La Vie du Bouddha (Herold)/Partie II/Chapitre 19

L’Édition d’art (p. 183-188).



XIX


Le Maître fut heureux de recevoir ses parents au nombre de ses disciples, et il les emmena dans le Bois des bambous.

Là, le triste Nanda souffrait fort d’être moine. Il songeait à Soundarikâ, il regrettait de l’avoir abandonnée, et, souvent, il la revoyait dans ses rêves. Le Bouddha connut sa misère ; il résolut de le guérir.

Un jour, il le prit par la main, et le conduisit sous un arbre où était perchée une guenon affreuse.

« Vois, lui dit-il, vois cette guenon : ne la trouves-tu pas belle ?

— J’ai vu peu d’êtres aussi laids, répondit Nanda.

— Vraiment ? reprit le Maître. Elle ressemble pourtant à ta fiancée d’autrefois, à Soundarikâ.

— Que dis-tu ? s’écria Nanda. Cette guenon ressemblerait à Soundarikâ, à celle qui est la grâce, qui est la beauté même ?

— En quoi Soundarikâ diffère-t-elle de la guenon ? L’une et l’autre sont des femelles, l’une et l’autre éveillent les désirs des mâles : je te sens prêt à quitter la voie sainte pour courir aux baisers de Soundarikâ, et sois sûr que, dans le bois, vit un singe qu’enrage d’amour l’âpre ardeur de cette guenon. L’une et l’autre deviendront des vieilles décrépites, et alors tu te demanderas, aussi bien que le singe, quelle fut la cause de ta folie ; l’une et l’autre mourront, et peut-être le singe et toi comprendrez-vous enfin la vanité des sens. Soundarikâ ne diffère en rien de la guenon. »

Nanda écoutait à peine le Bienheureux. Il avait de gros soupirs. Il rêvait. Il voyait Soundarikâ, svelte et gracieuse, passer dans un jardin tout fleuri.

« Prends le bout de mon manteau ! » lui dit le Bienheureux d’une voix impérieuse.

Nanda obéit. Il sentit, tout à coup, que la terre manquait sous ses pieds, et qu’un tourbillon fougueux l’emportait vers le ciel. Bientôt, il marcha de nouveau ; il était dans un parc merveilleux ; le sol était d’or, les fleurs de rubis vivant et de saphir parfumé.

Te voici dans le ciel d’Indra, dit le Bienheureux. Ouvre tes yeux aveuglés. »

Nanda aperçut, dans une prairie d’émeraude, une maison d’argent lucide. Au seuil, souriait une Apsaras, plus belle encore que Soundarikâ. Nanda fut pris d’un désir fou, et il courut à elle ; mais elle l’arrêta d’un geste brusque :

« Sois chaste sur terre, lui dit-elle, observe ton vœu, Nanda ; et, après ta mort, tu renaîtras ici, et je te recevrai dans mes bras. »

L’Apsaras disparut. Nanda, avec le Maître, redescendit sur terre.

Il avait oublié Soundarikâ ; c’était à l’Apsaras, entrevue dans les jardins du ciel, qu’il songeait maintenant, et, pour l’amour d’elle, il s’était résolu à demeurer chaste toute sa vie.

Cependant, les moines le regardaient d’un assez mauvais œil. On ne lui parlait pas ; souvent, quand on le rencontrait, on avait pour lui des sourires de mépris. Il devint triste ; il pensait : « Il semble qu’on m’en veuille : pourquoi ? » Et, un jour, il retint Ananda, qui passait, et lui demanda :

« Pourquoi les moines me fuient-ils ? Pourquoi ne me parles-tu plus, Ananda ? Jadis, pourtant, à Kapilavastou, nous n’étions pas unis par la seule parenté ; nous étions des amis. Je veux savoir ce qui te chagrine en moi.

— Malheureux ! répondit Ananda, le Maître ne veut pas que nous te parlions, nous qui méditons sur les vérités saintes, à toi qui médites sur les charmes d’une Apsaras ! »

Et il s’échappa.

Le pauvre Nanda fut tout affligé. Il courut au Maître, il pleura, il se jeta à ses pieds. Le Maître lui dit :

« Tes pensées sont mauvaises, Nanda. Tu es l’esclave de tes sens : Soundarikâ hier, une Apsaras aujourd’hui t’affolent. Et tu désires renaître ! Renaître parmi les Dieux ? Quelle est ta sottise et quelle est ta vanité ! Efforce-toi vers la sagesse ; écoute mes leçons, et tue en toi les passions dévorantes. »

Nanda réfléchit aux paroles du Bouddha. Il se fit le plus docile des disciples, et, peu à peu, il purifia sa raison. Il ne voyait plus sa fiancée dans ses rêves, et il riait, maintenant, d’avoir voulu, pour une Apsaras, devenir Dieu. Un jour, comme une guenon fort laide le regardait du haut d’un arbre, il cria d’une voix triomphante :

« Salut, toi que Soundarikâ n’égale pas en grâce, salut, toi qui es plus belle que la plus belle des Apsaras. »

De s’être vaincu, il avait conçu un orgueil extrême : « Je suis un vrai saint, pensait-il, et en vertu je ne le cède pas à mon frère. »

Il se fit un vêtement de même mesure que celui du Maître. Des moines, qui étaient assis, l’aperçurent de loin, et se dirent :

« Voici le Maître qui vient à nous. Levons-nous et saluons-le. »

Mais, lorsque Nanda fut près d’eux, ils connurent leur méprise ; ils furent pleins de confusion, et ils se rassirent en disant :

« Il est moins ancien que nous dans la communauté : pourquoi nous lèverions-nous devant lui ? »

Nanda s’était réjoui de voir les moines se lever, il fut humilié de les voir se rasseoir. Il n’osa pas se plaindre ; il présumait qu’on lui donnerait tort. Pourtant, il ne profita point de la leçon, et il continua à porter l’habit pareil à l’habit du Bouddha. Il se promenait par le Bois des bambous. De loin, on le prenait pour le Maître ; on se levait ; et dès qu’il approchait, on se mettait à rire, et l’on se rasseyait.

Un moine, enfin, alla trouver le Bouddha, et lui raconta l’affaire. Il fut très mécontent. Il réunit l’assemblée des moines, et il demanda devant elle à Nanda :

« Nanda, as-tu vraiment porté un habit de même mesure que le mien ?

— Oui, Bienheureux, répondit Nanda ; j’ai porté un habit de même mesure que le tien.

— Quoi ! répondit le Maître, un disciple se fait un vêtement de même mesure que le vêtement du Bouddha ? Que signifie pareille audace ? De tels actes ne sont guère propres à donner la foi à ceux qui ne l’ont pas encore, ni à la fortifier chez ceux qui l’ont déjà. Tu raccourciras ton vêtement, Nanda, et tout moine qui, désormais, se fera une robe à la mesure de la robe du Bouddha, ou plus grande que la robe du Bouddha, commettra une faute grave, et dont il sera sévèrement châtié. »

Nanda revint de son erreur, et il comprit que, pour être un vrai saint, il devait dompter son orgueil.