La Vie du Bouddha (Foucher)/Chapitre X

Payot (p. 270-294).

CHAPITRE X

LES QUATRE PÈLERINAGES SECONDAIRES

Les Écritures canoniques viennent de nous donner un aperçu, que l’on voudrait croire dans l’ensemble fidèle, des faits et gestes du Bouddha au cours de sa longue carrière enseignante et, par la même occasion, elles nous ont retracé un portrait — assurément fait de mémoire et embelli par le regret, mais encore ressemblant — de son attachante personnalité. Elles vont également nous permettre, sinon de relever au jour le jour l’itinéraire de ses pérégrinations incessantes (nous n’en demandons pas tant), du moins d’en délimiter le champ et d’en fixer les principales étapes. Un fait peut déjà être considéré comme acquis : le pays à travers lequel Çâkya-mouni, quelque quarante-cinq années durant, aurait promené son infatigable prédication est la partie centrale du bassin du Gange ; et de ce territoire relativement restreint, bien qu’égal en superficie à la moitié de la France, il n’est jamais sorti. Plus tard, quand sa religion répandue dans toute la péninsule eut conquis à fond et Ceylan et le Gandhâra, il était inévitable que la légende accordât à la dévotion des habitants de ces nouvelles terres saintes la satisfaction de croire que leurs ancêtres avaient jadis reçu la visite du Bienheureux ; et l’on en vint à prêter à celui-ci de miraculeuses tournées jusqu’aux extrémités de l’Inde, tant dans la grande île du Sud que dans les montagnes du Nord-Ouest ; mais ces récits ont tout juste la même valeur que ceux qui font voyager Jésus-Christ en Bretagne[1]. Pour dresser la carte de la région évangélisée par le Maître en personne, il suffit de marquer le site des huit villes qui, consacrées au souvenir de ses huit principaux miracles, sont longtemps restées et sont en train de redevenir le but des huit pèlerinages bouddhiques[2]. Une fois de plus l’excellente mémoire topographique des Indiens n’a pas été trouvée en défaut. L’archéologie aidant, il est possible grâce à elle d’établir de façon certaine le cadre géographique où s’est tout entière déroulée l’activité de Çâkya-mouni.

Les lieux saints. — Reste à savoir comment s’est constituée sur ce point la tradition. Le procédé nous est si familier que nous aurions pu le deviner sans l’assistance des textes ; mais ceux-ci ont tenu à nous l’exposer avec une ingénuité parfaite. Un seul détail réclame à l’avance quelque éclaircissement : que faut-il comprendre ici par « miracle » ? Inconsciemment ou non, les Occidentaux associent généralement à ce mot, outre l’idée d’un acte contraire aux lois naturelles, celle d’une guérison obtenue contre toute attente ; et la hantise de leur bien-être physique est chez eux si grande que, de leur propre aveu, nombre de leurs pèlerinages religieux ont un but thérapeutique. L’Inde fataliste l’entend si peu ainsi que les bains sacrés de ce qu’on pourrait appeler ses « villes d’eaux » se vantent de désintoxiquer les âmes, mais non les corps, et de laver les péchés, mais non les reins ni les foies. Ne cherchez dans les Écritures bouddhiques rien qui ressemble à la guérison de l’Hémorroïsse ou à la résurrection de Lazare. Nous venons de voir le Bouddha soigner de ses mains l’un de ses moines malades : il n’est pas question qu’il lui confère instantanément la santé ; et quand Kriçâ Gaoutamî, affolée de chagrin et tenant dans ses bras son enfant mort[3], vient le supplier de rendre la vie à l’innocente créature, si fort qu’il compatisse à sa douleur il ne sait que lui enseigner la résignation à la règle commune. Jamais les textes anciens ne nous rapportent de lui une intervention délibérée pour contrarier de quelque façon et en faveur de qui que ce soit la loi qui régit toute destinée, à savoir celle du karma. Lors même qu’il entreprend d’opérer une conversion que l’on pourrait taxer de miraculeuse, telle par exemple que celle du brigand Angoulimâla, on prend soin de nous avertir qu’il agit à bon escient : son œil divin lui a révélé qu’en dépit des apparences cet homme souillé de tant de crimes était mûr pour le salut. Qu’est-ce donc que son Église a choisi de commémorer de lui comme autant de miracles ? — Ce parfois à quoi nous songerions le moins : car qu’y a-t-il de merveilleux dans le fait de se donner la peine de naître ou de se laisser mourir ? Pourtant, nous le savons déjà, c’est sa Nativité et son Trépas que la tradition place avec son Illumination et sa Première prédication au premier rang de ses prodiges ; et nous allons voir que les quatre prodiges secondaires ne sont, eux aussi, que des épisodes plus ou moins exceptionnels de sa biographie. Sans doute ces incidents l’obligent à déployer peu ou prou sa puissance magique, et l’un d’eux nous est même expressément donné comme un « Grand tour de magie[4] » : mais nombre de ses disciples et même les maîtres hétérodoxes sont aussi capables de faire de ces tours ; et puisque, dans les idées indiennes, les pouvoirs surnaturels n’excèdent pas les bornes de la nature, on pourrait soutenir sans paradoxe que le bouddhisme primitif n’est pas une religion exigeant de ses sectateurs la croyance aux miracles. En fait nous ne pouvons sans abus de langage employer ici ce mot dans son sens plein : tout au plus devons-nous l’entendre comme désignant des manifestations sortant de l’ordinaire. Ceci entendu, tout se passe comme nous voyons que les choses se passent encore sous nos yeux. Que survienne en un coin quelconque de l’Europe un événement qui puisse être qualifié de miraculeux, il se trouve aussitôt un syndicat d’initiative, un consortium d’hôteliers et des agences de voyages pour le faire valoir. L’industrie du pèlerinage fleurit également, bien qu’avec des moyens plus rudimentaires, dans l’Hindoustan contemporain ; elle est même restée d’autant plus florissante que son caractère spécial la garantit contre la concurrence des usines britanniques ; et si, comme l’expérimentent tous les touristes, Bénarès en est le centre le plus important et le plus éhonté, ses succursales abondent. L’exploitation de la dévotion populaire n’était pas moins bien organisée dans l’Inde ancienne. Le Mahâbhârata et les Pourâna sont pleins de réclames pour des « places de bains[5] » purificatrices ; et si vous voulez savoir comment la commémoration du Bouddha a pris de très bonne heure ce même tour, vous n’avez qu’à lire le prospectus adroitement inséré dans le récit traditionnel de l’Ultime trépas. Le Bienheureux est couché sur son lit de mort, et Ânanda lui demande sans ambages ses dernières instructions :

« Au temps jadis[6], Seigneur, après avoir passé en différents lieux la (retraite de la) saison-des-pluies, les moines venaient rendre visite au Prédestiné et nous les recevions. Mais à présent que le Bienheureux aura disparu, comment ferons-nous ?… — Il y a quatre places, ô Ânanda, qu’un fils de famille croyant doit visiter avec une profonde émotion. Quelles sont ces quatre ? (Celles où il peut dire[7] :) C’est ici que le Prédestiné est né… C’est ici que le Prédestiné a atteint la suprême et parfaite Illumination… C’est ici que le Prédestiné a fait tourner la roue de sa Loi… C’est ici que le Prédestiné est entré dans le Nirvâna sans reste ni retour. Telles sont, ô Ânanda, les quatre places qu’un fils de famille croyant doit visiter avec une profonde émotion. Et là, ô Ânanda, viendront tous les croyants, moines et nonnes, zélateurs et zélatrices (et ils diront :) C’est ici que le Prédestiné est né, etc. Et tous ceux, ô Ânanda, qui trépasseront tandis qu’ils seront dévotement engagés dans la tournée de ces sanctuaires, tous ceux-là renaîtront heureusement après leur mort dans les célestes paradis. »

L’assurance donnée par la dernière phrase contre les risques du voyage est, du point de vue publicitaire, la perle des trouvailles. Elle n’ôte d’ailleurs rien à l’authenticité du texte, non plus qu’à la sincérité des fidèles dont elle encourage les pieux déplacements. On a même pu trouver dans l’ambulante dévotion de ces derniers le germe de l’art bouddhique et l’explication de la sorte de déformation congénitale qu’on constate chez lui à ses débuts. Ces quatre pèlerinages originels ont eu vite fait de créer, comme toujours et partout, une demande pour des ex-voto à dédier et des mémentos à emporter ; et ceux-ci durent forcément symboliser de façon plus ou moins schématique les prodiges locaux. Ainsi s’explique la surabondance de lotus de la Nativité, d’arbres de la Sambodhi, de roues de la Prédication et de tumuli du Parinirvâna qui décorent à profusion les plus anciens monuments bouddhiques ; et l’on aperçoit du même coup comment les premiers sculpteurs ont hérité des vieux fabricants d’objets de piété l’étrange habitude de figurer les miracles du Bouddha sans jamais représenter celui-ci autrement que par un symbole. Le nombre des stèles et des bases de stoupa qui continuent à grouper invariablement[8] sur leurs quatre compartiments ou sur leurs quatre faces ces quatre scènes s’est multiplié à ce point qu’on est conduit à penser que leur dédication remplaçait — sans fatigue, sinon sans débours — pour les dévots d’humeur sédentaire l’accomplissement des quatre pèlerinages et était censé leur valoir des mérites équivalents[9]. Mais si textes et monuments sont dès l’abord et restent jusqu’au bout d’accord au sujet des quatre prodiges principaux et des quatre villes correspondantes, il n’en va plus de même en ce qui concerne les prodiges et les cités qui devaient compléter le chiffre sacré de « huit[10] ». On conçoit aisément que les villes de Kapilavastou et de Bénarès et les deux bourgades d’Ouroubilvâ et de Kouçinagara n’aient pu longtemps monopoliser à leur seul profit les « vestiges » du Maître et les bénéfices afférents[11] ; mais les textes varient suivant les époques tant sur le choix des localités à leur adjoindre que sur celui de l’événement qu’il convient d’y commémorer. Il semble qu’une compétition se soit instituée à cette occasion entre les diverses cités du bassin moyen du Gange et, aux alentours de chacune d’elles, entre les divers couvents. Cette fois encore c’est aux monuments figurés que nous sommes redevables de la formule à laquelle finirent par s’arrêter tous les artistes et se rallier la majorité des donateurs. Il fut définitivement convenu que les pèlerins devaient aller vénérer avant tout à Sânkâçya le souvenir de la « Descente du ciel », à Çrâvastî celui du « Grand prodige magique », à Râdjagriha celui de la « Subjugation de l’éléphant furieux », et à Vaïçâlî celui de « l’Offrande du singe[12] ».

