La Vie du Bouddha (Herold)/Partie II/Chapitre 12

L’Édition d’art (p. 144-161).



XII


Le Maître ne marchait pas très vite, et la distance était longue de Râjagriha à Kapilavastou. Aussi le sage Oudâyin jugea-t-il bon d’avertir le roi Çouddhodana que son fils s’était mis en route ; il prendrait patience et ne pleurerait pas des larmes inutiles.

Oudâyin s’envola à travers les airs, et, en un temps très court, il fut au palais de Çouddhodana. Il trouva le roi dans une grande affliction.

« Seigneur, dit-il, ton fils, bientôt, sera dans Kapilavastou. Sèche tes larmes.

— Ah, reprit le roi, c’est toi, cher Oudâyin ! Je croyais que, toi aussi, tu avais oublié le message dont je t’avais chargé, et je désespérais de jamais revoir mon fils bien-aimé. Mais te voici, et la nouvelle que tu m’apportes est heureuse entre toutes. Je n’aurai plus de larmes, maintenant, et j’attendrai doucement l’heure sainte où mon fils paraîtra devant mes yeux. »

Il ordonna qu’on servit à Oudâyin le plus riche des repas.

« Je ne mangerai pas ici, seigneur, dit Oudâyin. Je ne puis rien prendre sans savoir si mon maître a trouvé, lui-même, le repas qui lui convient. Je retournerai donc près de lui, par le chemin des airs. »

Mais le roi se récria :

« Je veux que tu doives à moi ta nourriture de chaque jour, Oudâyin ; et je veux qu’à moi aussi mon fils doive la sienne, tant que durera le voyage qu’il a entrepris pour me plaire. Mange. Puis tu porteras au Bienheureux la nourriture que je te donnerai pour lui. »

Oudâyin mangea et le roi lui fit remettre, pour son fils, un vase de mets savoureux. Le sage lança le vase en l’air, puis, lui-même, il s’envola.

Le vase alla tomber aux pieds du Bouddha, qui remercia fort son ami. Et, chaque jour, tant que dura le voyage, Oudâyin vola chercher, au palais du roi Çouddhodana, la nourriture du Maître ; et le Maître était heureux du zèle que le disciple mettait à le servir.

Il arriva enfin à Kapilavastou. Pour le recevoir, les Çâkyas s’étaient réunis dans un parc aimable, tout fleuri. Mais beaucoup d’entre eux étaient pleins d’orgueil, et ils avaient pensé : « Il y en a parmi nous de plus âgés que Siddhârtha ! Pourquoi exigerait-il l’hommage de ceux-là ? Que les enfants, que les tout jeunes gens s’inclinent devant lui ; ses aînés resteront la tête haute ! »

Le Bienheureux entra dans le parc. Il marchait dans une lumière vive qui éblouissait tous les yeux. Le roi Çouddhodana, tout ému, fit quelques pas vers lui. « Mon fils… » s’écria-t-il. Sa voix hésita, de ses yeux tombèrent des larmes heureuses, et il inclina doucement la tête.

Et les Çâkyas, voyant que le père avait rendu hommage au fils, durent se prosterner humblement.

On avait dressé pour le Maître un siège magnifique. Il y prit place. Alors, le ciel s’ouvrit, et une pluie de roses tomba sur le parc. L’air et la terre en étaient embaumés. Le roi, comme les Çâkyas, admirait. Et le Maître parla :

