La Vie du Bouddha (Herold)/Partie II/Chapitre 11

L’Édition d’art (p. 137-143).



XI


Vimbasara, ayant appris que le Maître était sur le point de quitter, pour quelque temps, le Bois des bambous, l’alla voir avec son fils, le prince Ajâtaçatrou.

Le Maître regarda le jeune prince, puis il se tourna vers le roi.

« Puisse Ajâtaçatrou être digne de l’amour que tu lui témoignes, » dit-il.

De nouveau, il regarda le prince, et il lui parla :

« Écoute-moi, Ajâtaçatrou, et médite mon discours. La ruse ne réussit pas toujours, la méchanceté n’est pas toujours victorieuse. Un récit en fera foi, le récit d’une aventure qu’ont vue mes yeux, il y a bien longtemps. Je vivais alors dans une forêt ; j’étais le Dieu d’un arbre. Cet arbre avait poussé entre deux étangs, l’un petit, sans grâce, l’autre vaste, d’aspect agréable. Dans le petit étang, vivaient de nombreux poissons ; sur le grand s’épanouissaient d’innombrables lotus. Or, un été vint où la chaleur fut très ardente ; le petit étang fut presque desséché ; les eaux du grand étang, au contraire, protégées du soleil par les larges lotus, restaient abondantes et gardaient leur fraîcheur. Une grue passa entre les deux étangs ; elle vit les poissons ; elle s’arrêta et, debout, sur une patte, elle se mit à réfléchir. « Voilà, pensait-elle, des poissons qui seraient de bonne prise ; mais ils sont agiles ; si je les attaquais brusquement, ils sauraient m’échapper. Il vaut mieux que j’agisse par ruse. Pauvres poissons ! Ils sont mal à l’aise dans cet étang à peu près sec. Et là, il y a un autre étang, aux ondes fraîches, où ils nageraient avec volupté ! » Tandis que la grue songeait, grave comme un ascète, un poisson l’aperçut. Il lui demanda : Que fais-tu là, vénérable oiseau ? Tu sembles avoir des méditations profondes. — Je médite, ô poisson, je médite en effet, répondit la grue ; je me demande comment tes frères et toi échapperez à la tristesse de votre sort. — À la tristesse de notre sort ! Que veux-tu dire ? — Vous souffrez dans les eaux trop basses, ô malheureux ! Et, de jour en jour, la chaleur se fait plus forte ; les eaux baisseront encore, et vous, que deviendrez-vous ? Et l’heure viendra où l’étang sera tout à sec. Faudra-t-il donc que vous périssiez ? Pauvres, pauvres poissons ! Je pleure, je pleure sur vous. » Les poissons avaient tous entendu les paroles de la grue, et, maintenant, ils étaient pleins d’effroi. « Que deviendrons-nous, criaient-ils, quand la chaleur aura bu toute l’eau de l’étang ? » Et ils s’adressaient à la grue : « Oiseau, vénérable oiseau, connaîtrais-tu un moyen de nous sauver ? » Elle feignait de réfléchir encore ; enfin, elle leur dit : « J’ai trouvé, je crois, un remède à votre misère. » Tous les poissons l’écoutaient avidement. Elle continua : « Il y a, ici près, un étang merveilleux ; il est beaucoup plus grand que celui où vous vivez, et les lotus qui le couvrent ont défendu ses eaux de la soif de l’été. Croyez-moi, allez vivre dans cet étang. Je vous prendrai un à un, dans mon bec, je vous porterai jusqu’aux ondes voisines, et vous serez sauvés. » Les poissons allaient accepter avec joie ce que leur proposait la grue, mais une écrevisse s’écria : « Je n’ai jamais rien vu d’aussi singulier. » Les poissons demandèrent à l’écrevisse : « Qu’y a-t-il là pour t’étonner ? — Jamais, répondit l’écrevisse, jamais, depuis l’origine des mondes, je ne sache qu’une grue se soit intéressée à des poissons, sinon pour les manger. » La grue prit un air très humble, et dit : « Quoi, méchante écrevisse, tu me soupçonnes de vouloir tromper de pauvres poissons, que menace une mort cruelle ? Seul, le désir de votre salut m’inspire ; c’est votre bien que je veux. Mais mettez à l’épreuve ma bonne foi. Désignez un des vôtres qui aille dans mon bec jusqu’à l’étang des lotus ; il le verra, il y fera quelques tours, puis je le reprendrai, et je le rapporterai ici. Alors il vous dira ce qu’il faut penser de moi. — Voilà qui est bien, » dirent les poissons. Et