Le premier étonnement que cause la lecture de cette liste est d’y constater l’absence de trois villes dont l’importance ancienne nous est connue : Mathourâ, Sakêtâ et Kaouçambî[13]. À la vérité la première, dont le zèle bouddhique sera plus tard attesté par tant de fondations, était restée en marge des itinéraires du Bouddha ; mais tel n’était pas le cas des deux autres, aux portes desquelles on nous dit que la Communauté possédait un ermitage où le Maître aurait souvent résidé[14]. Il faut croire que Sakêtâ, Kaouçambî, et, avec elles, Prayâga et tout le cœur de l’Inde centrale étaient dès lors trop profondément brahmanisés pour que la prédication du Bienheureux y rencontrât le même succès que dans le Koçala septentrional, le Tirhout et le Magadha[15]. N’oublions pas non plus que Sakêtâ, de son autre nom Ayodhyâ, était la ville sainte de Râma, comme la « Mathourâ des dieux » de Ptolémée était celle de Krishna. Quant à Kaouçambî, capitale des Vatsas, il semble que les relations du Bouddha avec son roi Oudayana soient restées des plus distantes[16] ; et d’autre part on ne pouvait aisément pardonner aux moines querelleurs et indociles de cette ville l’affront qu’ils avaient infligé à leur Maître. Qu’en revanche la Çrâvastî de Prasênadjit, la Vaïçâlî des Litchavis et le Râdjagriha de Bimbisâra fussent à l’honneur, rien de plus naturel. Mais qui nous dira à présent pourquoi, entre tous les faits édifiants dont ces deux dernières villes auraient été le théâtre, on est allé choisir, comme pour se faire pendant, deux anecdotes ayant pour principal personnage un animal ? Et enfin que faut-il penser de Sânkâçya et de son miracle ?

Le prodige de Sânkâçya. — Commençons par écouter attentivement ce que nous rapporte la tradition au sujet de ce dernier. En ce temps-là (c’était, à ce que certains croient savoir, la seizième année après l’Illumination), le Bouddha résolut de monter au ciel des Trente-trois dieux où sa mère Mâyâ était re-née afin de lui enseigner la Bonne-Loi. Il disparut donc mystérieusement de la terre et n’y redescendit que trois mois plus tard, le jour de la pleine lune d’octobre, près de la ville de Sânkâçya. Mais si son « Ascension » — fait donné comme assez banal et à la portée d’autres que lui[17] — passa inaperçue, il n’en fut pas de même de sa « Descension ». Celle-ci se fit en grande pompe, par un triple escalier en matières précieuses créé tout exprès par les dieux, entre Brahma à sa droite et Indra à sa gauche, sur un fond de ciel tout meublé de divinités chantant ses louanges et faisant pleuvoir des fleurs. Au bas des degrés l’attendait la foule de ses fidèles avec ses principaux disciples. De bonne heure le motif se fixa ainsi en une sorte de triptyque, mais à volets verticalement superposés, représentant en haut la prédication chez les dieux, au milieu la descente sur la terre, en bas la reprise de l’enseignement et l’espèce d’examen que le Bouddha fit passer aux membres de la Communauté en leur posant des questions de plus en plus difficiles[18] ; à l’avant-dernière seul Çâripoutra put encore répondre, et il n’y eut que Câkya-mouni pour donner la solution de la dernière.

Tel est en abrégé le récit qui nous est fait, et la première conclusion qui s’en dégage est qu’il n’y a jamais eu de prodige de Sânkâçya. Les quatre grandes Manifestations ont un fond historique ; et les trois autres Manifestations secondaires peuvent recéler sous les fictions le souvenir d’un authentique fait divers : ici il ne subsiste aucune parcelle de vérité ni de vraisemblance. C’est du merveilleux à l’état pur : que ceux qui ont la foi y croient. Il n’est pas jusqu’au théâtre choisi pour ce mythe qui n’éveille aussitôt la défiance[19]. Assurément tous les témoignages anciens s’accordent pour le placer à Sânkâçya ; et il y a de fortes raisons, sinon des raisons décisives, de penser que cette cité soit aujourd’hui représentée par les ruines de Sankissa, où subsistent encore des vestiges du temps d’Açoka. Mais un regard jeté sur la carte suffit à montrer à quel point ce site est excentrique par rapport aux autres villes saintes. Il nous entraîne loin, vers l’Ouest, dans la mésopotamie[20] entre la Djamna et le Gange, c’est-à-dire dans ce qui fut le « Pays du Milieu » des Brahmanes, bien distinct et distant de celui des Bouddhistes, reporté beaucoup plus à l’Est. Autre considération qui a son poids : quiconque recommence le tour des « huit pèlerinages » ne peut s’empêcher de remarquer que ses pérégrinations le promènent constamment, à cette seule exception près, à travers des campagnes couvertes de rizières, tant et si bien que s’établit inévitablement dans son esprit une étroite association entre le bouddhisme et cette sorte de marécage industrieusement compartimenté, comme avec la céréale qu’on y récolte[21]. Sankissa se trouve au contraire en pleine terre à blé, dans une plaine où la nappe d’eau ne règne qu’à une grande profondeur sous les alluvions. Non seulement on reste parfaitement incrédule devant le miracle, mais on se sent complètement dépaysé devant son site…

Il ne nous échappe pas à quel point il est vain de tenter une explication rationnelle d’un mythe : aussi n’entreprenons-nous rien de pareil, mais seulement de rechercher quelles peuvent avoir été les raisons originelles de l’invention et de la localisation de celui-ci. Sur le premier point aucune hésitation n’est permise : n’est-il pas écrit que c’est un des devoirs essentiels de tout Prédestiné « d’établir son père et sa mère dans les vérités[22] » et d’assurer ainsi leur salut ? Comment admettre que Çakya-mouni eût manqué à cette obligation de conscience envers celle à qui, au cours de tant d’existences avant la dernière de toutes, il avait dû de voir le jour[23] ? Ce point admis, le reste suit. Puisque Mâyâ, promue en manière de récompense à la fois au rang de divinité et au sexe supérieur, était re-née dans le ciel d’Indra, il convenait que son fils s’y transportât pour lui rendre visite, chose pour lui facile à raison de ses pouvoirs surnaturels. (Telle était du moins, soit dit entre parenthèses, la forme que les idées du bouddhisme primitif devaient imposer à la légende ; et que celle-ci ait pris en effet cette forme est une preuve de sa relative ancienneté ; car, plus tard, on eût trouvé, et en fait on trouva plus commode, en même temps que plus pathétique, de faire descendre une fois de plus Mâyâ de son ciel en lui restituant sa féminité.) Seconde exigence protocolaire : pour une tâche aussi sacrée, il ne pouvait décemment s’agir d’une visite en coup de vent : le moins et le mieux que le Bouddha pût faire était de consacrer à sa mère une de ces périodes sédentaires que ramenait chaque saison-des-pluies. (Notons encore en passant comment cette absence de trois mois fournit plus tard aux bonnes âmes une explication édifiante, autant que satisfaisante, de l’origine des images du Bienheureux, quand celles-ci furent enfin créées et leur culte mis à la mode : c’est pour adoucir l’amertume d’une si longue séparation que tel ou tel roi aurait passé commande à ses sculpteurs de la première statue du Maître[24] — dont la ressemblance se trouvait de plus garantie, puisque exécutée du vivant même du modèle. Et, brodant sur le tout, des théologiens ingénieux trouvèrent de leur côté l’occasion excellente de faire prêcher au Bouddha, pendant cette céleste retraite, le texte de l’Abhidharma, et d’authentifier ainsi, sans crainte de contradiction, la troisième des trois Corbeilles des Écritures sacrées.) — Enfin, quand le temps est venu pour le Bienheureux, son devoir rempli, de retourner à sa tâche terrestre, comment les dieux, ordinaires ministres de ses volontés, aussi bien Indra dont il était l’hôte que Brahma descendu tout exprès de son étage supérieur, ne se seraient-ils pas fait un devoir, eux et leurs divines cohortes, de le reconduire solennellement jusqu’à ce qu’il ait repris pied sur la terre ? Tout cela coule de source ; mais ce serait s’abuser volontairement que de croire que cet enchaînement de lieux communs suffise à rendre compte du tour particulier qu’a pris la mise en scène de la légende. Relisez-en toutes les versions : vous serez toujours ramené au fait que l’incident entre tous mémorable est la Descente par le triple escalier[25]. Regardez-en toutes les représentations anciennes : vous constaterez que leur élément essentiel est la figuration du triple escalier de la Descente[26]. C’est encore et toujours ce triple escalier — tel qu’à l’imitation de celui des dieux l’avait dressé vers le ciel la piété d’Açoka, seulement réduit par le malheur des temps à de simples pierres de taille — qu’ont encore vu de leurs yeux, sur la place traditionnelle du prodige, aussi bien Fa-hien que Hiuan-tsang. C’est donc aussi l’insolite silhouette de cet édifice religieux qu’il reste à expliquer en même temps que sa situation géographique.

Si nous avons quelque chance de retrouver un secret depuis si longtemps perdu, ce ne pourra être que sur les lieux mêmes. Mettons-nous donc en route, au départ de Fatehgarh, à travers la plaine gangétique, en général fertile, coupée seulement çà et là de grands espaces stériles parce que couverts d’une blanche efflorescence saline[27]. Au début de novembre, sous le ciel redevenu immuablement bleu, on chemine entre les champs de millet, de légumineuses et de cannes à sucre, restes encore sur pied de la récolte d’été, et ceux où pointe déjà le blé de la récolte d’hiver[28]. L’horizon est de toutes parts borné par des bosquets de manguiers, où se cachent les villages. Çà et là des antilopes s’enfuient, tandis que des paons se promènent sans crainte ; et les pigeons bleus nichent dans les puits abandonnés. Le seul trait un peu saillant du paysage est le grand nombre de plans inclinés, faits de terre battue, qui d’une part surmontent les puits et de l’autre s’enfoncent dans le sol alluvial. Le long de ces rampes artificielles montent ou descendent avec une régularité d’horloges, sous les cris de leurs conducteurs, de patients attelages de bœufs, occupés presque sans relâche à élever au-dessus de la surface, dans de grandes outres de cuir, l’eau de la nappe souterraine[29] ; car celle-ci est beaucoup trop basse pour qu’on puisse comme d’ordinaire assurer à l’aide de norias ou de simples balanciers cette irrigation quasi constante sans laquelle les moissons subtropicales ne sauraient résister à l’ardeur du soleil. L’avouerons-nous ? À force de voir se dresser de tous côtés le profil de ces rampes inclinées à environ 30° au-dessus de la plaine, on ne peut se défendre de penser qu’elles sont responsables de la localisation en ces parages de la « Descension de chez les dieux ». Le fait indéniable est qu’elles dessinent sur le ciel l’élévation du monument commémoratif de ce miracle, tel que les témoins oculaires sont d’accord pour nous le décrire. Il suffirait de revêtir l’une d’elles de trois rangs contigus de degrés de pierre pour recréer de toutes pièces la triple Santa Scala attribuée à Açoka ; et, pour compléter la restitution du vieux sanctuaire, il ne resterait plus qu’à ériger au sommet le groupe traditionnel du Bienheureux debout entre ses deux divins acolytes — ce groupe que le roi Harsha de Kanaudj et son vassal Koumâragoupta, respectivement costumés en Indra et Brahma, et tenant en main, l’un un parasol et l’autre un chasse-mouches, se plaisaient à reproduire aux côtés d’une statue d’or du Bouddha[30].

