La Vie de Marianne (éd. Charpentier)/Partie 08

La Vie de Marianne (1731-1740)
Texte établi par Jules JaninG. Charpentier (p. 340-390).


HUITIÈME PARTIE.


J’ai ri de tout mon cœur, madame, de votre colère contre mon infidèle. Vous me demandez quand viendra la suite de mon histoire ; vous me pressez de vous l’envoyer. Hâtez-vous donc, me dites-vous, je l’attends : mais de grâce, qu’il n’y soit plus question de Valville ; passez tout ce qui le regarde ; je ne veux plus entendre parler de cet homme-là.

Il faut pourtant que je vous en parle, marquise ; mais que cela ne vous inquiète pas : je vais d’un seul mot faire tomber votre colère et vous rendre cet endroit de mes aventures le plus supportable du monde.

Valville n’est point un monstre comme vous vous le figurez. Non ; c’est un homme fort ordinaire, madame ; tout est plein de gens qui lui ressemblent, et ce n’est que par méprise que vous êtes si indignée contre lui, par pure méprise.

C’est qu’au lieu d’une histoire véritable, vous avez cru lire un roman. Vous avez oublié que c’était ma vie que je vous racontais : voilà ce qui a fait que Valville vous a tant déplu ; et dans ce sens-là, vous avez eu raison de me dire : Ne m’en parlez plus. Un héros de roman infidèle ! on n’aurait jamais rien vu de pareil. Il est réglé qu’ils doivent tous être constants, on ne s’intéresse à eux que sur ce pied-là, et il est d’ailleurs si aisé de les rendre tels ! il n’en coûte rien à la nature, c’est la fiction qui en fait les frais.

Oui, d’accord. Mais, encore une fois, calmez-vous ; revenez à mon objet, vous avez pris le change. Je vous récite ici des faits qui vont comme il plaît à l’instabilité des choses humaines, et non pas des aventures d’imagination qui vont comme on veut. Je vous peins, non pas un cœur fait à plaisir, mais le cœur d’un homme, d’un Français qui a réellement existé de nos jours…

Homme, Français et contemporain des amants de notre temps, voilà ce qu’il était. Il n’avait pour être constant que ces trois petites difficultés à vaincre ; entendez-vous, madame ? Ne perdez point cela de vue. Faites-vous ici un spectacle de ce cœur naturel, que je vous rends tel qu’il a été, c’est-à-dire, avec ce qu’il a eu de bon et de mauvais ; vous l’avez d’abord trouvé charmant, à présent vous le trouvez haïssable, et bientôt vous ne saurez plus comment le trouver ; car ce n’est pas encore fait, nous ne sommes pas au bout.

Valville qui m’aime dès le premier instant avec une tendresse aussi vive que subite (tendresse ordinairement de peu de durée ; il en est d’elle comme de ces fruits qui passent vite, à cause qu’ils ont été mûrs de trop bonne heure) ; Valville, dis-je, à sa volage humeur près, fort honnête homme, mais né extrêmement susceptible d’impressions, rencontre une beauté mourante qui le touche et qui me l’enlève ; mais ce Valville ne m’a pas laissée pour toujours ; ce n’est pas là son dernier mot. Son cœur n’est pas usé pour moi, il n’est seulement qu’un peu rassasié du plaisir de m’aimer, pour en avoir trop pris d’abord.

Le goût lui en reviendra ; c’est pour se reposer qu’il s’écarte ; il reprend haleine, il court après une nouveauté, et j’en reviendrai une pour lui plus piquante que jamais ; il me reverra pour ainsi dire, sous une figure qu’il ne connaît pas encore : ma douleur et les dispositions d’esprit où il me trouvera, me changeront, me donneront d’autres grâces ; ce ne sera plus la même Marianne.

Je badine de cela aujourd’hui ; je ne sais pas comment j’y résistai alors. Continuons, et rentrons dans tout le pathétique de mon aventure.

Nous en sommes à la lettre de Valville que je lisais, et que j’achevai malgré les soupirs qui me suffoquaient. Mademoiselle Varthon avait les yeux fixés à terre, et paraissait rêver profondément en pleurant.

Pour moi, la tête renversée dans mon fauteuil, je restai presque sans sentiment. À la fin je me soulevai, et me mis à regarder cette lettre. Ah ! Valville, m’écriai-je, je n’avais donc qu’à mourir ! Et puis tournant les yeux sur mademoiselle Varthon : Ne vous affligez pas, mademoiselle, lui dis-je : vous serez bientôt libre de vous aimer tous deux ; je ne vivrai pas longtemps ; voilà du moins le dernier de tous mes malheurs.

À ce discours, cette jeune personne, sortant tout d’un coup de sa rêverie, et m’apostrophant d’un air assuré : Eh ! pourquoi voulez-vous mourir ? me dit-elle. Pour qui êtes-vous si désolée ? Est-ce là un homme digne de votre douleur, digne de vos larmes ? Est-ce là celui que vous avez prétendu aimer ? Est-il tel que vous le pensez ? Auriez-vous fait cas de lui, si vous l’aviez connu ? Vous y seriez-vous attachée ? Auriez-vous voulu de son cœur ? Il est vrai que vous l’avez cru aimable, j’ai cru aussi qu’il l’était ; et vous vous trompiez, je me trompais. Allez, Marianne, cet homme-là n’a point de caractère, il n’a pas même un cœur ; on n’appelle pas cela en avoir un. Votre Valville est méprisable. Ah ! l’indigne, il vous aime, il va vous épouser ; vous tombez malade, on lui dit que votre vie est en danger ; qu’en arrive-t-il ? Qu’il vous oublie. C’est ce temps-là qu’il prend pour me venir dire qu’il m’aime, moi qu’il n’avait jamais vue qu’un instant, qui ne lui avais pas dit deux mots. Eh ! qu’est-ce que c’est donc que cet amour qu’il avait pour vous ? Quel nom donner, je vous prie, à celui qu’il a pour moi ? D’où lui est venue cette fantaisie de m’aimer dans de pareilles circonstances ? Hélas ! je vais vous le dire, c’est qu’il m’a vue mourante : cela a remué cette petite âme faible qui ne tient à rien, qui est le jouet de tout ce qu’elle voit d’un peu singulier. Si j’avais été en bonne santé, il n’aurait pas pris garde à moi ; c’est mon évanouissement qui en a fait un infidèle ; et vous qui êtes si aimable, si capable de faire des passions, peut-être avez-vous eu besoin d’être infortunée, et d’être dangereusement tombée à sa porte, pour le fixer quelques mois. Je conviens avec vous qu’il vous a regardée beaucoup à l’église, mais c’est à cause que vous êtes belle ; et il ne vous aurait peut-être pas aimée sans votre situation et votre chute.

Hélas ! n’importe, il m’aimait, m’écriai-je en l’interrompant, il m’aimait et vous me l’avez ôté : je n’avais peut-être que vous seule à craindre dans le monde.

Laissez-moi achever, me répondit-elle, je n’ai pas tout dit. Je vous ai avoué qu’il m’a plu ; mais ne vous imaginez pas qu’il le sache ; il n’en a pas le moindre soupçon ; il n’y a que vous qui pouvez l’en instruire, il ne mérite pas de le savoir ; et, tout indisposée que vous êtes sans doute aujourd’hui contre moi, je vous prie, mademoiselle, gardez-moi le secret là-dessus, si ce n’est par amitié, du moins par générosité. Une fille d’un aussi bon caractère que vous n’a que faire d’aimer les gens pour en user bien avec eux, surtout quand elle n’a pas un juste sujet d’en être mécontente. Adieu, Marianne, ajouta-t-elle en se levant ; je vous laisse la lettre de Valville, faites-en l’usage qu’il vous plaira ; montrez-la à madame de Miran, montrez-la à son fils, j’y consens. Ce qu’il a osé m’y écrire ne me compromet en rien ; et si par hasard mon témoignage vous est nécessaire, si vous souhaitez que je paraisse pour le confondre, je suis si indignée contre lui, je me soucie si peu de le ménager, je le dédaigne tant, lui et son ridicule amour, que je m’associe de bon cœur à votre vengeance. Au surplus, mon parti est pris : je ne le verrai plus, à moins que vous ne l’exigiez : j’oublierai même que je l’ai vu, ou, s’il arrive que je le revoie, je ne le reconnaîtrai pas ; car de lui faire l’honneur de le fuir, il n’en vaut pas la peine. Quant à vous, je ne vous crois ni ambitieuse ni intéressée ; et si vous n’êtes que tendre et raisonnable, en vérité vous ne perdez rien. Le cœur de Valville n’est pas ce qu’il vous faut, il n’est point fait pour payer le vôtre, et ce n’est pas sur lui que doit tomber votre tendresse ; c’est comme si vous n’aviez point eu d’amant.

Ce n’est point en avoir un que d’avoir celui de tout le monde. Valville était hier le vôtre ; il est aujourd’hui le mien, à ce qu’il dit ; il sera demain celui d’une autre, et ne sera jamais celui de personne. Laissez-le donc à tout le monde, à qui il appartient ; et réservez, comme moi, votre cœur pour quelqu’un qui pourra vous donner le sien, et ne le donner jamais qu’à vous.

Après ces mots elle vint m’embrasser, sans que je fisse aucun mouvement. Je la regardai, voilà tout, je jetai des yeux égarés sur elle ; elle prit une de mes mains qu’elle pressa dans les siennes. Je la laissai faire, et n’eus la force ni de lui répondre ni de lui rendre ses caresses ; je ne savais si je devais l’aimer ou la haïr, la traiter de rivale ou d’amie.

Il me semble du moins que dans le fond de mon âme je lui sus quelque gré de ces témoignages de franchise et d’amitié que je reçus d’elle, aussi bien que du parti qu’elle prenait de ne plus voir Valville.

Je l’entendis soupirer en me quittant. Je ne vous verrai que demain, me dit-elle, et j’espère vous retrouver plus tranquille et plus sensible à notre amitié.

À tout cela, nulle réponse de ma part ; je la suivis seulement des yeux jusqu’à ce qu’elle fût sortie.

Me voilà donc seule, immobile, et toujours renversée dans mon fauteuil, où je restai bien encore une demi-heure dans une si grande confusion de pensées et de mouvements, que j’en étais comme stupide.

La religieuse dont je vous ai quelquefois parlé, qui m’aimait et que j’aimais, entra et me surprit dans cet accablement de cœur et d’esprit. J’eus beau la voir, je n’en remuai pas davantage, et je crois que toute la communauté serait entrée, que ç’aurait été de même.

Il y a des afflictions où l’on s’oublie, où l’âme n’a plus la discrétion de faire aucun mystère de l’état où elle est. Vienne qui voudra, on ne s’embarrasse guère de servir de spectacle, on est dans un entier abandon de soi-même ; et c’est ainsi que j’étais.

Cette religieuse, étonnée de mon immobilité, de mon silence et de mes regards stupides, s’avança avec une espèce d’effroi.

Eh ! mon Dieu, ma fille, qu’est-ce que c’est ? qu’avez-vous ? me dit-elle ; venez-vous de vous trouver mal ?

Non, lui répondis-je. Et j’en restai là.

Mais de quoi s’agit-il ? Vous voilà pâle, abattue, et vous pleurez, je pense ! Avez-vous reçu quelque mauvaise nouvelle ?

Oui, lui repartis-je encore et puis je me tus.

Elle ne savait que penser de mes monosyllabes, et de l’air imbécile dont je les prononçais.

Alors elle aperçut cette lettre qui était sur moi, que je tenais encore d’une main faible, et que j’avais trempée de mes larmes.

Est-ce là le sujet de votre affliction, ma chère enfant ? ajouta-t-elle en me la prenant, et me permettez-vous de voir ce que c’est ?

Oui. (C’est encore moi qui réponds.) Eh ! de qui est-elle ? Hélas ! de qui elle est ! Je n’en pus dire davantage, mes pleurs me coupèrent la parole.

Elle en fut touchée, je vis qu’elle s’essuyait les yeux ; ensuite elle lut la lettre ; il ne lui fut pas difficile de juger de qui elle était, elle savait mes affaires ; elle voyait dans cette lettre une déclaration d’amour ; on priait la personne à qui on l’adressait de ne m’en rien dire ; on y parlait de madame de Miran, qui devait l’ignorer aussi. Ajoutez à cela l’affliction où j’étais ; tout la forçait de conclure que Valville avait écrit la lettre, et que je venais en ce moment d’apprendre son infidélité.

Allons, mademoiselle je suis au fait, me dit-elle : vous pleurez, vous êtes consternée ; ce coup-ci vous accable, et j’entre dans votre douleur. Vous êtes jeune, et vous manquez d’expérience ; vous êtes née avec un bon cœur, avec un cœur simple et sans artifice ; le moyen que vous ne soyez pas pénétrée de l’accident qui vous arrive ! Oui, mademoiselle, plaignez-vous, soupirez, répandez des larmes dans ce premier instant ; moi, qui vous parle, je connais votre situation, je l’ai éprouvée, je m’y suis vue, et je fus d’abord aussi affligée que vous ; mais une amie que j’avais, qui était à peu près de l’âge que j’ai à présent, et qui me surprit dans l’état où je vous vois, entreprit de me consoler ; elle me parla raison, me dit des choses sensibles : je l’écoutai, et elle me consola.

Elle vous consola ! m’écriai-je en levant les yeux au ciel ; elle vous consola, madame !

Oui, me répondit-elle. Vous ne comprenez pas que cela se puisse, et je pensais comme vous.