« Déjà, dans une existence ancienne, j’ai vu ma famille, réunie autour de moi, m’adresser des louanges unanimes. En ce temps-là régnait sur la ville de Jayatourâ le roi Sañjaya ; sa femme s’appelait Phousatî, et ils avaient un fils nommé Viçvantara. Viçvantara, à l’âge voulu, épousa Mâdrî, la plus belle des princesses, et il en eut deux enfants, un fils, Jâlin, et une fille, Krishnâjinâ. Il possédait un éléphant blanc qui avait le pouvoir merveilleux de faire pleuvoir à son gré. Or, le pays de Kalinga fut affligé d’une sécheresse extrême ; toutes les herbes étaient brûlées, et aucun fruit ne se formait aux arbres ; les hommes et les bêtes mouraient de faim et de soif. Le roi de Kalinga apprit la vertu singulière de l’éléphant qui appartenait au prince Viçvantara ; il envoya à Jayatourâ huit brahmanes, pour l’obtenir et l’amener dans la misérable contrée. Les brahmanes arrivèrent dans la ville de Viçvantara au moment d’une fête ; monté sur son éléphant, le prince se rendait au temple, pour y faire des aumônes. Il vit les envoyés du roi étranger. « Pourquoi êtes-vous venus ici ? leur demanda-t-il. — Seigneur, répondirent les brahmanes, le pays de Kalinga, qui est le nôtre, souffre de la sécheresse et de la famine ; ton éléphant, en nous ramenant la pluie, peut nous sauver ; veux-tu nous le donner ? — Que ne me demandez-vous davantage ? reprit Viçvantara. Que ne me demandez-vous mes yeux et ma chair ? Emmenez l’éléphant, et que, par lui, une pluie vivifiante tombe sur vos champs et vos jardins ! » Il donna l’éléphant aux brahmanes qui s’en allèrent, tout joyeux. Mais les habitants de Jayatourâ furent désolés ; ils craignirent la sécheresse pour leur pays, et ils allèrent se plaindre au roi Sañjaya ; « Seigneur, criaient-ils, ton fils a mal agi ; son éléphant nous gardait de la famine ; que deviendrons-nous, désormais, si le ciel nous refuse la pluie ? Sois impitoyable, seigneur, et que Viçvantara paye de la vie son imprudence. » Le roi répondit à ses sujets par des larmes, il leur fit mille promesses, on ne l’écouta point d’abord, puis on se montra moins cruel, et l’on quémanda enfin que le prince fût exilé au loin, dans un désert rocheux. Le roi dut consentir. « Mon fils, pensait Sañjaya, supportera mal la nouvelle de son exil. » Il n’en fut rien. « Mon père, dit Viçvantara, je partirai demain, et je n’emporterai rien de mes richesses. » Puis il alla trouver la princesse Mâdrî. « Mâdrî, dit-il, je quitte la ville ; mon père m’exile dans un âpre désert, où j’aurai peine à trouver une humble vie. Ne m’accompagne pas, ô bien-aimée. Tu t’exposerais à de trop rudes souffrances, et tu devrais laisser ici nos enfants : ils mourraient de ne plus nous voir. Reste sur ton trône d’or, avec nos enfants ; mon père m’a exilé, moi seul, et non pas toi. — Seigneur, répondit la princesse, si tu ne m’emmènes pas avec toi, je me tuerai, et vois quel crime tu auras commis. » Viçvantara se tut, il regarda longuement Mâdrî, il l’embrassa, et il lui dit : « Viens. » Mâdrî le remercia, et elle ajouta : « J’emmènerai les enfants, je ne puis me séparer d’eux, et il ne faut pas qu’ils meurent de ne plus nous voir. » Le lendemain Viçvantara fit atteler son char ; il y monta avec Mâdrî, Jâlin et Krishnâjinâ, et il sortit de la ville, tandis que pleuraient et gémissaient le roi Sañjaya et la reine Phousatî. Le prince, sa femme et ses enfants étaient déjà loin de la ville, quand ils virent un brahmane qui venait à eux. « Passant, dit