie que je juge inutile. Puisse mon sacrifice servir aux pauvres gens que la maladie accable ! Puissé-je, dans le fleuve qui arrose la ville, devenir le poisson Rohita ! » Il se laissa tomber de la terrasse ; et, aussitôt, il apparut dans le fleuve sous la forme du poisson Rohita. On le pêcha ; il vivait encore que déjà l’on découpait ses chairs pour les distribuer aux malades ; mais il ne sentait pas les couteaux, et il pantelait d’amour pour les créatures. Bientôt, l’épidémie cessa dans la ville. Et des voix divines, qui passaient sur Bénarès, chantaient : « C’est Padmaka, le roi pieux, qui vous a délivrés ! Réjouissez-vous ! » Et tous honoraient la mémoire de Padmaka. »

Les musiciens écoutèrent le Maître, et ils déclarèrent qu’ils le suivraient, pour connaître la science.

À Ourouvilva, le Bienheureux trouva les trois frères Kâçyapas. C’étaient de vertueux brahmanes, dont mille disciples écoutaient les paroles. Depuis quelque temps, ils étaient fort affligés, car un serpent cruel venait troubler leurs sacrifices. Ils contèrent leur peine au Bouddha. Le Bouddha eut un sourire ; il guetta le serpent et lui ordonna de laisser en paix, à l’avenir, les trois frères et leurs disciples. Le serpent obéit et les sacrifices ne furent plus interrompus.

Les Kâçyapas demandèrent au Bouddha de rester quelques jours parmi eux. Il y consentit. Il éblouit ses hôtes par d’innombrables prodiges, et tous, bientôt, résolurent de suivre la loi. Seul, l’aîné des Kâçyapas résistait :

« Vraiment, pensait-il, ce moine est très puissant ; il fait des prodiges, mais sa sainteté n’égale pas la mienne. »

Le Bienheureux pénétra la pensée de Kâçyapa. Il lui dit :

« Tu crois ta sainteté très grande, Kâçyapa, et tu n’es même pas dans la voie qui mène à la sainteté. »

Kâçyapa s’étonna fort qu’une pensée, qu’il croyait secrète, eût été devinée. Le Bienheureux continua :

« Tu ne sais rien encore de ce qu’il faut faire pour entrer dans la voie qui mène à la sainteté. Il faudra que tu m’écoutes, Kâçyapa, si tu veux que se dissipent les ténèbres où tu vis. »

Kâçyapa eut un moment de réflexion ; puis il tomba aux pieds du Bienheureux, et il dit :

« Instruis-moi, ô Maître ! Fais que je cesse de marcher dans la nuit ! »

Alors le Bienheureux monta sur une montagne, et il parla aux frères Kâçyapas et à leurs disciples.

« Ô moines, dit-il, tout, dans le monde, est en flammes. L’œil est en flammes ; ce qu’il aperçoit est en flammes ; tout ce qu’on voit, dans le monde, est en flammes. Pourquoi ? Parce qu’on n’éteint pas le feu de l’amour et de la haine. Les flammes de ce feu vous aveuglent, et vous vous laissez tourmenter par la naissance et par la vieillesse, par la mort et par la misère. Tout, ô moines, tout, dans le monde, est en flammes ! Comprenez-moi, et pour vous le feu s’éteindra ; votre œil ne sera plus aveuglé par les flammes, et vous n’aurez plus de joie à regarder les objets brûlants que vous admirez aujourd’hui. Comprenez-moi, et vous saurez que la naissance a une fin, vous saurez qu’on ne peut plus revenir sur la terre. »