Voyons, me dit cette amie, de quoi vous désespérez-vous ? de l’accident du monde le plus fréquent, et qui tire le moins à conséquence pour vous. Vous aimiez un homme qui vous aimait et qui vous quitte, qui s’attache ailleurs ; et vous appelez cela un grand malheur ! Mais est-il bien vrai que c’en soit un et ne se pourrait-il pas que ce fût le contraire ? Que savez-vous s’il n’est pas avantageux pour vous que cet homme-là ait cessé de vous aimer ? si vous ne vous seriez pas repentie de l’avoir épousé ? si sa jalousie, son humeur, son libertinage, si mille défauts essentiels qu’il peut avoir et que vous ne connaissez point, ne vous auraient pas fait gémir le reste de votre vie ? Vous ne regardez que le moment présent, jetez votre vue un peu plus loin. Son infidélité est peut-être une grâce que le ciel vous a faite ; la Providence qui nous gouverne est plus sage que nous, voit mieux ce qu’il nous faut, nous aime mieux que nous ne nous aimons nous-mêmes ; et vous pleurez aujourd’hui de ce qui sera peut-être dans peu de temps le sujet de votre joie. Mettez-vous bien dans l’esprit que vous ne deviez pas épouser celui dont il est question, et qu’assurément ce n’était pas votre destinée ; qu’il est très possible que vous y gagniez, comme j’ai gagné moi-même, ajouta-t-elle, à ne pas épouser un jeune homme riche, à qui j’étais chère, qui me l’était, et qui me laissa aussi pour en aimer une autre, devenue depuis sa femme ; cette femme est malheureuse à ma place, et, avant que d’être à lui, elle aurait eu l’aveugle folie de se consumer en regrets, s’il l’avait quittée à son tour. Vous m’allez dire que vous l’aimez, que vous n’avez point de bien, et qu’il aurait fait votre fortune ; soit : mais n’aviez-vous que son infidélité à craindre ? Était-il à l’abri d’une maladie ? Ne pouvait-il pas mourir ? et en ce cas, tout était-il perdu ? N’y avait-il plus de ressources pour vous ? et celles qui vous seraient restées, son inconstance vous les ôte-t-elle ? Ne les avez-vous pas aujourd’hui ? Vous l’aimez : pensez-vous que vous ne pourrez jamais aimer que lui, et qu’à cet égard tout est terminé pour vous ! Eh ! mon Dieu, mademoiselle, est-ce qu’il n’y a plus d’hommes sur la terre, et de plus aimables que lui, d’aussi riches, de plus riches même, de plus grande distinction, qui vous aimeront davantage, et parmi lesquels il y en aura quelqu’un que vous aimerez plus que vous n’avez aimé l’autre ? Que signifie votre désolation ? Quoi ! mademoiselle, à votre âge ! Eh ! vous êtes si jeune, vous ne faites que commencer à vivre. Tout vous rit ; Dieu vous a donné de l’esprit, du caractère, de la figure ; vous avez mille heureux hasards à attendre ; et vous vous désespérez parce qu’un homme, qui reviendra peut-être, et dont vous ne voudrez plus, vous manque de parole !

Voilà ce que mon amie me dit dans les premiers moments de ma douleur, ajouta ma religieuse ; et je vous le dirai aussi quand vous pourrez m’entendre.

Ici je fis un soupir, mais de ces soupirs qui nous échappent quand on nous dit quelque chose qui adoucit le chagrin où nous sommes.

Elle s’en aperçut. Ces motifs de consolation me touchèrent, me dit-elle tout de suite, et ils doivent vous toucher encore davantage ; ils vous conviennent plus qu’ils ne me convenaient. Mon amie me parlait de mes ressources ; vous en avez plus que je n’en avais : je ne vous le dis pas pour vous flatter ; j’étais assez passable ; mais ce n’était ni votre figure, ni vos grâces, ni votre physionomie ; il n’y a point de comparaison. À l’égard de l’esprit et des qualités de l’âme, vous avez des preuves de l’impression que vous faites à tout le monde de côté-là ; vous voyez l’estime et la tendresse que madame de Miran a pour vous ; je ne sache dans noire maison aucune personne raisonnable qui ne soit prévenue en votre faveur. Madame Dorsin, dont vous m’avez parlé, et qui passe pour être si bon juge du mérite, serait une autre madame de Miran pour vous, si vous vouliez. Vous avez plu à tous ceux qui vous ont vue chez elle ; partout où vous avez paru, c’est de même ; nous en savons quelque chose. Je me compte pour rien, mais je ne m’attache pas aisément ; j’y suis difficile, et je me suis tout d’un coup intéressée à vous. Eh ! qui est-ce qui ne s’y intéressera pas ? Qu’est-ce pour vous qu’un amant de moins, qui se déshonore en vous quittant, qui ne fait tort qu’à lui et non pas à vous, et qui, de tous les partis qui se présenteront, n’est pas à mon gré le plus considérable ?

Ainsi, soyez tranquille, Marianne, je dis absolument tranquille ; il n’est pas question ici d’un grand effort de raison pour l’être ; et le moindre petit sentiment de fierté, joint à tout ce que je viens de vous dire, est plus qu’il n’en faut pour vous consoler.

Je la regardai alors, moitié vaincue par les raisons et moitié attendrie de reconnaissance pour toute la peine que je lui voyais prendre afin de me persuader ; et je laissai tomber amicalement mon bras sur elle d’un air qui signifiait, je vous remercie, il est bien doux d’être entre vos mains.

C’était là en effet ce que je sentais ; ce qui marquait que ma douleur se relâchait. Nous sommes bien près de nous consoler quand nous nous affectionnons aux gens qui nous consolent.

Cette obligeante fille resta encore une heure avec moi, toujours à me dire les choses du monde les plus insinuantes, qu’elle avait l’art de me faire trouver sensées. Il est vrai qu’elles l’étaient, je pense ; mais, pour m’y rendre attentive, il fallait encore y joindre l’attrait de ce ton affectueux, de cette bonté de cœur avec laquelle elle me les disait.

La cloche l’appela pour souper ; quant à moi, on m’apportait encore à manger dans ma chambre.

Ah çà ! me dit-elle en riant, je vous laisse. Mais ce n’est plus un enfant sans réflexion que je quitte, comme vous l’étiez lorsque je suis arrivée ; c’est une fille raisonnable, qui se connaît et qui se rend justice. Eh ! Seigneur, à quoi songiez-vous avec vos soupirs et votre accablement ? ajouta-t-elle ; oh ! je ne vous le pardonnerai pas sitôt, et je prétends vous appeler petite fille encore longtemps à cause de cela.

Je ne pus, à travers ma tristesse, m’empêcher de sourire à ce discours badin, qui ne laissait pas que d’avoir sa force, et qui me disposait tout doucement à penser qu’en effet je m’exagérais mon malheur. Est-ce que nos amis le prendraient sur ce ton-là avec nous si le motif de notre affliction était si grave ? Voilà à peu près ce qui s’insinue dans notre esprit, quand nous voyons nos amis n’y faire pas plus de façon en nous consolant.

Là-dessus elle partit. Une sœur converse m’apporta à couper ; elle rangea quelque chose dans ma chambre. Cette bonne fille était naturellement gaie. Allons, allons, me dit-elle, vous voilà déjà presque aussi vermeille qu’une rose ; votre maladie est bien loin, il n’y paraît plus ; ne ferez-vous pas un petit tour de jardin après souper ?

Non, lui dis-je ; je me sens fatiguée, et je crois que je me coucherai dès que j’aurai mangé.

Eh bien ! à la bonne heure, pourvu que vous dormiez, me répondit-elle ; ceux qui dorment valent bien ceux qui se promènent. Aussitôt elle s’en alla.

Vous jugez bien que je fis un souper léger ; et quoique ma religieuse eût un peu ramené mon esprit, et m’eût mise en état de me calmer moi-même, il me restait toujours un grand fonds de tristesse.

Je repassais tous ses discours. Vous ne faites que commencer à vivre, m’avait-elle dit ; et elle a raison, me répondis-je ; ceci ne décide encore de rien ; je dois me préparer à bien d’autres événements. D’autres que lui m’aimeront, il le verra, et ils lui apprendront à estimer mon cœur. Et c’est en effet ce qui arrive souvent, soit dit en passant.

Un volage est un homme qui croit vous laisser comme solitaire ; se voit-il ensuite remplacé par d’autres, ce n’est plus là son compte ; il ne l’entendait pas ainsi, c’est un accent qu’il n’avait pas prévu ; il dirait volontiers, est-ce bien elle ? il ne savait pas que vous aviez tant de charmes.

De nouvelles idées succédaient à celles-là. Faut-il que le plus aimable de tous les hommes, oui, le plus aimable, le plus tendre, on a beau dire, je n’en trouverai point comme lui, faut-il que je le perde ? Ah ! monsieur de Valville, les grâces de mademoiselle Varthon ne vous justifieront pas, et j’aurai peut être autant de partisans qu’elle. Là-dessus je pleurai, et je me couchai.

Parmi tant de pensées qui me roulaient dans la tête, il y en eut une qui me fixa.

Eh quoi ! avec de la vertu, avec de la raison, avec un caractère et des sentiments qu’on estime, avec ma jeunesse et les agréments qu’on dit que j’ai, j’aurais la lâcheté de périr d’une douleur qu’on croira peut-être intéressée, et qui entretiendra encore la vanité d’un homme qui en use si indignement !

Cette dernière réflexion releva mon courage ; elle avait quelque chose de noble qui m’y attacha, et qui m’inspira des résolutions qui me tranquillisèrent. Je m’arrangeai sur la manière dont j’en agirais avec Valville, et dont je parlerais à madame de Miran dans cette occurrence.

En un mot, je me proposai une conduite qui était fière, modeste, décente, digne de cette Marianne dont on faisait tant de cas ; enfin une conduite qui, à mon gré, servirait bien mieux à me faire regretter de Valville, s’il lui restait du cœur, que toutes les larmes que j’aurais pu répandre, qui souvent nous dégradent aux yeux mêmes de l’amant que nous pleurons, et qui peuvent jeter du moins un air de disgrâce sur nos charmes.

De sorte qu’enthousiasmée moi-même de mon petit plan généreux, je m’assoupis insensiblement et ne me réveillai qu’assez tard ; mais aussi ne me réveillai-je que pour soupirer.

Dans une situation comme la mienne, avec quelque industrie qu’on se secoure, on est sujette à de fréquentes rechutes, et tous ces petits repos qu’on se procure sont bien fragiles. L’âme n’en jouit qu’en passant, et sait bien qu’elle n’est tranquille que par un tour d’imagination qu’il faudrait qu’elle conservât, mais qui la gêne trop ; de façon qu’elle en revient toujours à l’état qui lui est le plus commode, qui est d’être agitée.

Et c’est aussi ce qui m’arriva. Je songeai que non seulement Valville était un infidèle, mais que madame de Miran ne serait plus ma mère. Ah ! Seigneur, n’être point sa fille, ne point occuper cet appartement qu’elle m’avait montré chez elle !

Souvenez-vous-en, madame : de cet appartement j’aurais passé dans le sien ; quelle douceur ! Elle me l’avait dit avec tant de tendresse, je me l’étais promis, j’y comptais, et il fallait y renoncer ! Valville ne voulait plus que cela s’accomplît ; et dans mon petit arrangement de la veille je n’avais point songé à cet article-là.

Et ce portrait de ma mère, madame, que deviendra-t-il ? ce portrait que j’avais demandé, qu’elle m’avait assuré qu’on mettrait dans ma chambre, qui y est peut-être déjà, et qui y était inutilement pour moi ? Que de douleurs ! il m’en venait toujours de nouvelles.

J’attendais madame de Miran ce jour-là ; mais je ne l’attendais que l’après-midi, et cependant elle arriva le matin.

Ma religieuse, qui était venue chez moi quelques instants après que j’avais été habillée, et dont l’entretien m’avait encore soulagée, cette religieuse, dis-je, était à peine sortie, que je vis entrer mademoiselle Varthon.

Il n’était que onze heures du matin ; elle me parut abattue, mais moins triste que la veille. Je lui fis un accueil qu’on ne pouvait appeler ni froid ni prévenant, qui était mêlé de beaucoup de langueur ; et franchement, malgré tout ce qu’elle m’avait dit, j’avais quelque peine à la voir. Je ne sais si elle y prit garde, mais du moins ce fut sans témoigner y faire attention.

J’ai cru devoir vous apprendre une chose, me dit-elle d’un air ouvert, mais à travers lequel j’aperçus de l’embarras ; c’est que je sors d’avec M. de Valville.

Elle s’arrêta là, comme honteuse elle-même de la nouvelle qu’elle m’apprenait.

À ce début, si étonnant pour moi après tout ce qu’elle m’avait dit à cet égard, je soupirai d’abord. Ensuite : Je n’ai pas de peine à le croire, lui répondis-je toute consternée.

N’allez pas me condamner sans m’entendre, reprit-elle aussitôt ; je vous avais assuré que je ne le verrais plus, et c’était mon intention ; mais je n’ai pas deviné que c’était lui qui était là-bas. Et là-dessus elle disait vrai, je l’ai su depuis.

On est venu m’avertir qu’on me demandait de la part de madame de Miran, continua-t-elle, et vous sentez bien que je ne pouvais pas me dispenser de paraître ; il y aurait eu de l’impolitesse, et même de la malhonnêteté, à refuser de descendre sans avoir d’excuse valable à alléguer. Ainsi il a fallu me montrer, quoique avec répugnance, car j’ai hésité d’abord ; il semblait que j’avais un pressentiment de ce qui allait m’arriver. Jugez de mon étonnement quand j’ai trouvé M. de Valville au parloir.

Vous vous êtes donc retirée ? lui dis-je d’un voix faible et tremblante. Vraiment je n’y aurais pas manqué, me répondit-elle en rougissant ; mais dès que je l’ai vu, je n’ai pu résister à un mouvement de colère qui m’a prise, et qui était bien naturel ; n’auriez-vous pas été comme moi ? Non, lui dis-je ; il y aurait eu beaucoup plus de colère à vous en aller.

Peut-être bien, reprit-elle mais mettez-vous à ma place avec l’opinion que j’avais de lui.