Le cycle de Çrâvastî. — Le prodige de Sânkâçya aurait, nous dit-on, immédiatement suivi, et non précédé, celui de Çrâvastî : mais dans notre hâte de nous débarrasser d’un miracle aussi visiblement apocryphe et hors cadre, nous n’avons pas hésité à renverser l’ordre de l’exposé. Non que le « Grand tour de magie » soit en lui-même plus croyable sous toutes les fictions dont l’imagination populaire, aidée en l’espèce par une succession de médiocres écrivains se battant les flancs pour l’embellir, a fini par le surcharger : mais du moins découvre-t-on sous ces enjolivements postiches le souvenir incontestable des rivalités qui ne purent manquer de mettre en opposition le Bouddha avec les chefs de sectes, ses contemporains ; le reste n’est qu’une mise en scène plus ou moins heureusement concertée. L’épisode particulièrement mis en vedette fait d’ailleurs partie d’un cycle tournant tout entier autour de l’inévitable compétition pour les aumônes et comportant des affabulations variées ; car la légende n’est jamais lasse de noircir la réputation des hétérodoxes en contant comment ceux-ci ont vainement tenté, à grand renfort de calomnies, de ruiner celle du Bouddha dans l’esprit de la population et du même coup de l’affamer, lui et sa Communauté, en tarissant à la source les offrandes qui assuraient leur subsistance. Cela ne l’empêche pas d’ailleurs de convenir sans ambages, et même avec une certaine complaisance, que, ce faisant, les adversaires du Bienheureux luttaient pour défendre leur propre droit à la vie contre une concurrence écrasante. Toutes ces intrigues et ces commérages de moines mendiants se disputant leur provende nous laissent à distance beaucoup plus froids que les intéressés : un ou deux incidents valent toutefois la peine d’être rapportés à raison du jour qu’ils jettent sur les arrière-plans de la vie religieuse du temps :

À partir du moment où le Possesseur-des-dix-forces[31] (intellectuelles) eut atteint la Clairvoyance, que le nombre des disciples se fut multiplié, qu’une foule innombrable de dieux et d’hommes fut parvenue à la sainteté et que la pratique de la vertu se fut répandue, profits et hommages affluèrent (vers le Bienheureux). Les religieux hétérodoxes devinrent pareils aux lucioles quand le soleil s’est levé. Privés de tout profit et honneur, (ils criaient) debout au milieu des rues : « Quoi donc, n’y a-t-il que le çramane Gotama qui soit un Clairvoyant ? Nous aussi nous sommes des Clairvoyants. N’y a-t-il que les offrandes qu’on lui présente qui soient méritoires ? Celles que l’on nous présente rapportent aussi de grands mérites. Allons, faites-nous l’aumône ! » Mais ils avaient beau faire ainsi appel aux gens, ils n’obtenaient ni profits ni honneurs. Alors ils tinrent un conciliabule secret et délibérèrent : « Par quel moyen arriverons-nous, en déshonorant le religieux Gotama aux yeux des gens, à mettre fin à ses profits et honneurs ? »

Or il y avait en ce temps-là à Çrâvastî une religieuse (hétérodoxe) nommée la novice Tchiñtchâ qui était très belle, pleine de grâce, pareille à une nymphe céleste ; et une lumière radieuse émanait de sa personne. Et un conseiller sans vergogne parla ainsi : « Servons-nous de la novice Tchiñtchâ pour perdre de réputation le çramane Gotama et mettre fin à ses profits et honneurs. » Et tous se trouvèrent d’accord pour dire : « Oui, c’est bien là le moyen. »

Quand donc Tchiñtchâ vint à l’ermitage des Hétérodoxes, elle les salua et attendit : les Hétérodoxes ne lui adressèrent pas la parole : « Quelle peut bien être ma faute, Seigneurs ? Voilà trois fois que je vous salue, dit-elle ; quelle peut bien être ma faute que vous ne m’adressez pas la parole ? — Ne connais-tu pas, ma sœur, ce çramane Gotama, notre ennemi, qui par ses menées nous prive de tout profit et honneur ? — Je ne le connais pas, Seigneurs, et d’ailleurs qu’y puis-je faire ? — Si tu nous veux du bien, ma sœur, emploie-toi à déshonorer le çramane Gotama pour mettre fin à ses profits et honneurs. — Bien, Seigneurs, j’en fais mon affaire ; soyez sans inquiétude. » Et ayant ainsi parlé, elle se retira.

Experte qu’elle était en artifices de femmes, à partir de ce jour, quand (à la nuit tombante) les habitants de Sâvatthî, après avoir écouté le sermon, sortaient du Djêtavana pour rentrer chez eux, elle, vêtue d’une robe écarlate et tenant à la main parfums et guirlandes, se dirigeait (au contraire) vers le Djêtavana ; et si quelqu’un lui demandait : « Où vas-tu à cette heure ? », elle répondait : « En quoi cela vous regarde-t-il où je vais ? » Elle passait la nuit dans un couvent d’Hétérodoxes situé dans le voisinage du Djêtavana ; et dès l’aube, quand les zélateurs (du Bouddha), désireux de venir lui faire leur salutation matinale, sortaient de la cité, elle, tout comme si elle avait passé la nuit au Djêtavana, rentrait en ville ; et si quelqu’un lui demandait : « Où as-tu passé la nuit ? », elle répondait : « En quoi cela vous regarde-t-il où je couche ? » Au bout de quelques semaines, quand on l’interrogeait (elle se mit à dire) : « J’ai couché au Djêtavana avec le çramane Gotama dans sa cellule privée ». Et les gens du commun étaient pris d’un doute : « Est-ce que c’est vrai ou non ? » Au bout de trois ou quatre mois elle s’enroula des étoffes autour du corps pour se donner l’apparence d’être enceinte, et elle fit croire aux imbéciles qu’elle était grosse des œuvres du çramane Gotama. Au bout de huit à neuf mois elle s’attacha sur le ventre un hémisphère de bois, se battit les mains, les pieds, les flancs avec une mâchoire de bœuf pour se couvrir d’enflures et prit un air languissant. Un soir que le Prédestiné prêchait, assis sur le splendide siège de la-Loi, elle entra dans la salle et vint se camper en face de lui : « Grand çramane, dit-elle, tu prêches au peuple la Loi, et ta voix est douce, et plaisantes tes lèvres ; me voici cependant, moi, grosse de tes œuvres et prête à accoucher : et tu ne t’occupes nullement de me procurer ni une chambre pour faire mes couches, ni le beurre fondu, l’huile et le reste ; et non seulement tu ne fais rien, mais tu ne dis même pas à l’un de ceux qui te sont dévoués, soit au roi de Kosala, soit à Anâthapindada, soit à la grande zélatrice Visâkhâ[32] : Faites le nécessaire pour cette novice. Tu sais bien faire l’amour, mais tu ne sais pas parer à ses conséquences. » C’est ainsi qu’en pleine assemblée elle prit à partie le Prédestiné, pareille à qui s’efforcerait de souiller le disque de la lune avec une poignée d’ordures. Et le Prédestiné, interrompant sa prédication, lui répondit avec le rugissement d’un lion : « Ma sœur, si ce que tu viens de dire est vérité ou mensonge, il n’y a que toi et moi à le savoir. — Oui vraiment, çramane ; il n’y a que nous deux qui sachions à quoi nous en tenir sur ce point… »

On le voit, le narrateur se rendait parfaitement compte du caractère particulièrement insidieux de l’accusation portée contre le Maître. Vraie ou fausse, c’est une de celles dont il est le plus difficile à un homme de se disculper ; et c’est pourquoi, dans sa sagesse, notre Code civil interdisait en principe la recherche de la paternité. Par bonne chance pour le Bouddha, la grossesse de Tchiñtchâ n’est que feinte ; et puis n’a-t-il pas à son service Indra, le roi des dieux ? À ce moment même celui-ci sent que son siège de marbre s’échauffe sous lui ; pour découvrir la cause de ce phénomène insolite, il parcourt l’univers de son œil divin, voit de quoi il retourne et arrive instantanément escorté de quatre de ses divins sujets. Ses aides-de-camp, prenant la forme de souris, grimpent dans les vêtements de Tchiñtchâ, rongent les liens qui attachent sur son ventre l’hémisphère de bois, et le lui font tomber sur les orteils. La chute de cet objet, la grimace de douleur de la donzelle et son amaigrissement subit démontrent d’un trait aux fidèles l’abominable calomnie dont elle s’est faite l’instrument. Elle doit s’enfuir sous les huées, les crachats et les coups ; et, dès qu’elle a quitté le sol sacré du Djêtavana et se trouve hors de la vue du Maître, la terre s’entr’ouvre sous elle et, tout enveloppée de flammes, elle est précipitée au plus profond des enfers[33].

Telle est l’histoire de la novice Tchiñtchâ ; et il faut reconnaître qu’elle nous est très adroitement contée. Sans doute l’héroïne est un parangon d’astuce et d’effronterie féminines, et elle est justement damnée ; mais pourtant on la plaint, car on la sait en définitive victime de son dévouement à ses supérieurs, et c’est sur ceux-ci que retombe toute la responsabilité de son crime comme de son châtiment. Sa punition, notez-le, n’est nullement le fait du Maître, qui n’en est même pas spectateur : c’est une de ces manifestations de la loi immanente du karma, qui parfois sanctionnent immédiatement le crime[34]. On ne veut d’ailleurs pas que ce terrible exemple ait le moins du monde découragé les Hétérodoxes : l’échec de leur machination les incite seulement à en inventer une meilleure. Cette mauvaise langue de Rudyard Kipling (en ce temps-là il était encore journaliste) prétend que dans l’Inde du xixe siècle rien n’était plus facile que de monter contre son ennemi, pour quelques centaines de roupies, une accusation d’assassinat, cadavre compris. C’est à ce procédé perfectionné de dénigrement qu’ont recours les rivaux du Maître : car un faux témoin peut être confondu, mais une macabre et muette pièce à conviction n’est pas si facile à récuser. Les textes reprennent donc mot pour mot, à propos de la novice Soundarî, « la Belle », le même récit que nous venons de lire sur le compte de la novice Tchiñtchâ, « le Plant de tamarin » : mais cette fois la séduisante émissaire des Hétérodoxes n’a pas plus tôt lancé dans la circulation une seconde édition de la même calomnie que ces monstres de scélératesse la font égorger par des bravi à leur solde et cacher son cadavre dans le Djêtavana sous un tas de guirlandes fanées, aux abords mêmes de la cellule du Bienheureux : après quoi il ne leur reste plus qu’à signaler sa disparition à la police royale. Ils ont tôt fait de retrouver le cadavre et de promener sur une civière à travers les rues de Çrâvastî cette preuve indéniable de la luxure du sci-disant Bouddha et du zèle excessif avec lequel ses disciples ont, pour cacher sa faute, ôté la vie à la partenaire de ses débauches. Mais le triomphe des Hétérodoxes est de courte durée. Ils n’ont oublié qu’un point, c’est que leur stratagème n’a pu se passer de complices. Sitôt leur pourboire touché, les assassins n’ont rien eu de plus pressé que de courir à la taverne ; une fois ivres, ils se sont querellés sur le partage de leur salaire et se sont mutuellement jeté à la tête tous les détails de leur forfait. La police l’apprend ; le Bouddha est innocenté et les exécuteurs comme les instigateurs du complot punis : car il y a parfois une justice dès ce monde[35].