le brahmane, suis-je bien sur le chemin de Jayatourâ ? — Oui, répondit Viçvantara ; mais que vas-tu faire à Jayatourâ ? — Je viens d’un pays lointain, reprit le brahmane. J’ai appris qu’à Jayatourâ vit un prince libéral nommé Viçvantara ; il avait un éléphant merveilleux, et il l’a donné au roi de Kalinga. Il fait de constantes aumônes ; je veux voir cet homme bienfaisant, je solliciterai de lui quelque grâce : je sais qu’on ne l’implore jamais en vain. » Viçvantara dit au brahmane : « Je suis l’homme que tu cherches, Viçvantara, fils du roi Sañjaya ; parce que j’ai donné mon éléphant au roi de Kalinga, mon père m’envoie en exil. Que pourrais-je te donner, ô brahmane ? » En entendant ces paroles, le brahmane se mit à gémir ; il disait d’une voix pitoyable : « On m’a donc trompé ! J’allais plein d’espoir, et il faudra que je retourne, déçu, vers ma demeure ! » Viçvantara l’interrompit : « Console-toi, brahmane. Tu ne te seras pas adressé vainement au prince Viçvantara. » Il détela les chevaux du char et les donna au brahmane, qui s’en fut, remerciant son bienfaiteur. Viçvantara continua sa route ; maintenant, il tirait lui-même le char. Bientôt, il vit venir un second brahmane. C’était un vieillard, petit, débile, qui avait des cheveux blancs et des dents jaunes. « Passant, dit-il au prince, suis-je bien sur la route de Jayatourâ ? — Oui, répondit le prince ; mais que vas-tu faire à Jayatourâ ? — Le roi de la ville a un fils, dit le brahmane : c’est le prince Viçvantara ; or, Viçvantara est, d’après les récits qu’on fait, d’une extrême bonté ; il a sauvé de la famine le royaume de Kalinga, et, quoi qu’on lui demandât, il l’a toujours donné. Je verrai Viçvantara, et je sais qu’il ne me rebutera point. — Si tu poursuis ta route vers Jayatoura, reprit le prince, tu ne verras pas Viçvantara ; son père l’a exilé au désert. — Malheureux que je suis ! s’écria le brahmane. Qui secourra ma faiblesse ? Mon espoir s’en va, et je rentrerai dans ma demeure, aussi pauvre que j’en suis sorti ? » Il pleurait. « Ne pleure point, lui dit Viçvantara ; je suis l’homme que tu veux voir. Tu ne m’auras pas rencontré vainement. Mâdrî, Jâlin, Krishnâjinâ, descendez du char ! Il ne m’appartient plus : je l’ai donné à ce vieillard. » Le brahmane se réjouit, et les exilés s’éloignèrent. Ils marchaient. Quand les enfants étaient fatigués, Viçvantara portait Jâlin, et Mâdrî Krishnâjinâ. Au bout de quelques jours, ils virent un troisième brahmane qui venait à eux. Il voulait aller à Jayatourâ, pour obtenir une aumône du prince Viçvantara. Le prince se dépouilla de ses vêtements, pour que le brahmane ne le quittât pas sans emporter rien. Puis, il marcha encore. Et un quatrième brahmane vint à lui, un homme d’aspect farouche, noir de peau, et sa voix était violente et son regard était impérieux. « Dis-moi, cria-t-il, si par cette route, j’arriverai à Jayatourâ ? — « Oui, répondit le prince. Et pourquoi vas-tu à Jayatourâ ? » Le brahmane verrait Viçvantara, et, à coup sûr, il obtiendrait un présent magnifique. Quand il sut que le prince, exilé, misérable, était devant lui, il ne pleura point, mais, avec des accents de colère, il dit : « Il ne faut pas que j’aie fait en vain une route difficile. Tu as, sans nul doute, emporté quelques bijoux de prix, et tu me les donneras. » Mâdrî avait un collier d’or ; Viçvantara le lui demanda, elle le tendit en souriant, et le brahmane emporta le collier de Mâdrî. Viçvantara, Mâdrî, Jâlin et