La Vie du Bouddha (Herold)/Partie II/Chapitre 15

L’Édition d’art (p. 167-170).


XV


Depuis que Siddhârtha s’était retiré du monde, le roi Çouddhodana avait décidé qu’un autre de ses fils, Nanda, lui succéderait dans la royauté. Nanda était joyeux de penser qu’un jour il aurait le pouvoir ; il était joyeux aussi de penser que bientôt il épouserait la princesse Soundarikâ, qui était belle et qu’il aimait.

Le Maître jugea que son frère risquait fort de s’égarer dans de mauvais chemins et il alla le trouver.

« Je viens à toi, dit-il, car je sais que tu es dans une joie extrême, et je veux apprendre de toi-même les raisons de ta joie. Parle donc, Nanda, et me découvre ta pensée tout entière.

— Frère, répondit Nanda, je doute que tu me comprennes : tu as dédaigné la puissance royale, et tu as abandonné la tendre Gopâ !

— Tu comptes un jour être roi, et c’est pour cela que tu es joyeux, Nanda !

— Oui. Et je suis joyeux encore parce que j’aime Soundarikâ, et que bientôt j’aurai Soundarikâ pour femme.

— Malheureux ! s’écria le Maître. Comment peux-tu être joyeux, toi que les ténèbres environnent ? Ne voudras-tu point chercher la lumière ? Affranchis-toi d’abord de la joie : de la joie naît la douleur, de la joie aussi naît la crainte. Pour qui ne connaît plus la joie, il n’y a ni douleur ni crainte. Affranchis-toi de l’amour : de l’amour naît la douleur, de l’amour aussi naît la crainte. Pour qui ne connaît plus l’amour, il n’y a ni douleur ni crainte. Si tu recherches le bonheur de la terre, tes actes seront stériles, tes plaisirs se changeront en peines ; la mort est là toujours prête à fondre sur les malheureux qui rient et qui chantent. Le monde n’est que flamme et que fumée. Tout y souffre de la naissance, de la vieillesse et de la mort. Depuis que tu erres misérablement d’existence en existence, tu as versé plus de larmes qu’il n’y a d’eau dans tous les fleuves et dans toutes les mers. Tu as gémi et tu as pleuré de ne pas obtenir ce que tu désirais, tu as gémi et tu as pleuré aussi parce qu’il t’arrivait ce que tu redoutais. La mort d’une mère, la mort d’un père, la mort d’un frère, la mort d’une sœur, la mort d’un fils, la mort d’une fille, combien de fois, au cours des âges, t’ont-elles désolé ? Combien de fois as-tu perdu tes richesses ? Et, chaque fois que te vint une raison de t’affliger, tu as pleuré, tu as pleuré, tu as pleuré, et tu as versé plus de larmes qu’il n’y a d’eau dans tous les fleuves et dans toutes les mers ! »

Nanda avait écouté d’abord d’une oreille distraite le discours du Bouddha, mais, peu à peu, il y était devenu attentif, et, maintenant, il se sentait tout ému. Le Maître lui dit encore :

« Que le monde, à tes yeux, ne vaille pas plus qu’une bulle d’écume, qu’il ne soit qu’un rêve, et tu échapperas aux yeux de la royale mort. »

Il se tut.

« Maître, Maître, s’écria Nanda, je te suivrai ! Emmène-moi. »

Le Maître prit Nanda par la main, et sortit du palais. Mais Nanda réfléchissait ; il songeait qu’il avait été bien prompt à suivre son frère : Ne se repentirait-il pas amèrement et bientôt peut-être de ce qu’il avait fait ? Quoi qu’on en dise, la royauté est douce et noble à exercer. Et Soundarikâ ? « Elle est bien belle, pensait Nanda ; ne la reverrai-je donc jamais ? » Et il soupirait tristement.

Pourtant, il suivait le Maître. Il n’osait pas lui parler. Il craignait ses reproches, il craignait son mépris.

Et voici qu’au détour d’une rue, il vit une jeune fille qui venait à lui, souriante. Il reconnut Soundarikâ. Il baissa les yeux.

« Où vas-tu ? » lui demanda-t-elle.

Il ne répondait pas. Elle s’adressa au Maître :

« L’emmènes-tu ?

— Oui, répondit le Maître.

— Mais il reviendra bientôt ? »

Nanda voulait crier : « Oui, je reviendrai bientôt, Soundarikâ ! » Mais la peur le retint, et, sans une parole, les yeux toujours baissés, il s’en alla avec le Maître.

Soundarikâ comprit que Nanda était perdu pour elle, et elle pleura.