Ce terme, que j’avais, me fit peur ; il n’était pas de bon augure.

Vous êtes bien hardi, monsieur, lui ai-je dit (c’est elle qui parle,) de venir encore me surprendre après la lettre que vous m’avez écrite et que vous ne m’avez fait recevoir qu’en me trompant. En venez-vous chercher la réponse ? La voici, monsieur : c’est que votre lettre et que vos visites m’offensent, et que le petit service que vous m’avez rendu, dont je vous savais gré, ne vous dispensait pas d’observer les égards que vous me devez, surtout dans les circonstances de l’engagement où vous êtes avec une jeune personne que vous ne pouvez quitter sans perfidie. C’est elle que vous avez à voir ici, monsieur, et non pas moi, qui ne suis point faite pour être l’objet d’une galanterie aussi injurieuse.

Voilà ce que j’étais bien aise de lui dire avant de le quitter, ajouta-t-elle ; après quoi j’ai fait quelques pas pour le laisser là, sans daigner l’écouter ; et j’allais sortir, quand je lui ai entendu dire : Ah ! mademoiselle, vous me désespérez ! et cela avec un cri si douloureux et si emporté, que j’ai cru devoir m’arrêter, dans la crainte qu’il ne criât encore, et que cela ne fît une scène ; ce qui aurait été fort désagréable.

Oh ! non, lui dis-je ; il n’extravague pas. Il était inutile d’être si prudente.

Vous m’excuserez, me répondit-elle un peu confuse, vous m’excuserez. La tourière, ou quelqu’un de la cour, n’avait qu’à venir au bruit, je n’aurais su que dire. Ainsi il était plus sage de rester pour un moment, car je ne croyais pas que ce fût pour davantage.

Eh bien ! monsieur, que voulez-vous ? lui ai-je dit toujours du même ton. Je n’ai rien à savoir de vous.

Hélas ! mademoiselle, je n’ai, je vous jure, qu’un seul mot à vous dire, qu’un seul mot. Revenez, je vous prie, m’a-t-il répondu avec un air si effaré, si ému, qu’il n’y a pas eu moyen de poursuivre mon chemin ; c’était trop risquer.

Je me suis donc avancée. Voyons donc, monsieur, de quoi il s’agit.

Je venais vous informer, a-t-il repris, que ma mère passera ici entre onze heures et midi, dans le dessein de vous emmener dîner avec Marianne ; elle ne m’a point chargé de vous l’apprendre, mais je me suis imaginé que vous me permettriez de vous prévenir.

Ce n’était pas la peine, monsieur, lui ai-je dit ; madame de Miran me fait beaucoup d’honneur, et je verrai le parti que j’ai à prendre. Est-ce là tout ?

Quoi ! lui demander encore si c’est là tout ? Vous ne finirez donc jamais ? dis-je à mademoiselle Varthon.

Eh ! mais, au contraire, reprit-elle ; est-ce là tout ? signifiait seulement qu’il m’impatientait. Je ne le disais qu’afin d’avoir un prétexte de me sauver ; car j’appréhendais toujours son air ému ; on ne sait comment faire avec des esprits si peu maîtres d’eux. Et alors, en m’assurant qu’il allait finir, il a entamé un discours que j’ai été obligée d’écouter tout entier. C’était sa justification sur votre compte, à l’occasion de ce que je lui avais parlé de perfidie ; et vous jugez bien que ses raisons ne m’ont pas persuadée qu’il fût aussi excusable qu’il croit l’être ; mais je vous avoue que je ne l’ai pas trouvé non plus tout à fait si coupable que je le pensais.

Ah ! Seigneur, m’écriai-je ici sans lever la tête, que j’avais toujours tenue baissée par ménagement pour elle, c’est-à-dire, pour lui épargner des regards qui lui auraient dit : Vous n’êtes qu’une hypocrite ; ah ! Seigneur, pas tout à fait si coupable ! Eh ! vous le méprisiez tant hier, ajoutai-je.

Eh ! mais vraiment oui, reprit-elle ; je le méprisais ; il me paraissait le plus indigne homme du monde, et je ne prétends pas qu’il n’ait point de tort ; je dis seulement qu’il en a moins que nous ne nous l’imaginions ; et je ne le dis même que pour diminuer l’affliction où vous êtes, que pour vous rendre son procédé moins fâcheux ; ce n’est que par amitié que je vous parle ; écoutez jusqu’au bout : vous l’avez regardé comme un volage, comme un perfide qui a subitement changé ; et point du tout, cela vient de plus loin ; il y avait déjà quelque temps qu’il tâchait d’avoir d’autres sentiments. Voilà ce qu’il m’a dit presque la larme à l’œil ; c’était même un peu avant votre maladie qu’il combattait son amour qu’on lui reprochait ; il cherchait à se dissiper, à aimer ailleurs ; il ne voulait qu’un objet ; il m’a vue, je ne lui ai point déplu, il a senti cette légère préférence qu’il me donnait sur d’autres, et il en a profité pour s’en tenir à moi ; voilà tout.

Eh ! mon Dieu, mademoiselle, lui dis-je en l’interrompant, est-ce donc là ce que vous voulez que j’écoute ? Est-ce là la consolation que vous m’apportez ?

Eh ! mais oui, reprit-elle, je me suis figuré que c’en était une. N’est-il pas plus doux pour vous de penser que ce n’est point par inconstance, ou faute d’amour, qu’il vous a laissée ; que même il s’est fait violence en vous quittant ; qu’il ne vous quitte que par des motifs qu’il croit raisonnables, et qui, si je ne me trompe, vous le paraîtront assez, si vous voulez que je vous les dise, pour vous ôter la désagréable opinion que vous avez de lui ? et je ne tâche pas à autre chose.

Ah çà ! voyons : vous m’avez conté votre histoire, ma chère Marianne ; mais il y a bien de petits articles que vous ne m’avez dits qu’en passant, qui sont extrêmement importants, et qui ont pu vous nuire. Valville, qui vous aimait, ne s’y est point arrêté, il ne s’en est point soucié ; et il a bien fait. Mais votre histoire a éclaté ; ces petits articles ont été sus de tout le monde, et tout le monde n’est pas Valville, n’est pas madame de Miran ; les gens qui pensent bien sont rares. Cette marchande de linge chez qui vous avez été en boutique ; ce bon religieux qui a été vous chercher du secours chez un parent de Valville ; ce couvent où vous avez été vous présenter pour être reçue par charité ; cette aventure de la marchande qui vous reconnut chez une dame appelée madame de Fare ; votre enlèvement d’ici, votre apparition chez le ministre en si grande compagnie ; ce petit commis qu’on vous destinait à la place de Valville, et cent autres choses qui font, à la vérité, qu’on loue votre caractère, qui prouvent qu’il n’y a point de fille plus estimable que vous, mais qui sont humiliantes, qui vous rabaissent, quoique injustement, et qu’il est cruel qu’on sache à cause de la vanité qu’on a dans le monde : tout cela, dis-je, dont Valville n’a tenu compte, lui a été représenté. Vous ne sauriez croire tout ce qu’on lui a dit là-dessus, ni combien on condamne sa mère, combien on persécute ce jeune homme sur le dessein qu’il a de vous épouser ; ce sont des amis qui rompent avec lui, ce sont des parents qui ne veulent plus le voir, s’il ne renonce pas à son projet ; il n’y a pas jusqu’aux indifférents qui ne le raillent ; en un mot, c’est tout ce qu’il y a de plus mortifiant qu’il faut qu’il essuie ; ce sont des avanies sans fin ; je ne vous en répète pas la moitié. Quoi ! une fille qui n’a rien ! dit-on ; quoi ! une fille qui ne sait qui elle est ! Eh ! comment oserez-vous la montrer, monsieur ? Elle a de la vertu ? Eh ! n’y a-t-il que les filles de ce genre-là qui en ont ? N’y a-t-il que votre orpheline d’aimable ? Elle vous aime ! Eh ! que peut-elle faire de mieux ? Est-ce là un amour si flatteur ? Pouvez-vous être sûr qu’elle vous aurait aimé, si elle avait été votre égale ? A-t-elle eu la liberté du choix ? Que savez-vous si la nécessité où elle était ne lui a pas tenu lieu de penchant pour vous ? Et toutes ces idées-là vous viendront quelque jour dans l’esprit, ajoute-t-on malignement et sottement ; vous sentirez l’affront que vous vous faites à présent, vous le sentirez ; et du moins allez vivre ailleurs, sortez de votre pays, allez vous cacher avec votre femme pour éviter le mépris où vous tomberez ici ; mais, en quelque endroit que vous alliez, n’espérez pas éviter le malheur de la haïr, et de maudire le jour où vous l’avez connue.

Oh ! je n’en pus écouter davantage ; je m’étais tue pendant toutes les humiliations qu’elle m’avait données ; j’avais enduré le récit de mes misères. À quoi m’eût servi de me défendre ou de me plaindre ? Il n’était plus douteux que j’avais affaire à une fille toute déterminée à suivre son penchant : je voyais bien que Valville s’était justifié auprès d’elle, qu’il l’avait gagnée, et qu’elle cherchait à le disculper auprès de moi, pour se dispenser elle-même de le mépriser autant qu’elle s’y était engagée. Je le voyais bien, et mes reproches n’eussent abouti à rien.

Mais cette haine dont elle avait la cruauté de me parler, et qu’on prédisait à Valville qu’il aurait pour moi, ces malédictions qu’il donnerait au jour de notre connaissance, me percèrent le cœur, et poussèrent ma patience à bout.

Ah ! c’en est trop, mademoiselle, m’écriai-je, c’en est trop. Lui, me détester ! Lui, maudire le temps où il m’a vue ! Et vous avez le courage de me l’annoncer, de venir m’entretenir d’une idée aussi affreuse, et de m’en entretenir sous prétexte d’amitié, pour me consoler, dites-vous, pour diminuer mon affliction ! Et vous croyez que je ne vous entends pas, que je ne vois pas le fond de votre cœur ? Ah ! Seigneur, à quoi bon me déchirer comme vous faites ? Eh ! ne sauriez-vous l’aimer sans achever de m’ôter la vie ? Vous voulez qu’il soit innocent, vous voulez que j’en convienne. Eh bien ! mademoiselle, il l’est ; rendez-lui votre estime ; il a bien fait, il devait rougir de m’aimer, je vous l’accorde, je vous passe l’énumération de tous les opprobres dont notre mariage le couvrirait. Oui, je ne suis plus rien ; la moindre des créatures est plus que moi ; je n’ai subsisté jusqu’ici que par charité ; on le sait, on me le reproche ; vous me le répétez, vous m’écrasez, et en voilà assez ; je suis assez avilie, assez convaincue que Valville a dû m’abandonner, et qu’il a pu le faire sans en être moins honnête homme ; mais vous me menacez de sa haine et de ses malédictions, moi qui ne vous réponds rien, moi qui me meurs ! Ah ! c’en est trop, vous dis-je, et Dieu me vengera, mademoiselle, vous le verrez ; vous pouviez justifier Valville, et m’insinuer que sa passion pour vous n’est point blâmable, sans venir m’accabler de ce présage barbare qu’on lui fait sur mon compte ; et c’est peut-être vous qu’il haïra, mademoiselle ; c’est peut-être vous, et non pas moi, prenez-y garde !

Cette violente sortie l’étourdit : elle ne s’attendait pas à être si bien devinée ; je la vis pâlir et rougir successivement.

Vous interprétez bien mal mes intentions, me répondit-elle d’un air troublé. Ah ! Seigneur, quel emportement ! Je vous écrase, je vous déchire, et Dieu me punira ; voilà qui est étrange ! Eh ! de quoi me punirait-il, mademoiselle ? Ai-je quelque part à vos chagrins ? Suis-je responsable des idées qu’on inspire à ce jeune homme ? Est-ce ma faute, à moi, s’il en est frappé ? Et, dans le fond, est-il si étonnant qu’elles lui fassent impression ? Oui, je vous le dis encore, ceci change tout ; il y a ici bien moins d’infidélité que de faiblesse, il est impossible d’en juger autrement. Ceux qui lui parlent ont plus de tort que lui ; et il est certain que ce n’est pas là un perfide, mais seulement un homme mal conseillé. J’ai cru vous faire plaisir en vous l’apprenant, et voilà toute la finesse que j’y entends. Voilà tout, mademoiselle ; je souhaiterais qu’il eût résisté à tout ce qu’on lui a dit, il en serait plus louable ; mais de dire que ni vous, ni moi, ni personne, ayons le droit de le mépriser, non ; toute la terre excusera la faute qu’il a faite ; elle ne le perdra dans l’esprit de qui que ce soit ; c’est mon sentiment ; et si vous êtes équitable, ce doit être aussi le vôtre, pour la tranquillité de votre esprit.

Je serais encore plus tranquille si cet entretien-ci finissait, lui dis-je en pleurant.

Ah ! comme il vous plaira ; il n’ira pas plus loin, me répondit-elle, et je vous assure qu’il est fini pour la vie. Adieu, mademoiselle, ajouta-t-elle en se retirant. Je ne fis que baisser beaucoup la tête, et la laissai partir.

Vous allez croire que je vais m’abandonner à plus de douleur que jamais ; du moins, comme vous voyez, m’arrive-t-il un nouveau sujet de chagrin assez considérable.

Avant cet entretien, tout infidèle qu’était Valville, je ne pouvais absolument dire que j’eusse une rivale. Il est vrai qu’il aimait mademoiselle Varthon ; mais elle n’en était pas moins mon amie ; elle ne voulait point de lui, elle m’exhortait à le mépriser aussi ; et encore une fois, ce n’était pas là une vraie rivale, au lieu qu’à présent c’en est une bien complète. Mademoiselle Varthon aime Valville, et l’aimera ; elle y est résolue, ses discours me l’annoncent ; et, suivant toute apparence, ce doit être là un renouvellement de désespoir pour moi. Je vais recommencer à pleurer sans fin, n’est-ce pas ? Point du tout.