Ne vous croyez pas encore quittes avec les infatigables conteurs que sont les moines bouddhistes. Le moment vient où ils se mettent à classer et à rédiger leurs souvenirs traditionnels. Dans l’anecdote de Tchiñtchâ (et c’est à quoi nous devons de l’avoir conservée) ils voient un excellent préambule à mettre en tête du récit d’une et même de plusieurs des vies antérieures de leur Maître : car rien n’arrive guère à celui-ci qui ne lui soit déjà arrivé jadis. À cette occasion encore le Bienheureux aurait dit à ses moines : « Ce n’est pas la première fois, ô mendiants, que cette femme m’a calomnié », sur quoi on lui met dans la bouche, entre autres contes, celui du prince Mahâpadma, qu’il est bien inutile de répéter en français, car nous le connaissons tous d’avance ; c’est l’aventure d’Hippolyte avec Phèdre ou, si vous préférez, de Joseph avec la femme de Putiphar. Voilà qui va bien : mais la théorie du karma est une arme à deux tranchants et qui peut se retourner contre qui la manie. On en vint à croire que le Bouddha lui-même ne lui échappait pas de son vivant. Puisqu’il a été ainsi persécuté par ses ennemis, c’est donc qu’il avait mérité de l’être ; et tel texte postérieur n’a pas reculé devant cette conclusion qui, à nous profanes, apparaît comme pis qu’un crime de lèse-majesté, un véritable sacrilège. Froidement il fait reconnaître par le Bienheureux en personne que les accusations calomnieuses dont il a été l’objet sont la juste sanction d’une faute pareille commise par lui au temps d’une de ses existences passées : étant ivre, il avait jadis calomnié un saint[36]. Telle est la lointaine répercussion de nos actes, à laquelle seul le Nirvâna peut mettre un terme : tel est aussi l’enchaînement sans fin des fables édifiantes qui se greffent les unes sur les autres, sans autre limite que la patience du lecteur. Comme il arrive toujours dès qu’on tire sur le fil d’un conte bouddhique, il en vient un écheveau.

Ce n’est pas tout encore. Rabâcher et combiner ensemble de vieilles histoires est bien : paraître les authentifier en les localisant est encore mieux, et surtout d’un meilleur rapport. Les moines des couvents voisins de Çrâvastî s’y employèrent avec le même succès que leurs confrères des autres villes saintes. Au viie siècle leurs rares héritiers (car, répétons-le, toute cette région avait été de bonne heure dévastée et à peu près désertée) montraient toujours à Hiuan-tsang le trou béant par lequel Tchiñtchâ avait été engloutie : comment douter après cela de son forfait ? Il faut même croire que l’exploitation de ce singulier lieu saint était d’un excellent revenu, et aussi que le territoire abondait en ces excavations naturelles que l’on croyait « sans fond, parce que l’eau de la saison-des-pluies n’y séjournait pas ». À 800 pas (chinois, donc doubles) plus au Nord, mais toujours près de la clôture orientale du Djêtavana, on menait également les pèlerins devant deux autres fosses profondes, situées côte à côte, et qui étaient censées s’être ouvertes, l’une sous les pas du traître Dêvadatta (dont nous lirons bientôt les perfides machinations), et l’autre sous ceux du moine Kokâlika, son complice ; après quoi on traînait les visiteurs plus loin dans l’Est devant l’étang desséché où le cruel Viroudhaka, en expiation du massacre des Çâkyas, avait reçu le même châtiment. L’agenda de la tournée était ainsi des plus chargés. Il ne comportait pas seulement, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la cité, l’évocation du Maître et de ses persécuteurs, mais aussi celle des deux principaux disciples, des deux grands zélateur et zélatrice Anâthapindada et Viçâkhâ, du brigand Angoulimâla, des jeunes filles Çâkyas cruellement suppliciées pour avoir refusé d’entrer dans le harem du vainqueur, des cinq cents aveugles qui recouvrèrent la vue et créèrent un bois de leurs bâtons plantés en terre,  etc. L’enclos relativement restreint du Djêtavana, tout comme celui de l’arbre de la Bodhi, avait ainsi fini par s’encombrer de monuments commémoratifs et de monastères, d’abord placés côte à côte, puis, à mesure qu’ils tombaient en ruines, remplacés par d’autres édifices, si bien que les fouilles archéologiques ont retrouvé, sous la brousse et la jonchée de briques de la surface, deux ou trois couches superposées de stoupa, de temples, de promenoirs et de couvents. Le fait a été mis hors de doute par le témoignage des inscriptions : les tertres de Saheth-Maheth, situés dans l’État hospitalier de Balrâmpour, représentent le parc du prince Djêta et la vieille capitale du Koçala ; et c’est à bon escient que les bouddhistes d’aujourd’hui peuvent venir comme ceux d’autrefois y promener leur mélancolie, à présent que les recherches de l’Archæological Survey leur en ont rappris le chemin[37].

Le grand prodige magique. — Mais il est grand temps d’en venir enfin au miracle dont Çrâvastî était jadis le plus fière de proposer le site à la vénération publique. On ne s’étonnera pas que Fahien et Hiuan-tsang, distraits par l’abondance des « saints vestiges » et ne sachant plus auquel entendre de leurs cicérones, l’aient à peine mentionné en passant[38]. Évidemment il finissait par se noyer dans le flot montant des commémorations pieuses : mais des textes relativement anciens proclament sa prééminence et le donnent comme l’un des actes essentiels que doit accomplir tout Bouddha[39]. De fait nul ne songe à contester qu’un conflit entre le Prédestiné et les chefs des Communautés antérieures à la sienne ne fût rendu inévitable par les conditions mêmes de leur concurrence vitale. Tout ce qu’il est légitime de supposer c’est que nos informateurs bouddhistes n’auront pas manqué d’attribuer à l’hostilité des Hétérodoxes les motifs les plus bas comme aux manifestations de leur animosité les formes les plus criminelles. C’est à peine s’ils consentent parfois à faire allusion à des dissentiments d’un ordre plus relevé, parce que portant sur des différences de doctrine ou de discipline ; et alors même qu’ils prétendent nous exposer les idées philosophiques de leurs adversaires, il est fort à craindre qu’ils ne se plaisent à leur imprimer un tour ridicule, ou tout au moins inacceptable pour les gens sensés : car la bonne foi n’a jamais été la règle de la polémique[40]. Il paraît également surprenant que les émules de Çâkya-mouni aient pu oublier leurs rivalités particulières au point de faire cause commune contre le nouveau venu. Mais que d’un camp à l’autre des défis aient été lancés et des luttes de paroles engagées, c’est là un trait de mœurs indiennes qui depuis la plus haute antiquité nous est trop souvent attesté pour susciter le moindre doute. Les annales brahmaniques aussi bien que bouddhistes retentissent des échos de grandes discussions publiques, engagées souvent sur initiative ou même sous présidence royale, et dont l’enjeu est tantôt la suprématie du controversiste vainqueur, tantôt celle du groupe dont il s’est (ou a été) constitué le champion[41]. Débats solennels ou simples prises de bec, ce sont toutes ces joutes oratoires qu’à tort ou à raison la légende a, si l’on peut ainsi dire, condensées en un sensationnel « Colloque » — pour employer le terme dont nous usions nous-mêmes au temps de nos guerres de religions — de telle façon que le Bienheureux pût confondre en une seule séance tous ses rivaux à la fois. Qu’un triomphe si prompt et si complet n’ait pu être obtenu sans quelque miracle, c’était l’évidence même aux yeux des croyants ; et les prodiges sont venus en effet s’échafauder les uns par-dessus les autres, à mesure que se succédaient, chacun renchérissant sur la précédente, les versions de plus en plus édifiantes de l’événement. Exactement comme sous les tertres de Saheth-Maheth, l’observateur peut déceler dans l’amoncellement des textes des couches appartenant à différentes époques et peu à peu superposées, ici au sol naturel et là au fond commun primitif. C’est évidemment la plus ancienne forme du récit qui nous intéresse avant tout, car c’est la seule qui ait chance de nous retracer quelque ombre des agissements d’autrefois : mais peut-être n’est-il pas hors de propos, puisque le cas s’y prête, d’examiner comment se forge de toutes pièces un « Grand prodige magique ».

Il semble, pour commencer, que nous puissions restituer dans ses grandes lignes et justifier en raison le point de départ de la légende. Sur les origines tant matérielles que doctrinales du conflit, il est inutile de revenir. En ce qui concerne les docteurs hétérodoxes, on ne peut qu’être favorablement impressionné par le fait qu’ils ne sont jamais qu’au nombre fort raisonnable de six et qu’on nous donne toujours pour eux exactement les mêmes noms ; et puisque celui qui clôt l’énumération a été identifié comme le fondateur de la secte toujours florissante des Djaïnas ou Djinistes, son historicité certaine confère à ses confrères un suffisant brevet de réalité. D’autre part le choix de Çrâvastî nous est expliqué de la façon la plus plausible. Se défiant à bon droit de l’amitié que Bimbisâra, le roi du Magadha, porte à Çâkya-mouni, les Hétérodoxes ont au contraire des raisons de compter sur l’impartialité de Prasênadjit, le roi du Koçala. Plus tard on a prétendu connaître jusqu’à l’occasion de ce grand tournoi spirituel. On s’est souvenu (assez ingénieusement d’ailleurs) qu’à la suite de la frasque intempestive de Pindola Bharadhvâdja, le Bouddha avait interdit à ses moines toute manifestation publique de leurs pouvoirs surnaturels. Cette interdiction paraissant le mettre lui-même en état d’infériorité, les Hétérodoxes en auraient pris aussitôt avantage pour le provoquer à une compétition publique. Mais de même qu’une ordonnance royale n’oblige pas le roi, une interdiction édictée à l’usage des disciples ne lie pas le Maître ; et ainsi les faux prophètes sont pris à leur propre piège… Et voilà comme on risque de détruire la vraisemblance à force de vouloir trop prouver. Renonçons donc à deviner le mobile des actes et contentons-nous de connaître le théâtre où s’agitent les acteurs. L’emplacement de ce dernier est fixé de la façon la plus précise entre Çrâvastî et le Djêtavana (donc en terrain neutre) à l’Ouest de la route qui menait et mène encore de la porte méridionale de la cité à la porte orientale de l’ermitage, à environ 150 pas au Nord de celle-ci. Là, le roi Prasênadjit (plus tard remplacé dans cette tâche par Viçvakarman, l’architecte des dieux) avait élevé pour la circonstance une vaste salle de conférence. Celle-ci était encore représentée au temps des pèlerins chinois par un temple haut de soixante à soixante-dix pieds, à l’intérieur duquel une image du Bouddha était « assise », face à l’Est, telle qu’il s’était jadis tenu quand son éloquente dialectique réfuta toutes les critiques ou objections de ses adversaires. Ainsi réduite à ses traits essentiels, pas plus qu’elle n’excède les limites de la vraisemblance, la scène ne dépasse pas les faibles moyens de la vieille école indienne. Sur un bas-relief de Barhut[42] (iie siècle avant notre ère), un roi dûment étiqueté « Prasênadjit de Koçala », sort en char de sa bonne ville pour se rendre à un vaste pavillon qui abrite la « roue de la Loi », symbole attitré de la victorieuse prédication du Maître. En vérité l’on ne voit pas quels procédés meilleurs la tradition, tant écrite que figurée, aurait pu employer pour établir l’authenticité du principal miracle de Çrâvastî. Il semble bien que nous touchions là ce qu’Eug. Burnouf appelle « la simplicité primitive et le bon sens pratique du Bouddhisme ancien[43] ».