ils désignèrent, pour aller à l’étang avec la grue, un vieux poisson qui, bien qu’à demi aveugle, passait pour avoir une grande sagesse. La grue le prit, le porta à l’étang, l’y déposa, le laissa nager tant qu’il voulut ; le vieux poisson fut ravi. Quand il fut de retour parmi ses frères, il n’eut pour la grue que des éloges. Les poissons se convainquirent qu’ils lui devraient la vie. « Prends-nous, criaient-ils, prends-nous, et porte-nous à l’étang des lotus. — Il sera donc fait suivant votre désir, » dit la grue. Et elle reprit dans son bec le vieux poisson à demi-aveugle. Mais, cette fois, elle ne le porta pas à l’étang. Elle le posa à terre, le perça du bec, puis elle mangea sa chair, et abandonna ses arêtes au pied d’un arbre, de l’arbre dont j’étais le Dieu. Le vieux poisson mangé, la grue retourna au bord du petit étang, et elle dit : « Qui de vous veut venir avec moi, maintenant ? » Les poissons étaient impatients de connaître leur nouvelle demeure, et la grue n’avait qu’à choisir parmi eux pour satisfaire sa gourmandise. Un à un, elle les mangea. Seule, restait l’écrevisse qui avait manifesté sa méfiance à l’oiseau. Elle pensait : « Je doute fort que les poissons soient dans l’étang des lotus ; je crains qu’ils n’aient été victimes de leur bonne foi ; mais il me serait utile de quitter cet étang misérable pour l’autre, qui est plus grand et plus sain. Il faut que la grue me transporte, sans que je coure aucun danger ; et, si elle a fait des dupes, il faut que je les venge. » L’oiseau s’approcha de l’écrevisse : « À ton tour, dit-il. — Comment me porteras-tu ? demanda l’écrevisse. — Je te prendrai dans mon bec, comme j’ai fait pour les autres, répondit la grue. — Non pas, répliqua l’écrevisse. Ma carapace est glissante ; je tomberais facilement de ton bec. Laisse-moi plutôt m’accrocher à ton cou, par la pince : j’aurai grand soin de ne pas te blesser. » La grue consentit. Elle s’arrêta au pied de l’arbre. « Que fais-tu ? dit l’écrevisse. Tu t’arrêtes à mi-chemin. Es-tu donc fatiguée ? La route cependant n’est pas longue entre les deux étangs. » La grue ne savait trop que répondre. L’écrevisse, d’ailleurs, commençait à lui serrer le cou. « Mais qu’aperçois-je ? continua-t-elle. Ce tas d’arêtes, au pied de l’arbre, me convainc de ta trahison. Tu ne me tromperas pas comme tu as trompé les autres poissons. Peut-être mourrai-je, mais non pas sans t’avoir tuée d’abord. » Et elle pinçait fortement la grue. La grue souffrait, et, les larmes aux yeux, elle criait : « Chère écrevisse, ne me fais pas de mal. Je ne te mangerai pas. Je te porterai à l’étang. — Va donc, » ordonna l’écrevisse. La grue alla jusqu’à l’étang ; elle étendit le cou, de manière que l’écrevisse n’eût plus qu’à se laisser choir dans l’eau. Mais l’écrevisse d’abord serra la pince, tellement que fut coupé le cou de la grue. Et le Dieu de l’arbre ne put s’empêcher de crier : « Très bien, écrevisse ! » Il ajouta : « La ruse ne réussit pas toujours. La méchanceté n’est pas toujours victorieuse. Tôt ou tard, la grue perfide rencontre une écrevisse. » N’oublie pas l’aventure de la grue, prince Ajâtaçatrou ! »

Vimbasâra remercia le Maître du précieux enseignement donné à son fils. Puis il dit :

« Bienheureux, je voudrais t’adresser une requête.

— Parle, dit le Bouddha.

— Pendant ton absence, je ne pourrai pas t’honorer, Bienheureux ; je ne pourrai pas te faire les offrandes coutumières, et j’en serai tout attristé. Donne-moi une mèche de tes cheveux, quelques morceaux de tes ongles : je les mettrai dans un temple, au milieu de mon palais. Ainsi, nous garderons un peu de toi parmi nous, et, tous les jours, nous ornerons le temple de guirlandes fraîches et nous y brûlerons des parfums. »

Le Bienheureux donna au roi ce qu’il demandait, et dit :

« Prends mes cheveux et prends mes ongles ; garde-les dans un temple ; mais, dans ton esprit, garde mon enseignement. »

Vimbasâra, tout heureux, rentra dans son palais, et le Maître partit pour Kapilavastou.