Un moment après qu’elle fut sortie de ma chambre, insensiblement mes larmes cessèrent ; cette augmentation de douleur les arrêta, et m’ôta la force d’en verser.

Quand un malheur, qu’on a cru extrême et qui nous désespère, devient encore plus grand, il semble que notre âme renonce à s’en affliger ; l’excès qu’elle y voit la met à la raison, ce n’est plus la peine qu’elle s’en désole ; elle lui cède et se tait. Il n’y a plus que ce parti-là pour elle ; et ce fut celui que je pris sans m’en apercevoir.

Ce fut dans cette espèce d’état de sang-froid que je contemplai clairement ce qui m’arrivait, que je me convainquis qu’il n’y avait plus de remède, et que je consentis à endurer patiemment mon aventure.

De façon que je sortis de là avec une tristesse profonde, mais paisible et docile ; ce qui est un état moins cruel que le désespoir.

Voilà donc à quoi j’en étais avec moi-même, quand cette sœur converse, qui m’avait apporté à manger la veille, arriva. Madame de Miran est ici, me dit-elle ; à quoi elle ajouta : Et on vous attend au parloir ; ce qui ne voulait pas dire que ce fût madame de Miran qui m’y attendît.

Mais je crus que c’était elle, d’autant plus que mademoiselle Varthon m’avait appris qu’elle devait venir pour nous emmener toutes deux chez elle.

Je descendis donc, et, malgré ce triste calme où je vous ai dit que j’étais, je descendis un peu émue ; mes yeux se mouillèrent en chemin.

Cette mère si tendre croit venir voir sa fille, me dis-je, et elle ne sait pas qu’elle ne vient voir que Marianne, et que ce sera toujours Marianne pour elle.

Je résolus cependant de ne l’informer encore de rien ; j’avais mes desseins, et ce n’était pas là le moment que je voulais prendre.

Me voici donc à l’entrée du parloir. Là, j’essuyai mes pleurs, je tâchai de prendre un visage serein ; et, après deux ou trois soupirs que je fis de suite, pour me mettre le cœur plus à l’aise, j’entrai.

Un rideau, tiré de mon côté sur la grille du parloir, me cachait encore la personne à qui j’allais parler ; mais prévenue que c’était madame de Miran :

Ah ! ma mère, est-ce donc vous ? m’écriai-je en avançant vers cette grille, dont je pensai arracher le rideau, et qui, au lieu de madame de Miran, me présenta Valville.

Ah ! mon Dieu ! m’écriai-je encore tout à coup, saisie en le voyant, et si saisie, que je restai longtemps la tête baissée, interdite et sans pouvoir prononcer un mot.

Qu’avez-vous donc, belle Marianne ? me répondit-il. Oui, c’est moi ; est-ce qu’on ne vous l’a pas dit ? Que je suis charmé de vous voir ! Hélas ! vous me paraissez encore bien faible : ma mère est dans un parloir ici près qui parle avec madame Dorsin à une religieuse à qui elle avait quelque chose à dire de la part d’une de ses parentes, et elle m’a chargé de venir toujours vous avertir qu’elle allait être ici dans un moment, et qu’elle avait dessein de vous emmener avec votre amie mademoiselle Varthon ; mais j’ai bien peur que vous ne soyez pas encore en état de sortir ; voyez cependant, voulez-vous aller vous habiller ?

Non, monsieur, lui dis-je en reprenant mes esprits et avec une respiration un peu embarrassée, non, je ne m’habillerai point ; je suis convalescente, et madame de Miran me permettra bien de rester comme me voilà.

Ah ! sans difficulté, reprit-il. Eh bien ! vous nous avez jetés dans de terribles alarmes, ajouta-t-il ensuite du ton d’un homme qui s’excite à paraître empressé, qui veut parler et qui ne sait que dire. Comment vous trouvez-vous ? Je ne sais si je me trompe, mais on dirait que vous êtes triste ; c’est peut-être un reste de faiblesse qui vous donne cet air-là ; car apparemment rien ne vous chagrine ?

Ce que je sentais bien qu’il me disait à cause que mon accueil et que ma mélancolie l’inquiétaient sans doute.

Ce n’est pas qu’il crût que mademoiselle Varthon m’avait révélé son secret ; elle lui avait caché ce qui s’était passé entre elle et moi là-dessus, et lui avait fait entendre qu’elle ne savait nos engagements que par une confidence d’amitié que je lui avais faite ; mais n’importe, tout est suspect à un coupable. Et mademoiselle Varthon, par quelque mot dit imprudemment, pouvait m’avoir donné quelques lumières ; et c’est ce qu’il craignait.

Jusque-là je n’avais osé l’envisager ; je ne voulais pas qu’il vît dans mes yeux que j’étais instruite, et j’appréhendais de n’avoir pas la force de le lui dissimuler.

À la fin, il me sembla que je pouvais compter sur moi, et je levai les yeux pour répondre à ce qu’il venait de me dire.

Au sortir d’une aussi grande maladie que la mienne, on est si languissante qu’on en paraît triste, repartis-je, en examinant l’air qu’il avait lui-même.

Ah ! madame, qu’on a de peine à commettre effrontément une perfidie ! il faut que l’âme se sente bien déshonorée par ce crime-là, ; il faut qu’elle ait une furieuse vocation pour être vraie, puisqu’elle surmonte si difficilement la confusion qu’elle a d’être fausse.

Figurez-vous que Valville ne put jamais soutenir mes regards, que jamais il n’osa fixer les siens sur moi, malgré toute l’assurance qu’il tâchait d’avoir.

En un mot, je ne le reconnus plus ; ce n’était plus le même homme ; dans cette physionomie autrefois si pénétrée et si attendrie quand j’étais présente, il n’y avait plus de franchise, plus de naïveté, plus de joie de me voir. Tout l’amour en était effacé ; je n’y vis plus qu’embarras et qu’imposture ; je ne trouvai plus qu’un visage froid et contraint, qu’il tâchait d’animer pour m’en cacher l’ennui, l’indifférence et la sécheresse. Hélas ! je n’y pus tenir, madame, et j’eus bientôt baissé les yeux pour ne le plus voir.

En les baissant, je soupirai, il n’y eut pas moyen de m’en empêcher. Il le remarqua et s’en inquiéta encore.

Est-ce que vous avez de la peine à respirer, Marianne ? me dit-il. Non, lui répondis-je ; tout cela vient de langueur ; et puis nous fûmes l’un et l’autre un petit intervalle de temps sans rien dire ; ce qui arriva plus d’une fois.

Ces petites pauses avaient quelque chose de singulier, nous ne les avions jamais connues dans nos entretiens passés ; et plus elles déconcertaient mon infidèle, plus elles devenaient fréquentes.

À mon égard, tout ce que j’étais en état de prendre sur moi, c’était de me taire sur le sujet de ma douleur ; et le reste allait comme il pouvait.

Cette langueur que vous avez m’attriste moi-même, me dit-il : on nous avait assuré que vous étiez plus rétablie (voyez, je vous prie, quels discours glacés !). Vous dissipez-vous un peu dans votre couvent ? Vous avez des amies ?

Oui, repartis-je, j’y ai une religieuse qui m’aime beaucoup, et puis j’y vois mademoiselle Varthon, qui est très aimable. Elle le paraît, me dit-il, et vous devez en juger mieux que moi.

L’avez-vous fait avertir ? lui-dis-je. Sait-elle que madame de Miran va la venir prendre ? Oui. Je pense que ma mère a dit qu’on lui parlât, répondit-il.

Vous serez bien aise de la mieux connaître, lui dis-je. Eh ! mais, je l’ai vue ici une ou deux fois de la part de ma mère, et pour lui demander de vos nouvelles pendant que vous étiez malade, reprit-il ; ne le savez-vous pas ? Elle doit vous l’avoir dit.

Oui, répondis-je, elle m’en a parlé. Et puis nous nous tûmes ; lui toujours par embarras, et moi moitié par tristesse et par discrétion.

Ah çà ! tâchez donc de vous remettre tout-à-fait, mademoiselle, me dit-il ; et ensuite : Il me semble que j’entends ma mère dans la cour ; voyons si je me trompe, ajouta-t-il pour aller regarder aux fenêtres.

Ce petit mouvement lui épargnait quelques discours qu’il aurait fallu qu’il me tînt pour entretenir la conversation, ou du moins ne l’obligeait plus qu’à me parler de loin sur ce qu’il verrait dans cette cour et sur ce qu’il n’y verrait pas.

Oui, me dit-il, c’est elle-même avec madame Dorsin. Les voilà qui montent, et je vais leur ouvrir la porte.

Ce qu’en effet il alla faire, sans que je lui disse un mot. J’étouffais mes soupirs pendant qu’il se sauvait ainsi de moi ; il descendit même quelques degrés de l’escalier pour donner la main à madame Dorsin, qui montait la première.

La voilà donc cette chère enfant, me dit-elle en entrant et en me tendant la main ; grâces au ciel, nous la conservons. Nous ne devions venir que cette après-midi, mademoiselle ; mais j’ai dit à votre mère que je voulais absolument dîner avec vous pour vous voir plus longtemps. Madame (c’était madame de Miran à qui elle s’adressait), elle est mieux que je ne croyais ; elle se remet à merveille, et n’est presque pas changée.

Je ne sais plus ce que je répondis. Valville était à côté de madame Dorsin et souriait en me regardant, comme s’il avait eu beaucoup de plaisir à me voir aussi. Ma fille, me dit madame de Miran, tu ne t’es donc point habillée ? J’avais envoyé Valville pour te dire que je venais te chercher.

À ce discours, qu’elle me tenait de l’air du monde le plus affectueux, à ce nom de ma fille, qu’elle me donnait de si bonne foi, je laissai tomber quelques larmes, et en même temps je m’aperçus que Valville rougissait ; je ne sais pourquoi ; peut-être eut-il honte de me voir inutilement attendrie, et de penser que ce doux nom de ma fille n’aboutirait à rien.

En vérité, votre fille vous aime trop pour l’état de convalescente où elle est, dit alors madame Dorsin ; elle n’a besoin ni de ces petits mouvements, ni de ces émotions de cœur qui lui prennent, et j’ai peur que cela ne lui nuise. Laissez-la se rétablir parfaitement ; ensuite, qu’elle pleure tant qu’elle voudra de joie de vous voir, mais jusque-là point d’attendrissement, s’il vous plaît. Allons, mademoiselle, tâchez de vous réjouir ; et partons, car il se fait tard.

J’attends mademoiselle Varthon, reprit madame de Miran. Pour toi, ajouta-t-elle, nous t’emmènerons comme tu es ; il n’est pas nécessaire que tu remontes chez toi, n’est-ce pas ?

Hélas ! malgré toute l’envie que nous avons de l’avoir, je tremble qu’elle ne puisse venir, dit promptement Valville, qui, sous prétexte de s’intéresser à ma santé, ne voulait apparemment que me fournir une excuse dont il espérait que je profiterais ; mais il se trompa.

Vous m’excuserez, monsieur, répondis-je ; je ne me porte point mal ; et puisque madame veut bien me dispenser de m’habiller (notez que ce madame était pour ma mère), je serai charmée d’aller avec elle.

Qu’est-ce que c’est que madame ? reprit en riant madame de Miran ; à qui parles-tu ? Ta maladie t’a rendue bien grave ! Dites respectueuse, ma mère ; et je ne saurais trop l’être, repartis-je avec un soupir que je ne pus retenir, qui n’échappa point à madame Dorsin, et qui confondit l’inquiet et coupable Valville ; il en perdit toute contenance ; et en effet, il y avait de quoi. Ce soupir, avec ce respect dans lequel je me retranchais, n’avait point l’air d’être là pour rien. Madame Dorsin remarqua aussi qu’il en avait été troublé ; je le vis à la façon dont elle nous observait tous deux.

Madame de Miran allait peut-être me répondre encore quelque chose, quand mademoiselle Varthon entra dans un négligé fort décent et fort bien entendu.

Comme elle avait prévu que, malgré mes chagrins, je pourrais être de la partie du dîner, elle s’était sans doute abstenue, à cause de moi, de se parer davantage, et s’était contentée d’un ajustement fort simple qui semblait exclure tout dessein de plaire, ou qui, raisonnablement parlant, ne me laissait aucun sujet de l’accuser de ce dessein.

Je devinai tout d’un coup ce ménagement apparent qu’elle avait eu pour moi ; mais je n’en fus pas la dupe.

En pareil cas, une amante jalouse et trahie en sait encore plus qu’une amante aimée. Ainsi son négligé ne m’en imposa pas. Je vis au premier coup d’œil qu’il n’était pas de bonne foi, et qu’elle avait tâché de n’y rien perdre.

La petite personne avait bien voulu se priver de magnificence, mais non pas s’épargner les grâces.

Et moi, qui m’étais laissée comme je m’étais mise en me levant, qui n’avais précisément songé qu’à jeter sur moi une mauvaise robe ; moi, si changée, si maigre, avec des yeux éteints, avec un visage tel qu’on l’a quand on sort de maladie, tel qu’on l’a aussi quand on est affligé (voyez que d’accidents à la fois contre le mien !), je me sentis mortifiée, je vous l’avoue, de paraître avec tant de désavantage auprès d’elle, et par là d’aider moi-même à justifier Valville.

Qu’un amant nous quitte ou nous en préfère une autre, eh bien ! soit ; mais du moins qu’il ait tort de nous la préférer ; que ce soit la faute de son inconstance, et non pas de nos charmes ; enfin, que ce soit une injustice qu’il nous fasse, c’est bien la moindre chose ; et il me semblait que je ne pourrais pas dire que Valville fût injuste.

De sorte que je me repentis de m’être engagée à dîner chez madame de Miran ; mais il n’y avait plus moyen de s’en dédire.