Mais où et quand l’humble vérité a-t-elle satisfait la dévotion de la foule ? Que le Bienheureux ait triomphé par la force invincible de sa parole, c’était là chose admise d’avance ; mais ne fallait-il pas qu’en un débat d’une importance si décisive sa prédication eût revêtu, ne serait-ce que par ses accessoires, un aspect exceptionnel ? C’est à ce point que, bien que travaillant toutes les deux dans le même sens, les traditions du Nord et du Sud commencent à diverger. Pour celle-ci le Grand prodige devient avant tout et restera jusqu’à nos jours, dans les textes comme dans l’imagerie, le « Prodige sous le Manguier ». En cette occasion solennelle le Bouddha aurait commencé par opérer le miracle qu’imitent encore aujourd’hui, jusque sur le pont des paquebots à l’escale, les prestidigitateurs indiens ; mais tandis que ces derniers ne font pousser en quelques minutes d’un noyau de mangue que l’arbuste de quelques décimètres de hauteur dissimulé dans leur sac de jongleur, c’est un arbre immense, tout couvert de fleurs et de fruits et tout bourdonnant d’abeilles, que le Bienheureux fait s’élever en un instant jusqu’au ciel et au pied duquel il prend place. Tel il est encore aujourd’hui représenté en Indochine indienne ou à Ceylan sur de pieuses chromo-lithographies ; et tel il était déjà symbolisé dès le ier siècle avant notre ère sur la porte Nord du grand stoupa de Sâñchî[44]. De son côté la légende du Nord-Ouest a préféré prêter en cette occasion au Bouddha une de ces « pensées mondaines » que tous les êtres de l’univers s’empressent à réaliser : et c’est ainsi que, par les soins de deux génies aquatiques, jaillit du sol un énorme lotus « à mille pétales, large comme une roue de char », sur lequel le Bienheureux s’installe dans la pose de la prédication et qui restera le trait caractéristique de toutes les représentations à la mode gandharienne du Grand prodige, — de toutes celles du moins où le Maître est figuré assis[45].

Voilà donc déjà étendu sur le fait original de la victoire verbale un premier vernis de merveilleux. D’autres applications pareilles suivront ; mais déjà il devient difficile de discerner entre elles des lignes de démarcation très nettes. Archéologues et philologues ne savent que trop comment les couches successives dont nous parlions tout à l’heure ont la mauvaise habitude de s’entrepénétrer : et c’est ce qui rend si délicate l’étude stratigraphique des tertres comme des textes. Dès le niveau le plus bas que nous atteignions nous voyons déjà pointer le souci d’adjoindre à la parole du Maître d’autres manifestations, de plus en plus fulgurantes, de ses pouvoirs surnaturels. Un premier temps se marque où l’une et l’autre tradition se bornent à faire intervenir les fameux « miracles jumeaux » — lesquels, on s’en souvient, consistent pour le Prédestiné à évoluer dans les airs en faisant tour à tour jaillir, de la partie supérieure ou inférieure de son corps, tantôt des jets d’eau et tantôt des langues de feu, « tel une montagne à la fois embrasée et ruisselante[46] ». De cette version nouvelle nous connaissons plusieurs répliques dans l’école gréco-bouddhique du Gandhâra : mais sa figuration était interdite à la vieille école indienne puisqu’elle nécessite celle de la personne du Bouddha ; et là est peut-être la raison pour laquelle la tradition du Sud n’a pas glissé plus avant sur la pente des fictions fabuleuses. Tout au contraire, celle du Nord, aussi bien dans son imagerie que dans les textes canoniques dont celle-ci s’inspire, continue d’y chavirer. Elle avait déjà trop souvent fait répéter par le Maître, et même par de simples disciples, la « paire de miracles » pour se contenter à l’occasion du Grand prodige d’une aussi banale exhibition. À toute force il lui faut (et elle ne s’en cache pas) inventer pour la circonstance un tour de magie encore plus extraordinaire et à la portée du seul Prédestiné. C’est ainsi qu’elle aboutit à la description littéraire comme à la représentation artistique d’une fantasmagorique multiplication de Bouddhas qui, dans les quatre poses consacrées, debout, marchant, assis ou couchés, emplissent le firmament et couvrent toute la superficie des stèles ou des parois rupestres. Pour exubérante qu’elle soit, l’imagination indienne n’a pas dépassé ce stade ; mais dans l’éblouissante splendeur de ces visions apocalyptiques le petit noyau de réalité historique que nous nous efforcions de dégager tout à l’heure achève de se volatiliser. Seuls les incroyants tiendront que c’est dommage.

Le deuxième cycle de Râdjagriha. — On conçoit que cette prodigalité de miracles aérostatiques ait incité les biographes tardifs à en compléter la série par l’ascension du Bienheureux au paradis des Trente-trois. Là il reprendra haleine en convertissant à loisir sa mère et les autres hôtes de ce ciel. Mais il n’a pas encore atteint le terme de sa dernière existence terrestre et, dès lors, il n’est pas au bout de ses tribulations. Comme à propos de sa ville natale de Kapilavastou, la légende se souvient tout particulièrement d’un de ses « retours » à Râdjagriha, théâtre de ses premiers triomphes. Que les temps sont changés ! Son vieil ami, le roi Bimbisâra, n’est plus ; non content de détrôner son père selon la quasi invariable coutume des princes héritiers indiens, Adjâtaçatrou l’a laissé mourir de faim dans sa prison, et son parricide fait de lui un ennemi du Maître. Des grands zélateurs déclarés il ne reste plus guère que le fameux médecin Djîvaka[47], dont il serait trop long de conter les cures merveilleuses. Peu sert au Bienheureux la déconfiture, à deux cents lieues de là, des six docteurs Hétérodoxes : voici qu’à présent c’est au sein de sa propre Communauté qu’un rival sans scrupules fomente la discorde et cherche par tous les moyens à le supplanter. Le pis est que le scélérat trouve partout des complices, aussi bien dans les couvents qu’à la ville ou à la cour. Ainsi va l’humanité. Soyez bon, soyez grand, soyez aussi miséricordieux que lucide et vouez votre vie au salut de vos semblables : vous ne tarderez pas à vous apercevoir, même dans l’Inde, que vous avez embrassé le plus ingrat des métiers. Par une amère ironie, votre amour du prochain ne manquera pas de vous créer des ennemis, et plus ils seront proches de vous, plus ils se montreront acharnés à votre perte.

Dans l’histoire comme dans la littérature il n’est guère de situation pathétique qui ne demande à être machinée par un traître. Il n’est guère non plus de traître que romanciers ou dramaturges ne noircissent à plaisir. L’historien se doit de garder une attitude plus équitable. Quelle idée faut-il nous faire au juste de ce Dêvadatta, cousin germain de Çâkya-mouni, que l’on a souvent surnommé le Judas Iscariote du Bouddhisme ? À lire les nombreuses pages que les Écritures lui consacrent on ne tarde pas à distinguer (une fois de plus) deux courants traditionnels qui se côtoient, non sans parfois se mêler ni se contredire. L’un le charge de tous les crimes imaginables pour la simple raison qu’il a commis le plus inexpiable de tous en tentant de créer un schisme ou, comme on disait, une « rupture de la Communauté » : c’est la version populaire. L’autre, élaborée dans des cercles plus intellectuels, expose de façon beaucoup plus rassise et vraisemblable les motifs invoqués et les ressorts mis en œuvre par lui en vue de la réalisation de son criminel dessein. Il va sans dire que, de part et d’autre, on le condamne sans appel. Mais, tout comme à propos des Hétérodoxes, nous ne pouvons en bonne justice oublier qu’après tout, dans ce procès, nous n’entendons que le réquisitoire. S’il ne nous appartient pas de plaider la cause du coupable, notre devoir est du moins de peser les griefs portés contre lui et de relever jusque dans l’acte d’accusation les circonstances qui, à des yeux non prévenus, pourraient paraître atténuantes.

Vu de ce biais, Dêvadatta cesse d’être le monstre que d’aucuns nous dépeignent. Ce n’est en définitive qu’un homme pareil ou même supérieur à bien d’autres, seulement gonflé d’orgueil et d’ambition, et intérieurement rongé par le plus répandu et le plus méprisable des péchés capitaux, à savoir l’envie. Qu’il soit censé avoir fait partie de la première ou de la seconde levée monastique des jeunes Çâkyas[48], il a sollicité et obtenu son entrée dans l’ordre. On reconnaît qu’il a étudié, qu’il a franchi les degrés de la méditation, qu’il a acquis les pouvoirs surnaturels, qu’il jouit de la considération des laïques, et même qu’il ne lui manque que deux ou trois des signes caractéristiques du Bouddha, dont il est l’égal par la naissance. Il considère que le Maître se fait vieux, qu’il est temps pour lui de songer à la retraite ; et il s’offre à le remplacer à la tête de la Communauté. Sa demande est écartée sans ménagement aucun : le Bienheureux ne songe même pas à se démettre en faveur des deux grands disciples ; comment céderait-il sa place et confierait-il son troupeau à un homme dans l’esprit duquel il lit à livre ouvert la bassesse et l’envie ? Furieux de cette rebuffade, Dêvadatta change ses batteries. Il ne manquait pas dans la Communauté de moines imbus du vieil idéal ascétique ; piqués d’émulation par l’exemple et plus encore par les railleries des sectes plus rigoristes, ils critiquaient comme excessives les concessions faites par Çâkya-mouni sur les cinq chapitres de la résidence, des invitations à dîner, du vêtement, de l’abri et de la nourriture. Soit par conviction personnelle, soit (comme on nous l’assure) par pur pharisaïsme, Dêvadatta se met à la tête du clan des puritains mécontents et se fait leur interprète. Au cours d’une assemblée plénière, il demande en leur nom au Bienheureux de rétablir dans toute sa sévérité la vieille règle qui prescrivait au moine la vie solitaire, la nourriture quêtée, le costume fait de haillons rapiécés, l’absence de toit sur sa tête et l’abstention de viande ou de poisson. Latitudinaire convaincu, le Bouddha s’obstine à laisser ses disciples libres de suivre ou non sur ces cinq points la stricte observance. Aidé par un autre envieux et calomniateur de son espèce[49], Kokâlika, Dêvadatta prend avantage de ce refus pour se parer aux yeux des laïques de sa supérieure austérité. Il réussit même à entraîner à sa suite cinq cents moines originaires de Vaïçâlî[50] et tout fraîchement entrés dans l’ordre. Les deux grands disciples, dépêchés par le Bienheureux, ont vite fait, nous dit-on, de ramener au bercail, sans aucune exception, toutes ces brebis égarées ; mais c’est en quoi la tradition canonique se trompe ou nous trompe : car les pèlerins chinois ont encore trouvé aux deux extrémités de l’Inde gangétique des religieux restés fidèles à la règle de Dêvadatta et qui, continuant à vénérer les Bouddhas du passé, n’avaient retiré qu’au seul Çâkya-mouni leur allégeance[51].

Telle aurait été l’impardonnable outrecuidance du cousin du Bouddha et l’origine de la canonisation à rebours dont il est l’objet dans les Écritures bouddhiques. C’est autour de ce fait initial — dont tous les traits sont empruntés à la vieille tradition et que vient si inopinément confirmer in fine un témoignage historique — que la légende va broder à sa façon une série de forfaits, vrais ou supposés. Tout d’abord la haine de Dêvadatta pour le Bienheureux deviendra l’héritage d’un fabuleux passé et se sera déjà vainement manifestée au cours d’innombrables vies antérieures[52]. Elle renaît, toujours vivace, en cette existence, se fait jour au moment des jeux de l’enfance comme des sports de la jeunesse ; et va s’aggravant avec le temps. Finalement c’est Dêvadatta qui incite le prince Adjâtaçatrou au parricide, dans l’espoir que, quand il l’aura fait roi, l’autre l’aidera à détrôner le Bouddha. Désormais sûr de l’impunité, il organise contre le Maître trois guets-apens consécutifs. Il commence par charger de son assassinat des tueurs à gages : mais ces gens de sac et de corde ne savent que tomber aux pieds du Prédestiné et se convertir à sa Loi. Il fait alors rouler sur son cousin, du haut du Pic-des-Vautours, un quartier de roche ; mais seul un éclat de pierre fait quelque peu saigner l’un des pieds du Bienheureux : deuxième crime inexpiable au compte de l’agresseur, et, pour la victime de l’agression (si du moins l’on en croit les théologiens tardifs), juste rétribution d’un vieux karma depuis longtemps oublié et qui soudain se réveille[53]. Enfin, avec la complicité royale, il tente de faire fouler aux pieds Çâkya-mouni par un éléphant furieux. C’est seulement quand toutes ces embûches ont échoué qu’il ne s’en fie plus qu’à lui-même et que, pour venir à bout d’un rival exécré, il imagine un procédé entre tous exécrable. Il rejoint le Bienheureux à Çrâvastî et feint de vouloir demander son pardon avec l’idée qu’en se prosternant devant lui, il lui fera aux pieds, avec ses ongles chargés de poison, des égratignures mortelles. Qu’inventer de pire ? L’imagination des conteurs demeurant court, il ne leur resté d’autre ressource que de déclarer la mesure comble et de précipiter le scélérat au fond des enfers. Nous avons déjà vu qu’il s’était trouvé des compères pour montrer l’ouverture de la trappe par laquelle le traître du mélodrame avait finalement disparu.