Krishnâjinâ marchèrent longtemps encore ; ils durent passer des torrents furibonds, gravir des ravins épineux, traverser, sous le soleil ardent, des plaines rocailleuses. Les pieds de Mâdrî étaient déchirés par les pierres, Viçvantara avait à nu les os de ses talons ; où cheminaient les malheureux, la terre était rouge de sang. Un jour, Viçvantara, qui allait le premier, entendit des gémissements derrière lui ; il se retourna et il vit Mâdrâ qui s’était assise sur le sol, et qui se lamentait. Il fut pris d’angoisse, et il dit : « Par des paroles pressantes je t’ai adjurée, reine chérie, de ne pas me suivre dans l’exil où je suis condamné ; tu ne m’as pas entendu. Lève-toi, maintenant : si rudes soient-elles, nos enfants ne doivent point pâtir de nos fatigues ; ne prenons garde, ni toi ni moi, à nos blessures. » Mâdrî s’aperçut alors de l’état où étaient les pieds de son mari. « Ah, s’écria-t-elle, qu’elles sont légères, mes souffrances, au prix des tiennes ! Je vaincrai ma douleur. » Elle voulut se lever, mais elle ne put y réussir, et elle se remit à gémir, disant : « Je n’ai plus de force ; l’amour même des miens ne suffit pas à soutenir mon courage. Je mourrai de faim et de soif dans cette affreuse contrée ; mes enfants mourront aussi, et, peut-être, mon bien-aimé. » Or, du ciel, Indra observait les actes de Viçvantara et des siens. La tristesse de Mâdrî l’émut. Il descendit sur la terre, il prit la figure d’un aimable vieillard et il alla au-devant du prince. Il montait un cheval rapide. Il aborda Viçvantara avec des paroles amènes. « À te voir, seigneur, on devine que tu as souffert les pires fatigues. Une ville est près d’ici. Je t’y conduirai, et, dans ma demeure, toi et les tiens vous reposerez aussi longtemps qu’il vous plaira. » Le vieillard souriait. Il invita les exilés à monter à cheval, et, comme Viçvantara ne savait trop que faire : « La bête est forte, dit-il, et vous ne pesez guère. Pour moi, j’irai à pied, et la ville est si proche que je n’en aurai pas grande fatigue. » Viçvantara s’étonnait fort que, dans un désert si cruel, une ville eût été construite ; de cette ville, d’ailleurs, jamais il n’avait entendu parler. Mais la voix du vieillard était si engageante qu’il se décida à le suivre, et Mâdrî était si lasse qu’il accepta de monter à cheval avec elle et les enfants. Et, en effet, ils ne s’étaient guère avancés de plus de trois cents pas que leur apparaissait une ville magnifique. Elle était vaste, et l’on y voyait de beaux jardins et des vergers pleins de fruits mûrs. Un large fleuve l’arrosait. Le vieillard conduisit ses hôtes à un palais brillant. « Voici ma demeure, leur dit-il ; vous y logerez votre vie entière, si tel est votre désir. Entrez. » Dans une grande salle, Viçvantara et Mâdrî s’assirent sur des trônes dorés ; à leurs pieds, les enfants jouaient sur des tapis épais, et le vieillard leur fit apporter de très riches vêtements. On leur servit ensuite les mets les plus délicats, et ils purent apaiser leur faim. Cependant, Viçvantara réfléchissait ; tout à coup il se leva, et dit au vieillard : « Seigneur, j’obéis mal aux ordres de mon père. Il m’a banni de Jayatourâ, où il règne, et il m’a prescrit de vivre désormais au désert. Je ne dois pas jouir plus longtemps d’un bien-être qui m’est défendu. Souffre que je sorte de ta demeure. » Le vieillard essaya de le retenir, mais il vit que toutes ses paroles seraient inutiles, et Viçvantara, que suivaient Mâdrî et les