Et puis, dans le fond, il y avait bien des choses à alléguer en ma faveur ; ma rivale, après tout, n’avait pas tant de quoi triompher. Si elle était plus brillante que moi, ce n’était pas qu’elle fût plus aimable ; c’est seulement qu’elle se portait bien, et que j’avais été malade. J’étais dispensée d’avoir mes grâces, et elle était obligée d’avoir les siennes ; aussi les avait-elle, et voilà jusqu’où elles allaient, pas davantage ; au lieu qu’on ne savait pas jusqu’où iraient les miennes, quand elles seraient revenues.

Je ne vous répéterai point tous les compliments que ces dames lui firent. Il était heure de partir, et nous sortîmes toutes deux du couvent pour monter en carrosse.

Nous voici arrivées ; on servit quelques moments après.

J’appréhende que cette petite fille-là ne soit pas bien rétablie, dit madame de Miran en me regardant après le repas ; elle a je ne sais quelle mélancolie que je n’aime point ; était-elle de même dans votre couvent, mademoiselle ? (Elle parlait à mademoiselle Varthon, qui rougit de la question.) Mais oui, madame, à peu près, répondit-elle ; elle a de la peine à revenir ; il y a pourtant des moments où cela se passe ; sa maladie a été longue et violente.

Madame Dorsin ne disait mot, et nous avait toujours examinés, Valville et moi. Le repas fini, il faisait beau, et on alla se promener sur la terrasse du jardin. La conversation fut d’abord générale ; ensuite on demanda à mademoiselle Varthon des nouvelles de sa mère ; on parla de son voyage, de son retour et de ses affaires.

Pendant qu’on était là-dessus, je feignis quelque curiosité de voir un cabinet de verdure qui était au bout de la terrasse. Il me paraît fort joli, dis-je à Valville, pour l’engager à m’y mener.

Oh ! non, me répondit-il ; c’est fort peu de chose. Mais comme je me levai, il ne put se dispenser de me suivre, et je le séparai ainsi du reste de la compagnie.

Je vous demande pardon, lui dis-je en marchant ; on s’entretient de choses qui vous intéressent peut-être, mais nous ne serons qu’un instant.

Vous vous moquez, me dit-il d’un air forcé ; ne savez-vous pas le plaisir que j’ai d’être avec vous ?

Je ne lui répondis rien ; nous entrions alors dans le cabinet, et le cœur me battait ; je ne savais par où commencer ce que j’avais à lui dire.

À propos, commença-t-il lui-même (et vous allez voir si c’était par un à propos qu’il devait m’entretenir de ce dont il s’agissait), vous souvenez-vous de cette charge que je veux avoir ?

Si je m’en ressouviens, monsieur ? Sans doute, repartis-je ; c’est cette affaire-là qui a différé notre mariage ; est-elle terminée, monsieur, ou va-t-elle bientôt l’être ?

Hélas ! non ; il n’y a encore rien de fini, reprit-il ; nous sommes un peu moins avancés que le premier jour ; ma mère vous en parlera sans doute ; il est survenu des oppositions, des difficultés qui retardent la conclusion, et qui malheureusement pourront la retarder encore longtemps.

Notez que c’étaient des difficultés faites à plaisir qui venaient de son intrigue et de celle de ses amis, sans que madame de Miran en sût rien, comme la suite va le prouver.

Ce sont des créanciers, continua-t-il, des héritiers qui nous arrêtent, qu’il faut mettre d’accord, et qui, suivant toute apparence, ne le seront pas sitôt. J’en suis au désespoir, cela me chagrine extrêmement, ajouta-t-il en faisant deux ou trois pas pour sortir du cabinet.

Un moment, monsieur, lui dis-je, je suis un peu lasse, asseyons-nous. Dites-moi, je vous prie, pourquoi ces difficultés vous chagrinent-elles ?

Eh ! mais, reprit-il, ne le devinez-vous pas ? Eh ! ce mariage qu’elles retardent, vous jugez bien que je serais charmé qu’on pût le conclure ; j’ai eu même quelque envie de proposer à ma mère de le terminer toujours en attendant la charge ; mais j’ai cru qu’il valait mieux s’en tenir à ce qu’elle a décidé là-dessus, et ne la pas trop presser ; n’est-il pas vrai ?

Ah ! il n’y a rien à craindre de sa part, lui répondis-je ; ce ne sera jamais par elle que ce mariage manquera.

Non certes, dit-il, ni par moi non plus ; je crois que vous en êtes bien persuadée ; mais cela n’empêche pas que ce retardement ne m’impatiente, et je souhaiterais bien que ma mère eût été d’avis de ne pas remettre ; elle n’a pas consulté mon amour.

Je crus devoir alors saisir cet instant pour m’expliquer. Eh ! de quel amour me parlez-vous donc, monsieur ? repris-je seulement pour entamer la matière.

Duquel ? me dit-il ; eh ! mais du mien, mademoiselle, de mes sentiments pour vous. Vous est-il nouveau que je vous aime ? et vous en prenez-vous à moi des obstacles qui arrêtent une union que je désire encore plus que vous ?

Pour toute réponse, je tirai sur-le-champ un papier de ma poche, et le lui donnai ; c’était la lettre qu’il avait écrite à mademoiselle Varthon, et qui m’était restée, vous le savez.

Comme je la lui présentai ouverte, il la reconnut d’abord. Jugez dans quelle confusion il tomba ; cela n’est point exprimable ; il eût fait pitié à toute autre qu’à moi ; il essaya cependant de se remettre.

Eh bien ! mademoiselle, qu’est-ce que c’est que ce papier ? que voulez-vous que j’en fasse ? me dit-il en le tenant d’une main tremblante. Ah ! oui, ajouta-t-il ensuite en feignant de rire, et sans trop savoir ce qu’il disait ; je vois bien, oui, c’est de moi, c’est ma lettre, j’oubliais de vous en parler : c’est une bagatelle. Vous étiez malade, la conversation roulait sur l’amour, et à l’occasion de cela j’ai plaisanté ; voilà tout. Je n’y songeais plus ; c’est que nous nous sommes rencontrés ailleurs, mademoiselle Varthon et moi ; je l’ai vue chez madame de Kilnare ; hélas ! tout le monde le sait ; il n’y a point de mystère ; je ne vous voyais pas, et on s’amuse. À propos de madame de Kilnare, j’ai grande envie que vous la connaissiez, je crois même lui avoir parlé de vous ; c’est une femme de mérite.

Je le laissai achever tout ce discours qui n’avait ni suite ni raison, et qui marquait si bien le désordre de son esprit ; je me taisais, les yeux baissés.

Quand il eut fini : Monsieur, lui dis-je sans lui faire aucun reproche, et sans relever un seul mot de ce qu’il avait dit, je dois rendre justice à mademoiselle Varthon ; ne l’accusez pas d’avoir sacrifié votre lettre, elle ne me l’a donnée ni par mépris ni par dédain pour vous ; je ne l’ai eue qu’à la suite d’un entretien que nous eûmes hier ensemble, et elle ne savait ni l’intérêt que je prenais à vous, ni celui que j’avais la vanité de croire que vous preniez à moi, je vous assure.

Mais la vanité, reprit-il avec une physionomie toute renversée, la vanité ! mais il n’y en a point là-dedans ; c’est un fait, mademoiselle.

Monsieur, lui répondis-je d’un ton modeste, ayez, je vous prie, la bonté de m’écouter jusqu’à la fin.

Mademoiselle Varthon, à qui vous rendîtes une visite il y a quelques jours, me dit, quand elle vous eut quitté, qu’elle sortait d’avec le fils de madame de Miran, qui était venu de sa part lui demander de ses nouvelles et des miennes ; et de la lettre que vous veniez de lui donner en même temps, elle ne m’en dit pas un mot. Mais hier, apprenant que notre mariage était conclu, elle demeura interdite.

Ah ! ah ! interdite ! s’écria-t-il ; eh ! d’où vient ? Vous me surprenez ; que lui importe ?

Je n’en sais rien, répondis-je. Mais, quoi qu’il en soit, je m’en aperçus ; je lui en demandai la raison, je la pressai ; l’aveu de la lettre lui échappa, et elle me la montra alors.

À la bonne heure, reprit-il encore ; elle était fort la maîtresse, et ce n’était pas là vous montrer quelque chose de bien important ; qu’est-ce que c’est que cette lettre ? On en sait bien la valeur, et je ne lui avais point défendu de la montrer.

Vous m’excuserez, monsieur, vous ne vous en ressouvenez pas ; et vous l’en priez dans la lettre même, repartis-je doucement : mais achevons ; je ne vous ai fait cette petite explication qu’afin que mademoiselle Varthon, supposé qu’elle vous aime, comme assurément vous avez lieu de l’espérer, ne dise point que j’ai parlé en jalouse ; ce qui ne me conviendrait pas avec une fille comme elle.

Mais qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce que c’est que des explications, des jalousies ? s’écria-t-il. Que voulez-vous dire ? En vérité, mademoiselle Marianne, y songez-vous ? Que je meure, si je vous comprends ; non, je n’y entends rien.

Eh ! monsieur, lui dis-je, laissez-moi finir ; avec qui vous abaissez-vous à feindre ? Avez-vous oublié à qui vous parlez ? Ne suis-je pas cette Marianne, cette petite fille qui doit tout à votre famille, qui n’aurait su que devenir sans ses bontés, et mérité-je que vous vous embarrassiez dans des explications ? Non, monsieur, ne m’interrompez plus, le temps nous presse ; il faut convenir de quelque chose, vous savez les dispositions de votre cœur, mais songez donc que madame de Miran les ignore ; qu’elle vous croit toujours dans vos premiers sentiments ; que d’ailleurs elle m’honore d’une tendresse infinie ; qu’elle se figure que je serai sa fille ; qu’il lui tarde que je la sois, et qu’elle pourra fort bien se résoudre à ne pas attendre que vous ayez votre charge pour nous marier, d’autant plus que vous l’avez vous-même, il n’y a pas longtemps, fort pressée pour ce mariage ; qu’elle croira vous combler de joie en l’avançant. Oh ! je vous demande, irez-vous tout d’un coup lui dire que vous ne voulez plus qu’il en soit question ? Je la connais, monsieur. Madame votre mère a un cœur plein de droiture et de vertu ; et, sans compter le chagrin que vous lui feriez, cela lui causerait encore une surprise qui vous nuirait peut-être dans son esprit et il faut tâcher de lui adoucir un peu cette aventure-ci. Une mère comme elle est bien digne d’être ménagée ; et moi-même, pour tous les biens du monde, je ne voudrais pas être cause que vous fussiez mal auprès d’elle, j’en serais inconsolable. Eh ! qui suis-je, pour être le sujet d’une querelle entre vous et madame de Miran, moi qui vous ai l’obligation de la bienveillance qu’elle a pour moi, et de tous les bienfaits que j’en ai reçus ? Ah ! mon Dieu, ce serait bien alors que vous auriez raison de détester le jour où vous avez connu cette malheureuse orpheline ; mais c’est à quoi je ne donnerai pas lieu, si je puis. Ainsi, monsieur, voyez comment vous souhaitez que je me conduise, et quel arrangement nous prendrons, afin de vous épargner les inconvénients dont je vous parle. Je ferai tout pour vous, hors de dire que je ne vous aime plus ; ce qui n’est pas encore vrai, et ce qu’après tout ce qui s’est passé je n’aurais pas même la hardiesse de dire, quand ce serait une vérité. Mais, à l’exception de ce discours, vous n’avez qu’à me dicter ceux que vous trouverez à propos que je tienne ; vous êtes le maître, et ce n’est que dans le dessein de vous servir que j’ai pris la liberté de vous tirer à quartier ; ainsi expliquez-vous, monsieur.

Jusque-là Valville s’était défendu du mieux qu’il avait pu, et avait eu, je ne sais comment, le courage de ne convenir de rien ; mais ce que je venais de dire le mit hors d’état de résister davantage ; ma générosité le terrassa, l’anéantit devant moi ; je ne vis plus qu’un homme rendu, qui ne faisait plus mystère de sa honte, qui s’y laissait aller sans réserve, et qui se mettait à la merci du mépris que j’étais bien en droit d’avoir pour lui. Je ne fis pas semblant de voir sa confusion ; mais comme il restait muet : Ayez donc la bonté de me répondre, monsieur, lui dis-je ; que me prescrivez-vous ?

Mademoiselle, comme il vous plaira. J’ai tort ; je ne saurais parler. Ce fut là toute sa réponse.

Il aurait cependant été nécessaire de voir ce que je dirai, ajoutai-je encore d’un air franc et pressant ; mais il se tut, il n’y eut plus moyen d’en tirer un mot.

Mademoiselle Varthon, qui s’était détachée de nos deux dames, approchait pendant qu’elles se promenaient.

Monsieur, lui dis-je, dans l’incertitude où vous me laissez du parti que je dois prendre, j’en agirai avec le plus de discrétion qu’il me sera possible, et il ne tiendra pas à moi que tout ceci ne réussisse au gré de vos désirs.

Comme il restait toujours muet, et que j’allais le quitter après ce peu de mots, mademoiselle Varthon, qui était déjà à l’entrée du cabinet, feignait d’être surprise de nous trouver là ; elle semblait craindre de nous interrompre.

Je vous demande pardon, nous dit-elle en se retirant ; je ne savais pas que vous étiez encore ici, et vous croyais descendus dans le jardin.

Vous êtes bien la maîtresse d’entrer, mademoiselle, lui dis-je ; voilà notre entretien fini, et vous auriez pu en être ; monsieur est témoin qu’il ne s’y est rien passé contre vous.

Qu’appelez-vous contre moi ? répondit-elle ; eh ! mais vraiment, mademoiselle, je n’en doute pas ; quel rapport y a-t-il de vos secrets à ce qui me regarde ?