La subjugation de l’éléphant furieux. — Le fait que nous ne puissions accorder aucune créance au théâtral dénouement des intrigues et des attentats de Dêvadatta n’est pas une raison suffisante pour que nous accordions à l’incriminé le bénéfice du doute ; mais il n’est pas non plus nécessaire à l’authenticité du prodige communément choisi pour être le « clou » du pèlerinage de Râdjagriha que Dêvadatta ait trempé dans l’affaire. Ce peut être par simple accident que le Bouddha se soit un jour rencontré nez à nez dans la grand-rue de la capitale avec un éléphant en fureur et ait miraculeusement échappé à la mort. Les textes les plus anciens conviennent que Nâlâguiri était de son naturel « méchant et tueur d’hommes[54] ». Et n’allez pas là-dessus crier à l’invraisemblance : on nous a montré dans un temple de l’Inde du Sud un éléphant attaché au sanctuaire et dont on citait avec respect le nombre impressionnant d’hommes qu’il avait déjà occis. L’idée ne venait à personne de se défaire d’une bête aussi dangereuse : il faisait trop bel effet dans les processions ! Que Dêvadatta ait joué de son crédit auprès du jeune roi pour persuader au cornac de Nâlâguiri de le lâcher contre le Bienheureux à l’heure de sa quête, la chose n’est pas impossible ; les textes tardifs veulent même qu’à l’instigation du traître, les gens des étables royales aient tout exprès enivré l’animal. Que ce soit sous l’influence de l’alcool, du rut ou de son mauvais naturel, tout ce qui importe est que l’énorme pachyderme, « trompe érigée, oreilles dressées, queue raidie », se lance au rapide galop de sa lourde masse à travers les rues de la cité. Tout fuit et se cache devant lui. Seul le Bouddha reste impassible et refuse de chercher un asile dans quelque maison proche : et c’est alors que le miracle se produit. Pénétré par le rayonnement de « bienveillance » qui émane de la personne du Bienheureux, l’animal recouvre subitement la raison. Calmé et soumis, il vient s’agenouiller devant le Maître qui de la main droite lui caresse le front : illustration admirable, sinon aisément croyable, de l’empire de la bonté sur la force brutale et qui ne peut manquer de rappeler la conversion par st François d’Assise du loup de Gubbio. Un médaillon d’Amarâvati représente cette scène avec un art consommé : mais comptez sur les dévots pour en gâter tout le charme en prétendant l’enjoliver. Selon les informateurs de Hiuan-tsang, comme d’après les miniatures népâlaises ou les dessins chinois, ce sont cinq lions qui, jaillissant des cinq doigts de la main étendue en avant de Çâkya-mouni[55], sont à présent chargés de tenir en respect le pachyderme. On ne peut plus bassement trahir le geste et la pensée du « Grand être » que l’on veut exalter. Et les ravaudeurs de légendes ne s’en tiennent pas là. Veut-on un autre échantillon de leur parfaite niaiserie ? Lisez d’abord la conclusion du texte ancien : « Et l’éléphant Nâlâguiri, étant retourné à l’étable des éléphants, se tint à sa place et redevint l’éléphant domestique Nâlâguiri ; et à cette occasion le peuple chantait cette stance :

« Les gens les domptent à coups de bâtons, de crocs et de fouets ;
C’est sans bâton ni arme que l’éléphant a été dompté par le Grand Sage. »

Cela est évidemment beaucoup trop simple pour être édifiant ; aussi la version tibétaine nous apprendra-t-elle que, le cœur plein d’amour, le pachyderme s’attache obstinément aux pas de son placide vainqueur. Il le suit jusqu’à la maison où celui-ci est invité à dîner, et dont, par égard pour ses pieux sentiments, le Bouddha rend les murailles transparentes. Mais le méchant roi fait instantanément élever un mur qui cache la vue du Maître au pauvre éléphant et celui-ci en meurt sur place de chagrin[56]. — Inventions stupides et qui ne tiennent pas debout, direz-vous sans doute. — Il est vrai ; mais c’est que l’auteur est pressé de faire, pour notre édification, renaître l’animal dans le ciel des Quatre rois gardiens du monde.

Le cycle de Vaïçâlî. — Un autre fragment de la légende, qu’on ne sait trop à quel moment de la carrière du Maître rattacher, va ramener à présent celui-ci, et nous avec lui, de l’autre côté du Gange, à la ville libre de Vaïçâlî. Là aussi s’était constitué et perpétué, sur la base de localisations plus ou moins authentiques, tout un ensemble de souvenirs traditionnels relatifs au Bienheureux. Là il avait déjà vécu jadis lors d’une de ses naissances antérieures. Là il avait, au cours de son existence dernière, étudié sous la direction d’Arâda Kâlâma. Là, devenu Bouddha, il avait été invité à revenir pour mettre fin à une épidémie de peste qui désolait la contrée ; et les mauvais esprits qui, microbes de ce temps-là, étaient la cause du fléau, exorcisés par sa seule présence, s’étalent empressés de déguerpir. Ce fut à cette occasion que Goçringuî le fit inviter à l’avance par un perroquet parleur, et lui fit don au dessert d’un « Grand-Bois » dans la banlieue Nord de la ville[57]. C’est dans cet ermitage que (nous l’avons vu) sa tante et mère adoptive Mahâpradjâpatî était venue le relancer et lui arracher la permission pour les femmes d’entrer dans l’ordre ; et c’est aussi à Vaïçâlî que la vénérable reine douairière était censée avoir atteint la sainteté et être entrée dans le Nirvânâ. C’est là enfin que des passages célèbres des Écritures reconduiront encore par deux fois le Prédestiné.

Il vous faut savoir que « En ce temps-là Vaïçâlî était une cité opulente, prospère, populeuse, où régnait l’abondance, et qu’elle comptait 7 777 palais à terrasses, 7 777 maisons à pignons, 7 777 parcs et 7 777 étangs de lotus. Et elle possédait encore la courtisane Amrapâlî qui était toute belle, charmante, gracieuse, dotée d’une merveilleuse fleur de teint, habile dans la danse, le chant et la musique, recherchée à l’envi par le désir des hommes ; sa nuit coûtait cinquante (écus) et grâce à elle la splendeur de Vaïçâlî allait toujours croissant[58] ». La cité était d’autre part gouvernée par l’oligarchie des Litchavis et si vous voulez vous faire une idée de la belle apparence de ces princes et de la somptuosité de leurs parures comme de leurs équipages, lisez ce qu’a dit d’eux le Bouddha, un jour qu’ils se rendaient en corps auprès de lui : « Que ceux d’entre vous, ô moines mendiants, qui n’ont jamais vu la compagnie des Trente-trois dieux regardent celle des Litchavis : elle est pareille ». Dès que les oligarques et la courtisane ont vent de l’approche du Bouddha, c’est à qui s’empressera d’aller au-devant de lui. Mais Amrapâlî devance les seigneurs du lieu et présente la première son invitation que le Maître ne fait aucune difficulté pour accepter ; et honni soit qui mal y pense ! À son retour vers la ville, le char de la belle courtisane se heurte à ceux des jeunes Litchavis qui se rendent là d’où elle revient : « Seigneurs, leur annonce-t-elle triomphalement, j’ai invité pour demain la Communauté des moines, le Bouddha en tête. » — « Amrapâlî, répondent-ils, cède-nous ce repas pour cent mille (écus). » — « Même si vous me donniez Vaïçâlî avec tout son territoire, je ne vous céderais pas ce repas ». Et alors les Litchavis firent claquer leurs doigts en disant : « En vérité nous avons été refaits par une femmelette ! » Le lendemain le Bouddha avec ses disciples se rend à l’invitation d’Amrapâlî et, le repas terminé, celle-ci leur fait don en toute propriété de son Parc-des-Manguiers : « Et après avoir par une homélie enseigné, encouragé, incité et réjoui la courtisane, le Bienheureux se leva de son siège et s’en alla au Grand-Bois. Et le Bienheureux demeura à Vaïçâlî, dans le Grand-Bois, à la salle du Belvédère[59] ».

C’est aussi justement là que nous avons à conduire le lecteur. Une fois le Gange traversé à Patna, si nous prenons la direction du N.-N.-E. à travers les fécondes plaines du pays de Trabhoukti, aujourd’hui le Tirhout, nous rencontrons, à une trentaine de kilomètres de la rive gauche du grand fleuve, le vieux village de Basârh. Dans son voisinage immédiat, un grand quadrilatère terreux, entouré d’un large fossé et connu sous le nom de « Château du roi Visâl », marque la place de la « ville royale » de Vaïçâlî. Poussons encore trois kilomètres plus loin dans le Nord-Ouest[60], et nous atteindrons le but de notre excursion archéologique. Bien entendu nous avons emporté avec nous notre Hiuan-tsang, comme d’autres ailleurs ne se séparent pas de leur Pausanias ; et voici qu’en levant les yeux de dessus notre livre nous apercevons, toujours debout, la haute colonne monolithe, surmontée d’un lion, qu’il y a treize siècles le pèlerin a déjà vue et notée sur ses tablettes ; et voici tout à côté, au Nord, le grand stoupa dont il a également entendu attribuer l’édification à Açoka, et au Sud l’étang près duquel des singes auraient dévotement rempli de miel le vase-à-aumônes du Bienheureux. Or (le canon sanskrit nous l’atteste) « la salle du Belvédère dans le Grand-Bois », laquelle était le séjour favori du Maître près de Vaïçâlî, était située « au bord de l’Étang du singe (ou des singes) ». Et certes les arbres de la forêt sont aujourd’hui bien éclaircis ; les briques de l’édifice à étages ont été depuis longtemps réemployées ; et l’image du quadrumane érigée à l’angle Nord-Ouest de la pièce d’eau n’a pas trouvé grâce devant les iconoclastes musulmans : mais les traits essentiels du paysage, colonne, tumulus, étang sont toujours là sous nos yeux, à la place respective que leur a jadis assignée un observateur exact. Il n’y a donc pas de doute que nous ne foulions le site du miracle de Vaïçâlî : que grâces en soient rendues à notre excellent guide.