enfants, quitta la ville. À peine en avait-il passé les portes, qu’il se retourna pour la voir une fois encore, mais elle avait disparu, et, où elle s’élevait, il n’y avait que du sable brûlant. Et Viçvantara fut heureux d’avoir repris sa route. Il arriva enfin à une montagne qu’ombrageait une vaste forêt. Là, il découvrit une hutte où, jadis, avait vécu un ascète ; il y fit des lits de feuillage pour lui et les siens, et, sans remords, il put goûter quelque repos. Tous les jours, Mâdrî allait cueillir des fruits sauvages aux arbres de la forêt ; les exilés n’avaient pas d’autre nourriture ; et ils buvaient l’eau d’une source fraîche qui murmurait près de la hutte. Pendant sept mois, ils ne virent aucun être humain ; mais, un jour, un brahmane vint à passer. Mâdrî était à la cueillette des fruits, et, sous la garde de Viçvantara, les enfants jouaient devant la hutte. Le brahmane s’arrêta à les considérer. « Ami, dit-il au père après quelques instants, veux-tu me donner tes enfants ? » La surprise empêcha d’abord Viçvantara de répondre, et, d’un regard anxieux, il interrogea le brahmane. « Oui, veux-tu me donner tes enfants ? J’ai une femme, beaucoup plus jeune que moi, et d’un caractère superbe. Elle est lasse des besognes domestiques et elle m’a ordonné de lui trouver deux enfants qui lui servissent d’esclaves. Donne-moi les tiens ; tu es d’aspect misérable, et tu dois avoir peine à les nourrir ; chez moi, ils auront de quoi manger, et je tâcherai que ma femme ne les maltraite pas trop. » Viçvantara pensait : « Voici donc qu’est exigé de moi un sacrifice amer. Que ferai-je ? Le brahmane a beau dire, mes enfants seront très malheureux chez lui ; sa femme est méchante, elle les battra, et ils n’auront qu’une nourriture de rebut. Mais, puisqu’on me les demande, ai-je le droit de ne pas les donner ? » Longtemps, il réfléchit encore, mais, enfin, il dit : « Emmène ces enfants, brahmane, et qu’ils soient les esclaves de ta femme. » Et Jâlin et Krishnâjinâ, tout en larmes, durent suivre le brahmane. Mâdrî, cependant, cueillait des grenades ; mais dès qu’elle prenait un fruit à l’arbre, il lui tombait des mains. Elle eut peur, et d’un pas rapide, elle se dirigea vers la hutte. Quand elle y arriva, elle ne vit plus les enfants, et elle interrogea son mari : « Où sont les enfants ? » Viçvantara sanglotait. « Où sont les enfants ? » Et Viçvantara se tut encore. Une troisième fois, elle répéta sa question : « Où sont les enfants ? » Et elle ajouta : Réponds, et au plus vite. Ton silence me tue. » Viçvantara, d’une voix pitoyable, parla : « Un brahmane est venu, il m’a demandé les enfants pour esclaves. — Et tu les as donnés ? acheva. Mâdrî. — Pouvais-je les refuser ? » Mâdrî tomba, inanimée, et elle fut longue à revenir à elle. Quand elle put se relever, elle eut des gémissements pitoyables, et elle disait : « Enfants qui m’éveilliez de mon sommeil, la nuit, enfants à qui je réservais les plus beaux fruits de ma cueillette, voici qu’un méchant vous emmène ! Je le vois qui vous fait courir, vous qui pouvez marcher à peine. Chez lui, vous souffrez de la faim ; on vous frappe brutalement. Vous travaillez dans une maison étrangère. Vous jetez des coups d’œil furtifs sur les chemins, mais vous ne voyez apparaître votre père ni votre mère. Et vos lèvres sont desséchées, vos pieds sont déchirés par les pierres aiguës ; le soleil vous flétrit les joues. Enfants, dans nos rudes souffrances, nous avions su vous protéger ; nous vous avions portés dans les déserts affreux : vous n’aviez pas souffert ; mais qu’allez-vous souffrir ? » Elle gémissait encore qu’un nouveau brahmane passa par la forêt. Il était vieux, et avait grand peine à marcher. Il fixa sur la princesse un regard chassieux, puis il s’adressa au prince Viçvantara : « Seigneur, je suis très vieux, tu le vois ; je suis impotent, et je n’ai chez moi personne qui m’aide à me lever et à me coucher ; je n’ai ni fils ni fille pour me veiller. Or, la femme que voici est jeune ; elle semble vigoureuse. Donne-la-moi pour servante ; elle me lèvera, elle me couchera, elle me veillera pendant mon sommeil. Donne-moi cette femme : tu feras une bonne action, une action sainte qu’on célébrera par toute la terre. » Viçvantara avait écouté les paroles du vieux brahmane ; il restait pensif. Il dit à Mâdrî : « Bien-aimée, tu as entendu le brahmane : que lui répondrais-tu ? » Elle dit : « Puisque tu as donné nos enfants, Jâlin, le plus aimé des aimés, et Krishnâjinâ, ma chérie, tu peux me donner aussi : je ne me plaindrai pas. » Viçvantara prit la main de Mâdrî et la mit dans la main du brahmane. Il ne pleurait pas ; nul remords ne le tourmentait. Le brahmane reçut la femme, il remercia le prince, et il dit : « Sois glorieux, Viçvantara, et puisses-tu devenir Bouddha ! » Il fit quelques pas pour s’en aller ; mais, tout à coup, il se retourna, il revint vers la hutte, et il dit : « J’irai dans un autre pays chercher une servante ; je te laisserai cette femme, pour qu’elle ne quitte point les Dieux de la montagne, ni les Déesses de la forêt, ni celle de la source ; et, désormais, tu ne la donneras à personne. » En parlant ainsi, le vieux brahmane se transformait ; il devenait très beau, et son visage brillait de lumière. Viçvantara et Mâdrî reconnurent Indra. Ils l’adorèrent, et le Dieu leur dit : « Que chacun de vous me demande une faveur et je la lui accorderai. » Viçvantara dit : Puissé-je, un jour, devenir Bouddha, et délivrer les êtres qui naissent et meurent dans les montagnes ! » Indra lui répondit : « Gloire à toi, qui seras un jour Bouddha ! » Mâdrî parla à son tour : « Seigneur, accorde-moi la faveur que voici : que le brahmane à qui ont été donnés mes enfants ne les garde pas dans sa demeure, mais qu’il cherche à les vendre, et qu’il ne trouve d’acheteur que dans Jayatourâ, et que l’acheteur soit Sañjaya lui-même. » Indra répondit : « Qu’il en soit ainsi ! » Il montait vers le ciel ; Mâdrî soupirait : « Puisse le roi Sañjaya pardonner à son fils ! » Et elle entendit le Dieu qui disait : « Qu’il en soit encore ainsi ! » Or, le brahmane qui avait emmené les enfants était arrivé à sa demeure, et sa femme s’était fort réjouie d’avoir deux jeunes esclaves. Elle ne tarda pas à les mettre au travail. Donner des ordres la divertissait fort, et il fallait que Jâlin et Krishnâjinâ lui obéissent en toutes ses fantaisies. Ils eurent d’abord quelque souci de l’écouter, mais elle était une si dure maîtresse qu’ils se départirent bientôt de leur zèle, et ils reçurent des réprimandes et des coups. Plus ils furent maltraités, plus ils se rebutèrent, et la femme dit enfin au brahmane : « Je ne puis rien faire de ces enfants. Va les vendre, et amène-moi d’autres esclaves, des esclaves qui sachent obéir et travailler. » Le brahmane emmena les enfants et il alla de ville en ville, pour les vendre ; mais nul de ceux à qui il les offrait ne voulait d’eux : le prix qu’il demandait était