Je ne répliquai rien, et je sortis du cabinet pour retourner auprès de ces dames, qui, de leur côté, venaient à nous ; de façon que nos deux amants que je laissais ne purent tout au plus demeurer qu’un moment ensemble.

Je ne sais ce qu’ils se dirent mais je les entendis qui me suivaient, et, en prêtant l’oreille, il me sembla que mademoiselle Varthon parlait assez bas à Valville.

Pour moi, je revenais tout émue de ma petite expédition, mais je dis agréablement émue : cette dignité de sentiments que je venais de montrer à mon infidèle, cette honte et cette humiliation que je laissais dans son cœur, cet étonnement où il devait être de la noblesse de mon procédé, enfin cette supériorité que mon âme venait de prendre sur la sienne, supériorité plus attendrissante que fâcheuse, plus aimable que superbe, tout cela me remuait intérieurement d’un sentiment doux et flatteur ; je me trouvais trop respectable pour n’être pas regrettée.

Voilà qui était fini ; il ne lui était plus possible, à mon avis, d’aimer mademoiselle Varthon d’aussi bon cœur qu’il aurait fait ; je le défiais de m’oublier, d’avoir la paix avec lui-même ; sans compter que j’avais dessein de ne le plus voir, ce qui serait encore une punition pour lui ; de sorte que, tout bien examiné, je crois qu’en vérité je me le figurais encore plus à plaindre que moi ; mais au surplus c’était sa faute ; pourquoi était-il infidèle ?

Telles étaient les petites pensées qui m’occupaient en allant au devant de madame de Miran, et je ne saurais vous dire le charme qu’elles avaient pour moi, ni combien elles tempéraient ma douleur.

C’est que la vengeance est douce à tous les cœurs offensés ; il leur en faut une, il n’y a que cela qui les soulage ; les uns l’aiment cruelle, et les autres généreuse ; et, comme vous voyez, mon cœur était de ces derniers ; car ce n’était pas vouloir beaucoup de mal à Valville que de ne lui souhaiter que des regrets.

Je vous ai déjà dit que mademoiselle Varthon et lui me suivaient, et ils nous eurent bientôt joints.

Il s’était élevé un petit vent assez incommode : Rentrons, dit madame de Miran ; et nous marchâmes du côté de la salle.

Je m’aperçus que madame Dorsin, qui avait la bonté de s’intéresser réellement à moi, et qui, par suite de certains soupçons qui lui étaient venus, avait pris garde à toutes mes démarches, je m’aperçus, dis-je, qu’elle fixait les yeux sur Valville, qui, de son côté, détournait la tête ; sa physionomie n’était pas encore bien remise de toutes les impressions qu’elle avait reçues.

Madame de Miran même, qui ne se doutait de rien, lui trouva apparemment quelque chose de si dérangé dans l’air de son visage, que s’approchant de moi :

Ma fille, me dit-elle en baissant le ton, Valville me paraît triste et rêveur ; que s’est-il passé entre vous deux ? que lui as-tu dit ?

Rien dont il n’ait dû être fort content, ma mère, lui répondis-je ; et j’avais raison, il n’avait en effet qu’à se louer de moi. Je vais lui rendre sa gaîté ; j’y suis déterminée, me repartit-elle sans s’expliquer davantage ; et en ce moment nous rentrâmes tous.

Quand nous fûmes assis : Mademoiselle, me dit madame de Miran, mademoiselle Varthon est une amie devant qui on peut parler, je pense, du mariage qui est arrêté entre vous et mon fils ; j’espère même qu’elle nous fera l’honneur d’y être présente ; ainsi je ne ferai nulle difficulté de m’expliquer devant elle.

À ce début, la jeune personne changea de couleur ; elle prévit une scène où elle craignait d’être impliquée elle-même ; elle fit cependant une petite inclination de tête en remercîment de la confiance que lui marquait madame de Miran.

Mon fils, continua la dernière, vous rêvez à votre charge, et j’avais résolu de ne vous marier qu’après que vous l’auriez ; mais je ne m’attendais pas à toutes les difficultés qui vous empêchent de l’avoir ; et puisqu’elles ne finissent point, qu’on ne sait pas quand elles finiront, et qu’elles vous chagrinent, il n’y a qu’à passer par-dessus et terminer le mariage, avec la seule précaution de le tenir secret pendant quelque temps. J’ai déjà pris des mesures sans vous les avoir dites ; il ne nous faut que trois ou quatre jours. Nous partirons d’ici le soir pour aller coucher à la campagne. Madame, ajouta-t-elle en montrant madame Dorsin, a promis d’être des nôtres. Mademoiselle (elle parlait de ma rivale) voudra bien venir aussi, et le lendemain c’en sera fait.

Ici Valville retomba dans toutes les détresses où je l’avais jeté il n’y avait qu’un instant. Mademoiselle Varthon rougissait, et ne savait quelle figure faire. De mon côté, je me taisais, d’un air plus triste que satisfait, et il n’y avait point de malice à mon silence ; mais c’est que ma tendresse et mon respect pour madame de Miran, et peut-être aussi mon amour pour Valville, m’ôtaient la force de parler, me liaient la langue.

Ainsi, il se passa un petit intervalle de temps sans que nous ouvrissions la bouche, Valville et moi.

À la fin, ce fut lui qui prit le premier son parti, bien moins pour répondre que pour prononcer quelques mots qui tinssent lieu d’une réponse ; car il n’en avait point de déterminée, et ne savait ce qu’il allait dire ; mais il fallait bien un peu remplir ce vide étonnant que faisait notre silence.

Oui, ma mère, il est vrai, vous avez raison, il n’y a rien de plus aisé ; oui, à la campagne, quand on voudra, il n’y aura qu’à voir.

Comment ! que dites-vous ? il n’y aura qu’à voir ? reprit madame de Miran, d’un ton qui signifiait : où sommes-nous, Valville ? Êtes-vous distrait ? Avez-vous entendu ce que j’ai dit ? Que faut-il donc voir ? Est-ce que tout n’est pas vu ?

Non, madame, répondis-je alors à mon tour en soupirant, non. La bonté que vous avez de m’aimer vous ferme les yeux sur les raisons qui doivent absolument rompre ce mariage ; et je vous conjure par tous les bienfaits dont vous m’avez comblée, par la reconnaissance éternelle que j’en aurai, par tout l’intérêt que vous prenez aux avantages de monsieur votre fils, de ne le plus presser là-dessus et d’abandonner ce projet.

Eh ! d’où vient donc, petite fille ? s’écria-t-elle avec colère : car il s’en fallut peu alors qu’elle ne me dît des injures, et le tout par tendresse irritée ; d’où vient donc ? Qu’est-ce que cela signifie ?

Non, ma mère, vous ne devez plus y penser, ajoutai-je en me jetant subitement à ses genoux. J’y perds des biens et des honneurs ; je n’en ai que faire, ils ne me conviennent point, ils sont au-dessus de moi. M. de Valville ne pourrait m’en faire part sans me rendre l’objet de la risée de tout le monde, sans passer lui-même pour un homme sans cœur. Eh ! quel malheur ne serait-ce pas qu’un jeune homme comme lui, qui peut aspirer à tout, qui est l’espérance d’une famille illustre, fût peut-être obligé de déserter sa patrie pour avoir épousé une fille que personne ne connaît, une fille que vous avez tirée du néant, et qui n’a pour tout bien que vos charités ! S’accoutumerait-on à un pareil mariage ?

Mais que va-t-elle dire avec ces réflexions ? De quoi s’avise-t-elle ? Où va-t-elle chercher ce qu’elle dit là ? s’écria encore madame de Miran en m’interrompant.

De grâce, écoutez-moi, madame, insistai-je ; dans le fond, ce qu’il y a de plus digne en moi de vos attentions et des siennes, assurément c’est ma misère. Eh bien ! ma mère, vous y avez eu tant d’égard, vous y en avez tant encore ! Vous voulez que Marianne vous appelle sa mère, vous lui faites l’honneur de l’appeler votre fille, vous la traitez comme si elle l’était ; cela n’est-il pas admirable ? Y a-t-il jamais eu rien d’égal à ce que vous faites ? et n’est-ce pas là une misère assez honorée ? Faut-il encore porter la charité jusqu’à me marier à votre fils, et cette misère est-elle une dot ? Non, ma chère mère, non. Votre cœur peut, tant qu’il voudra, me donner la qualité de votre fille, c’est un présent que je puis recevoir de lui sans que personne y trouve à redire ; mais je ne dois pas le recevoir par les lois, je ne suis point faite pour cela. Il est vrai que je m’étais rendue à vos bontés ; je croyais tout surmonté, tout paisible. L’excès de mon bonheur m’empêchait de penser, m’avait ôté tous mes scrupules ; mais il n’y a plus moyen ; c’est tout le monde qui crie, qui se soulève, et je vous parle d’après tous les discours qu’on tient à M. de Valville, d’après les persécutions et les railleries qu’il essuie et qu’il trouve partout, de quelque côté qu’il aille. Quoiqu’il me le cache et qu’il n’ose vous le dire, elles l’étonnent, il en est effrayé lui-même, il a raison de l’être ; et quand il ne s’en soucierait pas, ce serait à moi à m’en soucier pour lui, et même pour moi ; car enfin vous m’aimez, votre intention est que je sois heureuse, et ce serait moi cependant qui trahirais les desseins de votre tendresse ; des desseins que je dois tant respecter, qui méritent si bien de réussir, je les trahirais en consentant à épouser monsieur. Comment serais-je heureuse s’il ne l’était pas lui-même, si je m’en voyais méprisée, si je m’en voyais haïe, comme on le menace que cela arriverait ? Ah ! Seigneur, moi haïe !

À cet endroit de mon discours, un torrent de larmes m’arrêta.

Valville, qui, pendant que j’avais parlé, avait fait de temps en temps comme quelqu’un qui veut répondre, mais qu’on ne laisse pas dire, se leva tout d’un coup d’un air extrêmement agité, et sortit de la salle sans que personne le retînt, ou lui demandât compte de sa sortie.

De son côté, madame de Miran était restée comme immobile. Madame Dorsin, morne et pensive, regardait à terre. Mademoiselle Varthon, plus inquiète que jamais de ce que je pourrais dire, ne songeait qu’à prendre une contenance qui ne l’accusât de rien ; de sorte que nous étions toutes, chacune à notre façon, hors d’état de parler.

Quant à moi, affaiblie par l’effort que je venais de faire, je m’étais laissée aller sur les genoux de madame de Miran, et je pleurais.

Ces deux dames, après la sortie de Valville, furent quelques instants sans rompre le silence. Ma fille, me dit à la fin madame de Miran d’un air consterné, est-ce qu’il ne t’aime plus ?

Je ne lui répondis que par des pleurs, et puis elle en versa elle-même. Madame Dorsin n’en fut pas exempte, elle me parut extrêmement touchée. J’entendis mademoiselle Varthon qui soupira un peu ; on était sur ce ton-là et elle s’y conforma ; ensuite on continua de se taire.

Mais madame de Miran, fondant en larmes, et me serrant entre ses bras, m’attendrit et me remua tant que mes sanglots pensèrent me suffoquer, et qu’il fallut me jeter dans un fauteuil. Allons, ma fille, allons, console-toi, me dit-elle ; va, ma chère enfant, il te reste une mère ; est-ce que tu la comptes pour rien ?

Hélas ! c’est elle que je regrette, répondis-je je ne sais comment et d’une parole entrecoupée. Eh ! pourquoi la regretter ? me dit-elle, elle est plus ta mère que jamais. Et moi, mille fois plus encore son amie que je ne l’étais, reprit madame Dorsin la larme à l’œil, mais d’un ton ferme ; ce n’est pas elle que je plains, c’est M. de Valville ; il fait une perte infiniment plus grande.

Ah ! voilà qui est fini, je ne l’estime de ma vie, reprit madame de Miran. Mais, Marianne, comment sais-tu qu’il aime ailleurs, ajouta-t-elle ; par qui en es-tu informée, puisque ce n’est pas lui qui te l’a avoué ? La connaît-on cette personne pour qui il rompt ses engagements ? Qui est-ce qui est digne de t’être préférée ? Peut-elle te valoir ? Espère-t-elle de le retenir ? Dis-moi, t’a-t-on dit qui elle est ?

Vous le saurez sans doute, ma mère ; il faudra bien qu’il vous le dise lui-même, répondis-je ; dispensez-moi, je vous prie, de vous en apprendre davantage. Mademoiselle, reprit encore madame de Miran en s’adressant à ma rivale, ma fille est votre amie ; je suis persuadée que vous êtes instruite, elle vous a apparemment tout confié ; ne se tromperait-elle point ? Cette nouvelle inclination est-elle bien prouvée ? J’ai quelquefois envoyé Valville à votre couvent, serait-ce là qu’il aurait vu celle dont il s’agit ?

Dans le cas où se trouvait mademoiselle Varthon, il aurait fallu plus d’âge et plus d’usage du monde qu’elle n’en avait pour être à l’épreuve d’une pareille question. Aussi ne la put-elle soutenir, et rougit-elle d’une manière si sensible, que ces dames furent tout d’un coup au fait.

Je vous entends, mademoiselle, lui dit madame de Miran : vous êtes assurément fort aimable ; mais après ce qui arrive à ma fille, je ne vous conseille pas de compter sur le cœur de mon fils.

Je ne me serais attendue ni à votre comparaison ni à votre conseil, madame, répondit mademoiselle Varthon avec une fierté qui fit cesser son embarras. À l’égard de monsieur votre fils, tout ce que je pense de son amour en cette occasion-ci, c’est qu’il m’offense ; et j’aurais cru que c’était là tout ce que vous auriez pensé aussi. Mais, madame, il se fait tard, voici l’heure de rentrer dans le couvent ; voulez-vous bien avoir la bonté de m’y renvoyer ?