Un grand point est ainsi acquis : mais nombre de difficultés surgissent. Si, à notre habitude, nous nous tournons vers les textes pour obtenir d’eux de plus amples renseignements sur cette aumône simiesque, nous n’y découvrons qu’omissions ou, qui pis est, que contradictions. Le canon pâli ignore totalement l’épisode. Nos sources sanskrites connaissent et situent bien à Vaïçâlî « l’Étang-du-Singe », mais ne soufflent mot de l’incident qui lui a valu son nom. Fa-hien ne le mentionne même pas parmi les curiosités de Vaïçâlî. En revanche Hiuan-tsang renchérit sur l’offrande en faisant creuser l’étang par les singes et persiste à parler d’eux au pluriel. Il y a plus déconcertant : le grand pèlerin a déjà entendu conter à Mathourâ, à côté d’un grand étang desséché, exactement l’histoire que nous n’attendions qu’à Vaïçâlî ; et, pour comble, un texte tibétain bien connu localise de son côté l’incident à Çrâvastî[61]. Ce qui achève de nous égarer c’est que les traducteurs sont unanimes à vouloir que l’offrande en question ait été de « miel » : or il est hors de question qu’un singe puisse, même pour le meilleur des motifs, dérober du miel aux redoutables abeilles sauvages de l’Inde. Bref il nous faudrait renoncer à sortir de ce brouillamini, si par bonne chance les monuments figurés ne venaient une fois de plus à notre secours et ne nous apportaient une aide aussi efficace que bienvenue.

Tout d’abord la représentation de l’Offrande du singe sur la Porte Nord du grand stoupa de Sâñchî prouve que cette singulière légende était populaire dans l’Inde centrale dès avant notre ère. Douze siècles plus tard, l’étiquette d’une miniature népâlaise, faisant écho au vieux cliché canonique, la situe encore « à Vaïçâlî en Tirabhoukti ». L’intervalle entre les deux documents est pas à pas jalonné d’abord par des bas-reliefs gréco-bouddhiques, puis à Bénarès par une stèle de style Goupta, enfin par des sculptures médiévales du Magadha[62]. Dès lors le « doublet » de Mathourâ se dénonce comme une contrefaçon, et l’assertion de l’auteur tibétain, à prendre les choses au mieux, comme un lapsus. Le silence de Fa-hien n’est plus imputable qu’à lui-même et ne peut nullement servir à prouver, comme on aurait pu être tenté de le croire, que le miracle avait été inventé et localisé à Vaïçâlî entre son passage et celui de Hiuan-tsang. Quant aux divagations de ce dernier, elles sont, comme nous allons voir, à mettre une fois de plus au compte de la sottise de ses informateurs. Non contentes d’attester l’ancienneté du motif, les images nous permettent en effet d’en restituer une version parfaitement cohérente, sinon tout à fait vraisemblable.

On sait l’instinct d’imitation des singes, et aucun touriste n’ignore à quel point ceux qui vivent en liberté dans l’enceinte des sanctuaires de l’Inde se montrent familiers, pour ne pas dire effrontés. Même les sculpteurs du Nord-Ouest s’amusent à figurer tel de ces animaux qui, assis en yogui (ou, comme nous dirions, en tailleur), copie l’attitude du Bouddha en méditation ; car « à vivre dans le voisinage des saints, on devient saint[63] ». Le héros du Prodige de Vaïçâlî fait mieux encore, et grâce aux imagiers, aucun détail de son manège ne nous échappe. Pour commencer nous le voyons en train de grimper à un palmier. Ce qu’il va chercher là-haut, c’est bien du madhou : mais ce madhou n’est pas du miel, c’est la liqueur sucrée qui exsude de la cime incisée des palmiers-éventails et des dattiers et qui s’égoutte dans des pots de terre disposés à cette intention. Des gens de basse caste font toujours métier d’aller recueillir matin et soir le contenu de ces pots dont ils tirent, après fermentation, le breuvage alcoolique qu’en anglo-indien on appelle le toddy[64]. L’alcool est tout naturellement interdit aux moines, comme d’ailleurs aux laïques ; mais il leur est à tous loisible (et de plus agréable) de boire frais ce jus de palme, après qu’on en a ôté les mouches qui ne manquent pas de s’y engluer. Notre singe, on le voit, sait fort bien ce qu’il fait. Il n’entreprend rien qui ne soit dans ses moyens d’agile grimpeur et ne présente d’autre offrande que celle dont il est sûr qu’elle est acceptable et sera gracieusement acceptée. Il ne lui reste plus ensuite qu’à saluer le Bouddha et à se retirer, ce qu’il fait fort civilement sur les anciens bas-reliefs. Mais comment nos incorrigibles cicérones se seraient-ils tenus quittes envers lui pour si peu ? Tantôt les folles gambades auxquelles se livre dans l’excès de son allégresse « l’animal des branches » le font tomber et périr dans une fosse : c’est la version recueillie par Hiuan-tsang à Mathourâ. Tantôt c’est volontairement qu’il se noie, et c’est pourquoi nous le voyons sur les sculptures tardives du Magadha en train de se précipiter dans un puits. Accident opportun ou pieux suicide, il s’agit de lui faire recueillir au plus tôt (comme tout à l’heure à l’éléphant Nâlâguiri), grâce à une heureuse renaissance, le fruit de sa bonne action. Mais ce dénouement trop prévu d’avance ne saurait étancher la soif d’édification des pèlerins : il faut encore inventer quelque merveille accessoire. La trouvaille de Mathourâ consistait à prétendre que le contenu de l’unique bol-à-aumônes offert par le singe, indéfiniment étendu d’eau sans rien perdre pour autant de sa saveur, avait suffi à désaltérer, outre le Bouddha, la Communauté tout entière[65]. À Vaïçâlî il semble que l’imagination des moines ait été aiguillée sur une autre piste par les fabricants d’images. Conteurs par métier d’histoires sans paroles, ceux-ci n’hésitaient pas plus que les artistes qui ciselèrent les retables de notre Moyen Âge à répéter le même personnage autant de fois qu’il était nécessaire pour l’intelligence des divers épisodes réunis en un même tableau[66]. À Sâñchî comme au Gandhâra nous n’apercevons que deux fois le singe, d’abord faisant son offrande, puis prenant congé ; miniatures et sculptures tardives nous le montrent encore grimpant à l’arbre, gambadant, ou en train de se noyer. Est-ce la vue de représentations multipliant ainsi la figure du protagoniste autour de l’immobile Bouddha central qui a conduit les moines de Vaïçâlî à admettre, puis à professer l’existence d’une pluralité de singes ? Il est permis de se le demander. En tout cas, une fois nantis d’une bande de ces animaux, ils ont tenu à employer à fond cette main-d’œuvre gratuite au service du Maître ; et c’est ainsi que l’idée leur est venue de leur faire creuser par-dessus le marché l’étang qui immortalisait le souvenir de leur charité.

Que reste-t-il cependant des deux prodiges de Râdjagriha et de Vaïçâlî, une fois qu’on les a débarrassés de leurs embellissements ? — Deux faits divers, inconcevables hors de l’Inde, mais conçus tout à fait dans le goût indien, et à peine surprenants pour des gens qui, croyant d’enfance à la transmigration des âmes, savaient que « toutes les espèces comptent des individus doués de vertueuses dispositions[67] ». En fait ces deux fables édifiantes où un animal joue le principal rôle ne diffèrent de maintes histoires des « Vies antérieures » qu’en ce qu’elles sont par exception rapportées à l’existence dernière du Bouddha. De là vient leur succès non seulement dans les milieux populaires, mais aussi auprès des corporations artistiques : car les vieux imagiers, justement confiants dans leur talent d’animaliers, traitaient plus volontiers des thèmes de ce genre. On conçoit donc fort bien que, d’accord entre donateurs et artistes, deux panneaux sur huit aient été finalement réservés dans les représentations des huit miracles aux hauts faits d’un éléphant et d’un singe, et que les couvents des deux grandes cités orientales aient tiré localement bon revenu de ces deux contes. Il n’en reste pas moins permis de se demander ce qu’en pensaient les intellectuels de la secte et les pèlerins étrangers. D’une façon générale il semble que la Subjugation de l’éléphant furieux leur ait paru mériter sa renommée : n’illustrait-elle pas de façon éclatante la toute-puissante influence qui était censée irradier de la personne du Bienheureux ? En revanche l’Offrande du singe, où le Maître ne tenait qu’un rôle passif, ne leur a jamais inspiré qu’un intérêt des plus minces. Le mutisme des hagiographes, de même que le silence de Fa-hien, ne manque pas d’éloquence sur ce point. À la vérité, tout en nous avertissant qu’aux abords de Vaïçâlî les « sacrés vestiges » étaient trop nombreux pour qu’on puisse songer à en donner une énumération complète, Hiuan-tsang ne manque pas de mentionner dans le tas l’étang sanctifié par la charité simiesque, mais il ne le met nullement en vedette. Au siècle suivant un document explicite vient enfin confirmer notre méfiance en nous apportant la preuve qu’à côté de la liste des huit sanctuaires standardisée par la dévotion et l’imagerie populaires, il en existait une, sinon même plus d’une autre à l’usage des penseurs. En 764 de notre ère un voyageur chinois nommé Wou-k’ong, attaché à une mission diplomatique, s’étant converti dans l’Inde au bouddhisme, entra dans l’Ordre et se fit un devoir d’accomplir à son tour les « huit pèlerinages » : or il ne mentionne dans sa relation ni le singe charitable ni même l’éléphant furieux. Esprit peu cultivé mais profondément sérieux, il ne s’est arrêté ni à l’une ni à l’autre de ces fables enfantines. Ce qu’il a préféré retenir de sa visite à Râdjagriha, c’est avant tout le fait (d’ailleurs apocryphe) de la prédication par le Maître sur le Pic-des-Vautours du célèbre « Lotus de la Bonne Loi » ; et ce qui lui a paru le plus digne de commémoration à Vaïçâlî, c’est le « Rejet de la Vie » prélude du Parinirvâna. Comme nous allons avoir dans un instant à conter cet émouvant épisode, le lecteur jugera bientôt, ou nous nous trompons fort, que la ferveur du bon pèlerin aurait pu plus mal choisir[68].


  1. Cf. J. Przyluski, Le Nord-Ouest de l’Inde dans le Vinaya des Mûla-Sarvâsti-vâdin, JA nov.-déc. 1914 et Mahâvaṃsa ii ou Manual p. 212 s.
  2. V. la carte (fig. 2) ; de Bénarès à chacun des autres sites la distance varie de 200 à 400 kilomètres pour Sânkâçya dont on notera la position excentrique.

    Fig. 2. — Le pays d’origine du Bouddhisme.
    Le nom des huit villes saintes, théâtres des huit grands miracles et buts des huit pèlerinages, sont en petites capitales.

  3. Pour le moine malade v. supra p. 261 ; mais la tradition postérieure croit au miracle de la guérison instantanée (Hiuan-tsang J I p. 297-98 ; B II p. 5-6 ; W I p. 387). — Pour Kṛçâ Gautamî à qui le Buddha indique pour unique remède quelques grains de moutarde blanche obtenus d’une famille où n’est jamais entrée la mort v. DhPC VIII 13 (avec bibliographie).
  4. C’est le ṛddhi-prâtihârya de Çrâvastî (cf. DA p. 144 s.).
  5. Skt tîrtha.
  6. MPS v 7-8.
  7. C’est exactement ce que dit l’inscription d’Açoka (supra p. 42).
  8. Cf. JA janv.-fév. 1911 ou BBA p. 1 s. (avec planches).
  9. AgbG fig. 208 ou BBA pl. IV.
  10. La st. brahmanique citée Cambridge Hist. of India I p. 531 doit être corrigée pour porter le nombre des places saintes à ce chiffre.
  11. Des reproches rétrospectifs au Buddha pour avoir choisi de mourir à Kuçinagara sont mis dans la bouche d’Ânanda supra p. 310.
  12. V. fig. 3 et cf. AgbG fig. 498 et 500.