trop élevé. Il arriva enfin à Jayatourâ. Un conseiller du roi le croisa dans la rue ; il regardait les enfants maigres, noircis par le soleil, et, tout à coup, il les reconnut à leurs yeux. Il interrogea le brahmane : « D’où tiens-tu ces enfants ? — Seigneur, répondit le brahmane, on me les a donnés pour esclaves dans une forêt montagneuse ; ils obéissaient mal, et, maintenant, je cherche à les vendre. » Le conseiller du roi, très anxieux, s’adressa aux enfants : « Votre père est-il mort, que vous êtes tombés en esclavage ? — Non, répondit Jâlin, notre père n’est pas mort, ni notre mère, mais notre père nous a donnés à ce brahmane. » Le conseiller courut au palais du roi. « Seigneur, s’écria-t-il, « ton fils Viçvantara a donné pour esclaves à un brahmane tes petits-enfants, Jâlin et Krishnâjinî, et voici que leur maître, mécontent de leur service, les conduit de ville en ville, pour les vendre. » Le roi Sañjaya voulut qu’on lui amenât tout de suite le brahmane et les enfants. On eut tôt fait de les trouver, et le roi, quand il vit la misère de sa race, eut des larmes amères. Jâlin lui parla d’une voix suppliante : « Achète-nous, seigneur, car la femme du brahmane nous rend bien malheureux, et nous voulons vivre avec toi, qui nous aimes ; mais ne nous prends pas de force : notre père nous a donnés au brahmane, et de son sacrifice il attend un grand bien, pour lui et pour les créatures. — Quel prix veux-tu de ces enfants ? demanda le roi au brahmane. — Tu les auras pour mille bœufs, répondit le brahmane. — Bien, » fit le roi. Et, s’adressant à son conseiller : « Toi qui, désormais, seras le premier après moi, dans mon royaume, donne mille bœufs à ce brahmane, et compte lui mille mesures d’or, » ajouta-t-il. Le roi, avec Jâlin et Krishnâjinâ, alla trouver la reine Phousatî. À la vue de ses petits-enfants, elle se mit à pleurer et à rire ; elle les vêtit de très riches vêtements, et elle les para d’anneaux et de colliers. Puis elle leur demanda ce que faisaient leur père et leur mère. « Dans une forêt, au penchant des montagnes, ils habitent une hutte sauvage, dit Jâlin. Ils ont donné tout ce qu’ils avaient. Ils vivent de fruits et d’eau, et ils n’ont plus pour compagnons que les fauves. — Ah, s’écria Phousatî, ne rappelleras-tu pas ton fils, seigneur ? » Le roi Sañjaya envoya un messager au prince Viçvantara ; il lui faisait grâce, et lui ordonnait de revenir à Jayatourâ. Quand le prince approcha de la ville, il vit son père, sa mère et ses enfants qui venaient au-devant de lui ; des hommes et des femmes, en grand nombre, les accompagnaient ; on avait appris les souffrances de Viçvantara et sa vertu, et, maintenant, on lui pardonnait et on l’admirait. Le roi dit à son fils : « Cher fils, j’ai commis envers toi une grande injustice, vois mon remords, et sois bon pour moi : oublie ma faute ; sois bon aussi pour les gens de la ville : oublie leur injure ; eux ni moi ne nous irriterons plus jamais de tes aumônes. » Viçvantara embrassa son père en souriant, Mâdrî faisait mille caresses à Jâlin et à Krishnâjinâ, et Phousatî pleurait tendrement. Et, quand le prince franchit la porte de la ville, tous, d’une seule voix, l’acclamèrent. Or, Viçvantara, c’était moi. Vous m’acclamez comme on l’acclama jadis. Prenez le chemin qui mène à la délivrance. »

Le Bienheureux se tut. Les Çâkyas l’avaient écouté, et ils se retirèrent en s’inclinant devant lui. Nul, pourtant, n’avait songé à lui offrir son repas du lendemain.