Vous jugez bien, mademoiselle, que je vous y reconduirai moi-même, repartit madame de Miran. Et puis s’adressant à madame Dorsin : Vous ne nous quitterez pas sitôt, lui dit-elle ; je vais faire mettre les chevaux au carrosse ; je serai de retour dans un quart d’heure, et je compte vous retrouver ici avec Marianne.

Volontiers, dit madame Dorsin. Mais je ne fus pas de leur avis.

Ma mère, lui dis-je d’une voix encore faible, je ne connaîtrai jamais de plus grand plaisir que celui d’être avec vous, j’en ferai toujours mon bonheur, je n’en veux point d’autre, je n’ai besoin que de celui-là. Mais M. de Valville reviendra ce soir, et si vous ne voulez pas que je meure, ne m’exposez pas à le revoir, du moins sitôt ; vous seriez vous-même fâchée de m’avoir gardée, vous n’en auriez que du chagrin. Je sais combien vous m’aimez, ma mère, et c’est votre tendresse que je ménage, c’est votre cœur que j’épargne ; et il faut que ce que je dis là soit bien vrai, puisque je vous en avertis aux dépens de la consolation que j’y perdrai ; mais aussi, quand M. de Valville aura pris un parti, quand il sera marié, je ne prends plus d’intérêt à la vie que pour être avec ma mère.

Elle a raison ; cette aventure-ci est encore trop fraîche, et je pense comme elle ; remettons-la dans son couvent, dit madame Dorsin, pendant que madame de Miran s’essuyait les yeux.

Et en effet, cette dernière alla donner ses ordres, et un instant après nous partîmes.

Jamais peut-être quatre personnes ensemble n’ont été plus sérieuses et plus taciturnes que nous le fûmes ; et quoique le trajet de chez ma mère au couvent fût assez long, à peine fut-il prononcé quatre mots pendant qu’il dura ; et il est vrai que les circonstances où nous étions, mademoiselle Varthon et moi, ne donnaient pas matière à une conversation bien animée ; il n’y eut de vif que les regards de madame de Miran sur moi, et que les miens sur elle.

Enfin nous arrivâmes ; ma rivale descendit la première ; nous la suivîmes, madame de Miran et moi ; et madame Dorsin, qui m’embrassa la larme à l’œil, qui m’accabla de caresses et d’assurances d’amitié, resta dans le carrosse.

Mademoiselle Varthon, à qui il tardait d’être débarrassée de nous, sonna, fit un remercîment aussi froid que poli à ma mère : la porte s’ouvrit, et elle nous quitta.

Je me jetai alors entre les bras de madame de Miran, où je restai quelques instants sans force et sans parole.

Cache tes pleurs, me dit-elle tout bas ; j’ai de la peine à retenir les miens. Adieu ; songe que tu es pour jamais ma fille, et que je te porte dans mon cœur. Je viendrai te voir demain ; discours qu’elle me tint de l’air du monde le plus abattu. Après quoi, je rentrai moi-même ; et pour vous rendre un compte bien exact de la disposition d’esprit où j’étais, je vous dirai que je rentrai plus attendrie qu’affligée.

Et, dans le fond, c’était assez là comme je devais être. Je laissais madame de Miran dans la douleur ; madame Dorsin venait de m’embrasser les larmes aux yeux ; mon infidèle lui-même était troublé ; il en avait donné des marques sensibles en nous quittant. Mon aventure remuait donc les trois cœurs qui m’étaient les plus chers, auxquels le mien tenait le plus, et qu’il m’était le plus consolant d’inquiéter. Vous voyez que mon affaire devenait la leur, et ce n’était point là être si à plaindre ; je n’étais donc pas sans secours sur la terre ; on ne m’y faisait point verser de larmes sans conséquence ; j’y voyais du moins des âmes qui honoraient assez la mienne pour s’occuper d’elle, pour se reprocher de l’avoir attristée, ou pour s’affliger de ce qui l’affligeait. Et toutes ces idées-là ont bien de la douceur ; elles en avaient tant pour moi, que je pleurais moins par chagrin, je pense, que par mignardise.

Avançons. J’achevai la soirée avec mon amie la religieuse, dont enfin je vais dans un moment vous conter l’histoire.

Vous concevez bien que nous ne nous vîmes pas, mademoiselle Varthon et moi, et qu’il ne fut plus question de ce commerce étroit que nous avions eu ensemble. Elle sentit cependant la discrétion avec laquelle j’en avais usé à son égard chez madame de Miran, et m’en marqua sa reconnaissance.

À neuf heures du matin le lendemain, une sœur converse m’apporta un petit billet d’elle. Je l’ouvris avec un peu d’inquiétude de ce qu’il contenait ; mais ce n’était qu’un simple compliment sur mon procédé de la veille, et le voici à peu près :

« Ce que vous fîtes hier pour moi est si obligeant, que je me reprocherais de ne vous en pas remercier. Il ne tint pas à vous qu’on ignorât la part que j’ai à vos chagrins, et, malgré les mouvements où vous étiez, il ne vous échappa rien qui pût me compromettre. Cela est bien généreux, et les suites de cette aventure prouveront combien cette attention m’a touchée. Adieu, mademoiselle. » Vous allez voir dans un instant ce que c’était que cette preuve qu’elle s’engageait à me donner.

Je répondis sur-le-champ à son billet, et ce fut la même sœur qui lui remit ma réponse ; elle était fort courte ; je m’en ressouviens aussi.

« Je vous suis obligée de votre compliment, mademoiselle ; mais vous ne m’en deviez point. Je ne m’en crois pas plus louable pour n’avoir pas été méchante. J’ai suivi mon caractère dans tout ce que j’ai fait ; voilà tout, et je n’en demande point de récompense. »

Madame de Miran m’avait promis la veille de me venir voir, et elle me tint parole. Je ne vous ferai point le détail de la conversation que nous eûmes ensemble : nous nous entretînmes de mademoiselle Varthon ; et comme tous mes ménagements pour Valville n’avaient servi à rien, je ne fis plus de difficulté de lui dire par quel hasard j’avais su son infidélité, et le tout à l’avantage de ma rivale, sans lui confier mes dispositions à son égard. Je pleurai dans mon récit, elle pleura à son tour ; ce qu’elle me témoigna de tendre est au-dessus de toute expression, et ce que j’en sentis pour elle fut de même.

De nouvelles de Valville, elle n’avait point à m’en dire ; il ne s’était point montré depuis l’instant qu’il nous avait quittées. Il était cependant revenu au logis, mais très tard ; et ce matin même, il en était parti ou pour la campagne, ou pour Versailles.

C’est moi qu’il fuit sans doute, ajouta-t-elle ; je suis persuadée qu’il a honte de paraître devant moi.

Et là-dessus elle se levait pour s’en aller, lorsque mademoiselle Varthon, que nous n’attendions ni l’une ni l’autre, entra subitement.

J’avais dessein de vous écrire, madame, dit-elle à ma mère après l’avoir saluée ; mais puisque vous êtes ici, et que je puis avoir l’honneur de vous parler, il vaut mieux vous épargner ma lettre, et vous dire moi-même ce dont il s’agit. Il n’est question que de deux mots M. de Valville a changé ; vous croyez que j’en suis cause, j’ai lieu de le croire aussi ; mais comment le suis-je ? C’est ce qu’il est essentiel que vous sachiez, et que tout le monde sache. Madame, il ne me conviendrait pas qu’on s’y trompât, et je vais vous rapporter tout dans la plus exacte vérité. M. de Valville, pour la première fois de sa vie, me vit ici le jour où je m’évanouis en faisant mes adieux à ma mère ; vous eûtes la bonté de me secourir, il vous aida lui-même, et j’entrai dans le couvent avec mademoiselle, que je venais de connaître, qui devint mon amie, mais qui ne me parla ni de vous ni de M. de Valville, ni ne m’apprit en quels termes elle en était avec lui.

Je le sais, mademoiselle, dit alors madame de Miran en l’interrompant ; Marianne vient de m’instruire, et vous a rendu toute la justice que vous pouvez exiger là-dessus. Mon fils vint vous voir, vous fit des compliments de ma part, vous laissa une lettre en vous quittant, et vous fit accroire que je l’avais chargé de vous la remettre : vous ne pouviez pas deviner ; toute autre que vous l’aurait prise ; et puis, vous n’en avez pas fait un mystère, vous l’avez montrée à mademoiselle dès que vous avez su qu’elle y était intéressée ; ainsi je ne vois rien qui doive vous inquiéter. Si mon fils vous a trouvée aimable, et s’il a osé vous le dire, ce n’est pas votre faute ; vous n’y avez contribué que par les grâces d’une figure que vous ne pouviez pas vous empêcher d’avoir, et vous n’êtes pour rien dans tout cela, suivant le rapport même de Marianne.

Ce rapport-là lui fait bien de l’honneur ; toute autre à sa place ne m’aurait peut-être pas traitée si doucement, repartit alors mademoiselle Varthon avec des yeux prêts à pleurer, malgré qu’elle en eût ; et ce qui me reste à vous dire, c’est que vous ayez la bonté d’engager M. de Valville à ne plus essayer de me revoir ; il le tenterait inutilement, et ce serait me manquer d’égards.

Vous avez raison, mademoiselle, reprit ma mère ; il ne serait pas excusable, et je l’avertirai. Ce n’est pas que dans la conjoncture présente je ne fusse la première à souhaiter une alliance comme la vôtre ; elle nous honorerait beaucoup assurément : mais mon fils ne la mérite pas ; son caractère inconstant m’épouvanterait : et quand il serait assez heureux pour vous plaire, en vérité j’aurais peur, en vous le donnant, de vous faire un très mauvais présent. Rassurez-vous sur ses visites, au reste ; il saura combien elles vous offenseraient, et j’espère que vous n’aurez point à vous plaindre.

Pour toute réponse, mademoiselle Varthon fit une révérence, et se retira.

Elle s’imagina peut-être que j’estimerais beaucoup cette résolution qu’elle paraissait prendre de ne plus voir Valville, et que je la regarderais comme une preuve de la reconnaissance qu’elle m’avait promise : mais point du tout, je ne m’y trompai point ; ce n’était là que feindre de la reconnaissance, et non pas en prouver.

Que risquait-elle à refuser de voir Valville au couvent ? N’avait-elle pas la maison de madame de Kilnare pour ressource ? Valville n’était-il pas des amis de cette dame ? N’allait-il pas très souvent chez elle ? Et mademoiselle Varthon renonçait-elle à y aller aussi ? Tout cet étalage de fierté et de noblesse dans son procédé n’était donc qu’une vaine démonstration qui ne signifiait rien ; et vous verrez dans la suite que je raisonnais fort juste. Mais il n’est pas temps d’en dire davantage là-dessus. Revenons à moi.

Je suis née pour avoir des aventures, et mon étoile ne m’en laissera pas manquer ; me voici un peu oisive, mais cela ne durera pas.

Madame de Miran continuait de me voir. Valville, toujours absent, ne paraissait point. Nous nous rencontrions, mademoiselle Varthon et moi, dans le couvent ; mais nous ne faisions que nous saluer, et nous ne nous parlions point.

Il ne s’était encore passé que quatre ou cinq jours depuis notre dîner chez madame de Miran, quand il me vint le matin une visite assez singulière, et il faut commencer par vous dire ce qui me la procura.

Madame Dorsin, ce matin même, avait été voir madame de Miran ; elle y avait trouvé un ancien ami de la maison, un officier, homme de qualité, d’un certain âge, et qui dans un moment va se faire connaître lui-même.

Il avait fort entendu parler de moi à l’occasion de mon aventure chez le ministre, et ne voyait jamais ma mère qu’il ne lui demandât des nouvelles de Marianne, dont il faisait des éloges éternels, fondés sur tout ce qu’on lui avait rapporté d’elle.

Le bruit de ma disgrâce s’était répandu : on savait déjà l’infidélité de Valville : peut-être lui-même, depuis que sa mère ne l’avait vu, en avait-il dit quelque chose à ses meilleurs amis, qui, de leur côté, l’avaient confié à d’autres ; et cet homme de qualité, qui l’avait apprise, n’était venu chez madame de Miran que pour être sûrement informé de ce qui en était.

Madame, lui dit-il, ce qu’on a publié de M. de Valville est-il vrai ? On dit qu’il n’aime plus cette fille si estimable, qu’il l’a quittée, qu’il ne veut plus l’épouser ? Quoi ! madame, cette Marianne si chérie, si digne de l’être, il ne l’aimerait plus ! Je n’ai pas voulu le croire ; ce n’est apparemment qu’une calomnie.

Hélas ! monsieur, c’est une vérité, répondit madame de Miran avec douleur, et je ne saurais m’en consoler.

Ma foi reprit-il (car madame de Miran me l’a conté elle-même), ma foi vous avez raison, il y aurait eu grand plaisir à être la belle-mère de cette enfant-là ; c’était une bonne acquisition pour le repos de votre vie. À quoi pense donc M. de Valville ? A-t-il peur d’être trop heureux ? Je laisse le reste de leur entretien là-dessus. Madame de Miran allait dîner chez madame Dorsin ; cette dernière engagea l’officier à être de la partie, et tout de suite, à cause de l’extrême envie qu’il avait de me connaître, elle ajouta qu’il fallait que j’en fusse.

Mais comme il était de fort bonne heure, que ces dames ne voulaient pas partir sitôt, et que cependant il était bon que je fusse prévenue : Je vais donc envoyer à son couvent, pour l’avertir que nous la prendrons en passant, dit ma mère.

Il est inutile d’envoyer, reprit cet officier ; j’ai affaire de ce côté-là, et, si vous voulez, je ferai votre commission moi-même ; donnez-moi seulement un petit billet pour elle, il n’y a rien de plus simple ; on ne me renverra peut-être pas. Non certes, dit ma mère, qui sur-le-champ m’écrivit :

« Ma fille, je t’irai prendre à une heure ; nous dînons chez madame Dorsin. »

Ce fut donc avec ce petit passe-port que cet officier arriva à mon couvent. Il me demande ; on vient me le dire ; c’est de la part de madame de Miran, et je descends.