    Fig. 3. — Schéma de la figuration des huit grands miracles :
    a) Style Gupta.

    Fig. 3. — Schéma de la figuration des huit grands miracles :
    b) Style Pâla.

  13. Mathurâ est la Muttra des cartes anglaises sur la rive droite de la Yamunâ (Jumna) à peu près à mi-chemin entre Agra et Delhi. — Les ruines de Saketâ-Ayodhyâ sont situées en Aoudh à quelques kilomètres de Faizâbâd. Celles de Kauçâmbî ont été identifiées par Al. Cunningham avec Kosâm sur la rive gauche de la Yamunâ, à une cinquantaine de kilomètres en amont de la jonction de cette rivière avec la Gangâ à Prayâg (Allahâbâd).
  14. l’Añjana-vana à Sakêta et l’ârâma du ministre Ghoshila (ou Ghosita) à Kauçâmbî.
  15. Hiuan-tsang y notera une grande majorité d’hétérodoxes.
  16. Le DA XXXVI explique le fait par l’animosité de la fille de l’ascète Makandika, que le Buddha avait refusée et qui était devenue l’épouse favorite d’Udayana ; le DhPC II 1 incorpore tardivement le cycle des aventures extraordinaires d’Udena à la légende bouddhique. V. aussi n. à p. 275, 41.
  17. C’est ainsi que Maudgalyâyana serait allé lui demander au ciel la date de sa descente, ce qui a pour but d’expliquer l’affluence qu’aurait attirée celle-ci au jour fixé.
  18. Cf. Barhut pl. 17 et Ajaṇtâ pl. 54 ; et supra p. 227.
  19. Le Kapitha de Hiuan-tsang semble n’être qu’un autre nom de Sânkâçya : c’est seulement Fa-hien qui transporte le miracle à Kanyakubja (Kanauj). Cf. Cunningham, Anc. Geogr. of India p. 369 et ASI I et XI ; toutefois le chapiteau de colonne d’Açoka qui a été retrouvé porte un éléphant et non, comme le dit Hiuan-tsang, un lion.
  20. Mésopotamie = doâb.
  21. Il ne faudrait pas beaucoup nous pousser pour nous faire admettre une sorte d’affinité élective entre l’alimentation à base de riz et la non-violence ou ahiṃsâ gangétique.
  22. DA p. 150 l. 24-5 ; pour le père v. supra p. 233.
  23. On trouva plus tard qu’il avait trop attendu ; cf. supra p. 192.
  24. Cette tradition tardive hésite entre Prasenajit de Çrâvastî d’après Fa-hien et Udayana de Kauçâmbî d’après Hiuan-tsang : cf. Beal I p. 44 et 235.
  25. Sur le Deva-avatâra v. DA p. 150 et 401 ; Jâtaka no 463 ; Manual p. 311 s. ; Life p. 81 et cf. Fa-hien (B p. 39) et Hiuan-tsang J I p. 238 ; B I p. 203 ; W I p. 333.
  26. Barhut pl. 17 ; Sâñchî pl. 34 ; Ajaṇtâ pl. 54 ; AgbG fig. 205 ; Icon. bouddh. de l’Inde fig. 29-30 et p. 157 et 205 etc.
  27. C’est le rêh qui rend les terres stériles (kallar) ; cf. JRAS 1863 p. 326.
  28. Entendez la récolte semée au printemps (rabi‘) et celle semée à l’automne (kharif), d’où leurs noms empruntés à l’arabe.
  29. V. la fig. 4.

    Fig. 4. — Schéma du mode d’élévation de l’eau dans le Doâb.

  30. Hiuan-tsang J I p. 258 ; B I p. 218.
  31. Daça-bala, une des désignations courantes du Buddha (cf. Eug. Burnouf Lotus p. 781).
  32. Sur la dévote et généreuse Visâkhâ il suffit de renvoyer à Oldenberg p. 186 s.
  33. Jâtaka no 472, cf. DhPC XIII 9 ; elle tombe dans l’enfer Avîci, le plus bas et terrible des huit enfers chauds (cf. BPh p. 62).
  34. Son cas et le suivant sont de ceux qui entraînent rétribution immédiate (cf. ibid. p. 180).
  35. Jâtaka no 285 ; cf. DhPC XXII 1. Selon les informateurs de Hiuan-tsang chez qui les deux histoires se suivent de près avec celles de Devadatta et de Kokâlika (J I p. 300-3 ; B II p. 7-10 ; W I p. 389-93), Sundarî était une courtisane embauchée dans cette mauvaise intention ; naturellement les cicérones montraient les soupiraux ainsi ouverts sur les enfers.
  36. L’Avadâna-kalpalatâ ne recule plus devant cette conception ; le MVU I p. 35-45 est moins explicite ; mais le Milinda-pañha (éd. Trenckner p. 134 s.) rejette énergiquement l’idée que les mésaventures survenues au Bienheureux aient été des expiations et soutient avec la vieille doctrine qu’il y a d’autres causes accidentelles que le karma (cf. BPh p. 165-6 et P. Oltramare La Théosophie bouddhique p. 177-8).
  37. Cf. ASI (Cunn.) I p. 317 s. ; XI p. 78 s. ; Annual Report 1907-8 p. 81 s. ; 1908-9 p. 133 s. ; 1910-11 p. 1 s.
  38. Les pèlerins ne le mentionnent qu’à propos du temple commémoratif et ce qu’ils ont surtout retenu est qu’au coucher du soleil l’ombre portée de ce temple tombait sur un temple brahmanique voisin.
  39. Pour la tradition sanskrite v. DA XII p. 143 s. (traduit in-extenso par Eug. Burnouf IHBI p. 161 s.) et pour la pâlie Jât. no 483 ; DhPC XIV 2 ; Manual p. 300 s. Les deux traditions sont comparées avec nombre de planches à l’appui dans le JA 1909 p. 9 s. ou BBA p. 151 s.
  40. Par ex. dans le « Sermon sur le Fruit de l’ascétisme » (trad. Eug. Burnouf Lotus p. 449 s. et Rhys Davids Dial. I p. 56 s.).
  41. Il suffit de rappeler ici le grand tournoi dialectique organisé par le roi Janaka dans la Bṛhad-âraṇyaka-upanishad III, ou le récit que fait Hiuan-tsang (J I p. 430 s. ; B II p. 99 s. ; W II p. 100) de la joute entre le moine Deva et les hétérodoxes etc.
  42. Barhut pl. XIII 3 ou JA 1909 pl. 17 ou BBA pl. 28, 2, et aussi Sâñchî pl. 34.
  43. IHBI p. 319.
  44. Sâñchî pl. 34, 1 en pendant à la Descente du ciel sur le pilier de droite.
  45. V. JA 1909 pl. 1-16 ou BBA pl. 19-28.
  46. AgbG fig. 263 et Mém. Délég. arch. fr. en Afgh. I pl. 40.
  47. V. MVA VIII etc.
  48. Supra p. 236 ; tout donne à penser que Devadatta était sensiblement plus jeune que le Buddha en dépit de la légende contée supra p. 85 ; l’histoire de ses complots est rapportée dans CVA VII.
  49. Autre exemple de ces calomnies dans SN III 10.
  50. Pourquoi de Vaiçâlî ? Pour nous faire prévoir que les moines de cette ville nécessiteront par leurs écarts de conduite un concile spécial (CVA xii) ?
  51. Fa-hien (B p. 48) à Çrâvastî ; Hiuan-tsang à Karṇa-suvarṇa (J II p. 85 ; B II p. 201 ; W II p. 191).
  52. Force est de renvoyer sur ce point à l’index du Jâtaka et du MVU.
  53. Cf. supra p. 280.
  54. Nalagiri (appelé aussi Dhanapâla) est dit caṇḍo manussa-ghâtako.
  55. V. AgbG fig. 510 ou Rev. des Arts asiat. Ve année no 1 pl. X 2 ; au contraire Hiuan-tsang (J II p. 16 ; B II p. 150 ; W II p. 149) et Icon. bouddh. I pl. X 5 et p. 170 ; II p. 14.
  56. CVA VII 3, 12 et Life p. 93-4.
  57. MVU I p. 251 s. Cf. DhPC XXI 1 ; Manual p. 244 etc. Le Grand-bois (Mahâ-vana) était planté d’arbres çâla (shorea robusta), d’où son autre nom de Çâla-vana.
  58. MVA VIII 1 et cf. VI 30 ; Âmra-pâli, « qui a pour protecteur un manguier », devait sans doute son nom au fait que, selon la coutume des dames de sa profession, elle avait été mariée fictivement à un arbre de cette essence.
  59. Mahâ-vane Kûṭâgâra-çâlâyâm (pour Kûṭaagâra qui désigne un édifice avec étages et un pignon nous adoptons la traduction de H. Kern) ; les textes skt ajoutent (DA p. 135 et 200) Markaṭa-Kkrada-tire « sur le bord de l’étang du singe » (ou « des singes », les deux sens étant grammaticalement possibles).
  60. Al. Cunningham, Anc. Geogr. of India p. 443 et ASI I p. 55 ; Ann. Rep. 1903-4 p. 81 s. ; 1913-4 p. 98 s..
  61. Hiuan-tsang J I p. 387 et 210 ; B II p. 68 et I p. 180 ; W II p. 65 et I p. 309 ; Leben p. 302 ; Schmidt Der Weise und der Thor ch. X. Le DhPC i 5b mêle la même histoire à celle de l’éléphant de Pârileyyaka (supra p. 265).
  62. Sâñchî pl. 26 ; AgbG fig. 244, 498, 500 ; Icon. bouddh. I p. 168 et pl. VII 1 et X 4 et II p. 114.
  63. Jât. no 175 (où d’ailleurs le saint n’est qu’un hypocrite) et cf. AgbG fig. 246.
  64. Hindi tâṛî tirée du tâṛ (skt tâla, borassus flabellifera) ; cf. Patimokkha no 51 et MVA VI, 35-6.
  65. D’où prétexte à comparaison avec tel miracle chrétien.
  66. Au sujet de ces répétitions de personnages v. AgbG I p. 605-6.
  67. Jât. no 175 st. I.
  68. La relation de Wou-k’ong a été trad. par Éd. Chavannes et Sylvain Lévi dans le JA (sept.-oct. 1895 p. 358 s.). On sait que le Saddharma-puṇḍarika-sûtra ou « Lotus de la Bonne-Loi » (trad. par Eug. Burnouf et H. Kern) est un texte mahâyânique bien postérieur au Buddha. Dans sa révérence pour ces nouveaux textes Wou-k’ong commémore également à Çrâvastî, au lieu du grand prodige magique, le sûtra de la Mahâ-prajñâ-pâramitâ. L’hymne aux huit grands sanctuaires, traduit par Fa-t’ien entre 982 et 1001, retient de même à Râjagṛha « l’enseignement » et à Vaiçâlî « l’annonce de la mort ». V. Sylvain Lévi Une poésie inconnue du roi Harsha Çîlâditya dans Actes du Xe Congrès international des Orientalistes, Session de Genève 1894 IIe section I p. 190 ou Mémorial p. 245.