Quelques pensionnaires, ce jour-là même, m’avaient dit par hasard qu’elles viendraient l’après-dînée me tenir compagnie dans ma chambre ; de façon que, malgré mes chagrins, je m’étais un peu moins négligée qu’à l’ordinaire.

Ce sont là de petites attentions chez nous, qui ne coûtent pas la moindre réflexion ; elles vont toutes seules, nous les avons sans le savoir. Il est vrai que j’étais affligée ; mais qu’importe ? Notre vanité n’entre point là-dedans, et n’en continue pas moins ses fonctions : elle est faite pour réparer d’un côté ce que nos afflictions détruisent de l’autre ; et enfin on ne veut pas tout perdre.

Me voici donc entrée dans le parloir ; je vis un homme d’environ cinquante ans au plus, de bonne mine, d’un air distingué, très bien mis, quoique simplement, et de la physionomie du monde la plus franche et la plus ouverte.

Quelque politesse naturelle qu’on ait, dès que nous voyons des gens dont la figure prévient, notre accueil a toujours quelque chose de plus obligeant pour eux que pour les autres. Avec ces autres, nous ne sommes qu’honnêtes ; avec ceux-ci, nous le sommes jusqu’à être affables ; cela va si vite, qu’on ne s’en aperçoit pas ; et c’est ce qui m’arriva en saluant cet officier. Je n’eus pas affaire à un ingrat ; il n’aurait pu, à moins que de se récrier, se montrer plus satisfait qu’il le parut de ma petite personne.

J’attendis qu’il me parlât. Mademoiselle, me dit-il après quelques révérences, et me présentant le billet de ma mère, voici ce que madame de Miran m’a chargé de vous remettre ; il était question de vous envoyer quelqu’un, et j’ai demandé la préférence.

Vous m’avez fait bien, de l’honneur, monsieur, lui répondis-je en ouvrant le billet que j’eus bientôt lu. Oui, monsieur, ajoutai-je ensuite, madame de Miran me trouvera prête, et je vous rends mille grâces de la peine que vous avez bien voulu prendre.

C’est moi qui dois remercier madame de Miran de m’avoir permis de venir, me repartit-il. Mais, mademoiselle, il n’est point tard ; ces dames n’arriveront pas sitôt ; pourrais-je, à la faveur de la commission que j’ai obtenue, espérer de vous un petit quart d’heure d’entretien ? Il y a longtemps que je suis des amis de madame de Miran et de toute la famille ; je dois dîner aujourd’hui avec vous ; ainsi, vous pouvez d’avance me regarder comme un homme de votre connaissance ; dans deux heures je ne serai plus un étranger pour vous.

Vous êtes le maître, monsieur, lui répondis-je assez surprise de ce discours ; parlez, je vous écoute.

Je ne vous laisserai pas longtemps inquiète de ce que j’ai à vous dire, reprit-il. En deux mots, voici de quoi il s’agit, mademoiselle.

Je suis connu pour un homme d’honneur, pour un homme franc, uni, de bon commerce ; depuis que j’entends parler de vous, votre caractère est l’objet de mon estime, de mon respect et de mon admiration ; et je vous dis vrai. Je suis au fait de vos affaires : M. de Valville, malheureusement pour lui, est un inconstant. Je ne dépends de personne, j’ai vingt-cinq mille livres de rente, et je vous les offre, mademoiselle ; elles sont à vous quand vous voudrez, sauf l’avis de madame de Miran, que vous pouvez consulter là-dessus.

Ce qui me surprit le plus dans sa proposition, ce fut cette rapidité avec laquelle il la fit, et cette franchise obligeante dont il l’accompagna.

Je n’ai vu personne de si digne qu’on l’écoutât que ce galant homme : c’était son âme qui me parlait ; je la voyais, elle s’adressait à la mienne, et lui demandait une réponse qui fût simple et naturelle, comme l’était la question qu’il venait de me faire. Aussi, laissant toutes les façons, conformais-je mon procédé au sien ; et sans s’amuser à le remercier :

Monsieur, lui dis-je, savez-vous mon histoire ?

Oui, mademoiselle, reprit-il, je la sais ; voilà pourquoi vous me voyez ici ; c’est elle qui m’a appris que vous valez mieux que tout ce que je connais dans le monde, c’est elle qui m’attache à vous.

Vous m’étonnez, monsieur, lui répondis-je ; votre façon de penser est bien rare ; je ne saurais la louer à cause qu’elle est trop à mon avantage ; mais vous êtes un homme de condition, apparemment ?

Oui, me repartit-il, j’oubliais de vous le dire, d’autant plus qu’à mon avis, ce n’est pas là l’essentiel.

C’est surtout l’honnête homme, ce me semble, et non pas l’homme de condition, qui peut mériter d être à vous, mademoiselle ; et comme je suis honnête homme, je pense, autant qu’on peut l’être, j’ai cru que cette qualité, jointe à la fortune que j’ai et qui nous suffirait, pourrait vous déterminer à accepter mes offres.

Il n’y a pas à hésiter sur l’estime que j’en dois faire, elles sont d’une générosité infinie, lui répondis-je ; mais souffrez que je vous le dise encore, y avez-vous bien réfléchi ? Je n’ai rien, j’ignore à qui je dois le jour, je ne subsiste depuis le berceau que par des secours étrangers ; j’ai vu plusieurs fois l’instant où j’allais devenir l’objet de la charité publique ; et tout cela a rebuté M. de Valville, malgré l’inclination qu’il avait pour moi. Monsieur, prenez-y garde.

Ma foi ! mademoiselle, tant pis pour lui, me répondit-il ; ce ne sera jamais là le plus bel endroit de sa vie. Au surplus, vous ne risquez avec moi rien de pareil à ce qui vous est arrivé avec lui ; M. de Valville vous aimait, et moi, mademoiselle, ce n’est pas l’amour qui m’a amené ici. J’avais bien entendu dire que vous étiez belle, mais on n’est pas sensible à des charmes qu’on n’a jamais vus et qu’on ne connaît que par relation. Ainsi ce n’est pas un amant qui est venu vous trouver, c’est quelque chose de mieux ; car qu’est-ce que c’est qu’un amant ? C’est bien à l’amour qu’il appartient de vous offrir un cœur ! Est-ce qu’une personne comme vous est faite pour devenir le jouet d’une passion aussi folle, aussi inconstante ? Non, mademoiselle, non ; qu’on prenne de l’amour pour vous quand on vous voit, qu’on vous aime de tout son cœur, à la bonne heure, on ne saurait s’en dispenser ; moi qui vous parle, je fais comme les autres, je sens qu’actuellement je vous aime aussi, je vous l’avoue ; mais je n’ai pas eu besoin d’amour pour être charmé de vous, je n’ai eu besoin que de savoir les qualités de votre âme ; de sorte que votre beauté est de trop : non pas qu’elle me fâche, je suis bien aise qu’elle y soie, assurément ; un excès de bonheur ne m’empêchera pas d’être heureux ; mais enfin ce n’est pas à cause de cette beauté que je vous ai aimée d’abord, c’est à cause que je suis homme de bon sens ; c’est ma raison qui vous a donné mon cœur, je n’ai pas apporté ici d’autre passion. Ainsi mon attachement ne dépendra pas d’un transport de plus ou de moins ; et ma raison ne s’embarrasse pas que vous ayez du bien, pourvu que j’en aie assez pour nous deux, ni que vous ayez des parents dont je n’ai que faire. Que m’importe à moi votre famille ? quand on la connaîtrait, fût-elle royale, ajouterait-elle quelque chose au mérite personnel que vous avez ? Et puis les âmes ont-elles des parents ? Ne sont-elles pas toutes d’une condition égale ? Eh bien ! ce n’est qu’à votre âme que j’en veux ; ce n’est qu’au mérite qu’elle a, et pour lequel je vous devrais bien du retour. C’est moi, mademoiselle, si vous m’épousez, à qui je compte que vous ferez beaucoup de grâce ; voilà tout ce que j’y sais. Au reste, quelque amour que je vienne de prendre pour vous, je ne vous proposerai pas d’en avoir pour moi ; vous n’avez pas vingt ans, j’en ai près de cinquante, et ce serait radoter que de vous dire, aimez-moi. Quant à votre amitié et même à votre estime, je n’y renonce pas ; j’espère que j’obtiendrai l’une et l’autre, c’est mon affaire ; vous êtes raisonnable et généreuse, et il est impossible que je ne réussisse pas. Voilà, mademoiselle, tout ce que j’avais à vous dire, il ne me reste plus qu’à savoir ce que vous décidez.

Monsieur, lui dis-je, si je ne consultais que l’honneur que vous me faites dans la situation où je suis, et que la bonne opinion que vous me donnez de vous, j’accepterais tout à l’heure vos offres ; mais je vous demande huit jours pour y penser, autant pour vous que pour moi. J’y penserai pour vous à cause que vous épousez une personne qui n’est rien et qui n’a rien ; j’y penserai pour moi à cause des mêmes raisons ; elles nous regardent également tous deux, et je vous conjure d’employer ces huit jours à examiner de votre côté la chose encore plus que vous n’avez fait, et avec toute l’attention dont vous êtes capable. Vous m’estimez beaucoup, dites-vous, et aujourd’hui cela vous tient lieu de tout, par le bon esprit que vous avez ; mais il faut regarder que je ne suis pas encore à vous, monsieur ; et nous ne serons pas plutôt mariés, qu’il y aura des gens qui le trouveront mauvais, qui feront des railleries sur ma naissance inconnue et sur mon peu de fortune. Serez-vous insensible à ce qu’ils diront ? Ne serez-vous pas fâché de ne vous être allié à aucune famille, et de n’avoir pas augmenté votre bien par celui de votre épouse ? C’est à quoi il est nécessaire que vous songiez mûrement, de même que je songerai à ce qui m’en arriverait à moi, si vous alliez vous repentir de votre précipitation. Et puis, monsieur, quand tous ces motifs de réflexion ne m’arrêteraient pas, je n’aurais encore actuellement que la liberté de vous marquer ma reconnaissance, et ne pourrais prendre mon parti sans savoir la volonté de madame de Miran. Je suis sa fille, et même encore plus que sa fille, car c’est son bon cœur à qui j’ai l’obligation de l’avoir pour mère, et non pas la nature : c’est ce bon cœur qui a tout fait ; de sorte que le mien doit lui donner tout pouvoir sur moi ; je suis persuadée que vous êtes de mon avis. Ainsi, monsieur, je l’informerai de la générosité de vos offres, sans pourtant lui dire votre nom, à moins que vous ne me permettiez de vous faire connaître.

Oh ! vous en êtes la maîtresse, mademoiselle, répondit-il ; je me soucie si peu que vous me gardiez le secret, que je serai le premier à me vanter du dessein que j’ai de vous épouser ; et je prétends bien que les gens raisonnables ne feront que m’en estimer davantage, quand même vous me refuseriez ; ce qui ne me ferait aucun tort, et ne signifierait rien, sinon que vous valez mieux que moi. Mais il est temps de vous quitter ; dans une heure au plus tard, ces dames vont venir vous prendre ; vous n’êtes point habillée, et je vous laisse en attendant le bonheur de vous revoir chez madame Dorsin. Adieu, mademoiselle ; je ferai des réflexions, puisque vous le voulez, et seulement pour vous contenter ; je ne suis pas en peine de celles qui me viendront, je ne m’inquiète que des vôtres ; et d’aujourd’hui en huit, je suis ici à pareille heure dans votre parloir, pour vous en demander le résultat, et de celles de madame de Miran, qui me seront peut-être favorables.

Et là-dessus il se retira, sans que je lui répondisse autrement qu’en le saluant de l’air le plus affable et le plus reconnaissant qu’il me fut possible…

Je rentrai dans ma chambre, où je me hâtai de m’habiller. Ces dames arrivèrent ; je montai en carrosse pour aller dîner chez madame Dorsin, de chez qui je revins assez tard, sans avoir encore rien appris à madame de Miran de mon aventure avec l’officier. Ma mère, vous reverrai-je bientôt ? lui dis-je. Demain dans l’après-dînée, me répondit-elle en m’embrassant ; et nous nous quittâmes. Je ne parlai ce soir-là qu’à ma religieuse, que je priai de venir le lendemain matin dans ma chambre. Je comptais lui confier et la visite de l’officier, et une certaine pensée qui m’était venue depuis deux ou trois jours, et qui m’occupait.

Elle ne manqua pas au rendez-vous. Je débutai par l’instruire du nouveau parti qui s’offrait, qui était digne d’attention, mais sur lequel j’étais combattue par cette pensée que je viens de dire, qui était de renoncer au monde, et de me fixer dans l’état tranquille qu’elle avait embrassé elle-même.

Quoi ! vous faire religieuse s’écria-t-elle. Oui, lui répondis-je : ma vie est sujette à trop d’événements ; cela me fait peur, l’infidélité de Valville m’a dégoûtée du monde. La Providence m’a fourni de quoi me mettre à l’abri de tous les malheurs qui m’y attendent peut-être (je parlais de mon contrat) ; du moins je vivrais ici en repos, et n’y serais à charge à personne.

Une autre que moi, reprit-elle, applaudirait tout d’un coup à votre idée ; mais comme je puis encore passer une heure avec vous, je suis d’avis, avant que de vous répondre, de vous faire un petit récit des accidents de ma vie ; vous en serez plus éclairée sur votre situation ; et si vous persistez à vouloir être religieuse, du moins saurez-vous mieux la valeur de l’engagement que vous prendrez. Après ces mots, voici comme elle commença, ou plutôt voici ce qu’elle nous dira dans l’autre partie.