La Vie de Marianne (éd. Charpentier)/Partie 09

La Vie de Marianne (1731-1740)
Texte établi par Jules JaninG. Charpentier (p. 391-451).


NEUVIÈME PARTIE.


Il y a si longtemps, madame, que vous attendez cette suite de ma vie, que j’entrerai d’abord en matière ; point de préambule, je vous l’épargne. Pas tout à fait, me direz-vous, puisque vous en faites un, même en disant que vous n’en ferez point. Eh bien ! je ne dis plus mot.

Vous vous souvenez, quoique ce soit du plus loin qu’il vous souvienne, que c’est la religieuse qui parle.

Vous croyez, ma chère Marianne, être née la personne du monde la plus malheureuse, et je voudrais bien vous ôter cette pensée, qui est encore un autre malheur qu’on se fait à soi-même : non pas que vos infortunes n’aient été très grandes assurément ; mais il y en a tant de sortes que vous ne connaissez pas, ma fille ! Du moins une partie de ce qui vous est arrivé s’est-il passé dans votre enfance ; quand vous étiez le plus à plaindre, vous ne le saviez pas ; vous n’avez jamais joui de ce que vous avez perdu, et l’on peut dire que vous avez plus appris vos pertes que vous ne les avez senties. J’ignore à qui je dois le jour, dites-vous ; je n’ai point de parents, et les autres en ont. J’en conviens ; mais comme vous n’avez jamais goûté la douceur qu’il y a à en avoir, tâchez de vous dire : Les autres ont un avantage qui me manque, et ne dites point : J’ai une affliction de plus qu’eux. Songez d’ailleurs aux motifs de consolation que vous avez : un caractère excellent, un esprit raisonnable et une âme vertueuse valent bien des parents, Marianne ; et voilà ce que n’ont pas une infinité de personnes de votre sexe dont vous enviez le sort, et qui seraient bien mieux fondées à envier le vôtre. Voilà votre partage avec une figure aimable qui vous gagne tous les cœurs, et qui vous a déjà trouvé une mère pour le moins aussi tendre que l’eût été celle que vous avez perdue ; et puis, quand vous auriez vos parents, que savez-vous si vous en seriez plus heureuse ? Hélas ! ma chère enfant, il n’y a point de condition qui mette à l’abri du malheur, ou qui ne puisse lui servir de matière ! Pour être le jouet des événements les plus terribles, il n’est seulement question que d’être au monde ; je n’ai point été orpheline comme vous : en ai-je été mieux que vous ? Vous verrez que non dans le récit que je vous ferai de ma vie, si vous voulez, et que j’abrégerai le plus qu’il me sera possible.

Non pas, lui dis-je, n’abrégez rien, je vous en conjure, je vous demande jusqu’au moindre détail ; plus je passerai de moments à vous écouter, plus vous m’épargnerez de réflexions sur tout ce qui m’afflige ; et s’il est vrai que vous n’ayez pas été plus heureuse que moi, vous qui méritiez de l’être plus qu’une autre, j’aurai assez de raison pour ne plus me plaindre.

Dès que mon récit peut servir à vous distraire de vos chagrins, me répondit-elle, je n’hésiterai point à lui donner toute son étendue, et je vous promets d’avance qu’il sera long.

Avant que j’en vienne à ce qui me regarde, il faut que je dise un mot du mariage de mon père et de ma mère, puisque c’est la manière dont il se fit qui vraisemblablement a décidé de mon sort.

Je suis la fille d’un gentilhomme d’ancienne race très distinguée dans le pays, mais peu connue dans le monde ; son père, quoique assez riche, était un de ces gentilshommes de province qui vivent à la campagne et n’ont jamais quitté leur château.

M. de Tervire (c’était son nom) avait deux fils ; c’est à l’aîné que je dois le jour.

Mademoiselle de Tresle (c’est ainsi que s’appelait ma mère), d’aussi bonne maison que lui, et qui était pensionnaire d’un couvent où elle avait été élevée, en sortit à l’âge de dix-neuf à vingt ans pour assister au mariage d’un de ses parents ; ce fut en cette occasion que mon père, jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans, la vit et se donna pour jamais à elle.

Il n’en fut pas rebuté ; elle se sentit à son tour beaucoup de penchant pour lui : mais madame de Tresle, qui était veuve, crut devoir s’opposer à cette inclination réciproque. Il y avait peu de bien dans sa maison ; ma mère était la dernière de cinq enfants, c’est-à-dire, de deux garçons et de trois filles. Les deux premiers étaient au service, ses revenus suffisaient à peine pour les y soutenir ; et il n’y avait point d’apparence qu’on permît à Tervire, qui était un assez riche héritier, d’épouser une cadette sans fortune, et qui, pour toute dot, n’avait presque qu’une égalité de condition à lui apporter en mariage.

M. de Tervire le père ne consentirait point à une pareille alliance ; il n’était pas raisonnable de l’espérer, ni de laisser continuer un amour inutile, et par conséquent indécent.

Voilà ce que madame de Tresle disait à Tervire le fils ; mais il combattit avec tant de force les difficultés qu’elle alléguait, lui dit que son père l’aimait tant, qu’il était si sûr de le gagner ; il passait d’ailleurs pour un jeune homme si plein d’honneur, qu’à la fin elle se rendit, et souffrit que ces amants, qui ne demeuraient qu’à une lieue l’un de l’autre, se vissent.

Six semaines après, Tervire parla à son père, le supplia d’agréer un mariage dont dépendait tout le bonheur de sa vie.

Son père, qui avait d’autres vues, qui aimait tendrement ce fils, et qui, sans lui en rien dire, lui avait trouvé depuis quelques jours un très bon parti, se moqua de sa prière, traita sa passion d’amourette frivole, de fantaisie de jeunesse, et voulut sur-le-champ l’emmener chez celle qu’il lui avait destinée.

Son fils, qui croyait que cette démarche aurait été une espèce d’engagement, n’eut garde de s’y prêter. Le père ne parut point offensé de ce refus ; c’était un de ces hommes qui sont froids et tranquilles, mais qui ont l’esprit entier.

Je ne vous forcerai jamais à aucun mariage, mais je ne vous permettrai point celui dont vous me parlez, lui dit-il ; vous n’avez point assez de bien pour vous charger d’une femme qui n’en a point ; et si, malgré ce que je vous dis là, mademoiselle de Tresle devient la vôtre, je vous avertis que vous vous en repentirez.

Ce fut là tout ce qu’il put tirer de son père, qui dans la suite ne lui en dit pas davantage, et qui continua de vivre avec lui comme à l’ordinaire.

Madame de Tresle, à qui il ne rendit cette réponse que le plus tard qu’il put, défendit à sa fille de revoir Tervire, et se préparait à la renvoyer dans son couvent, quand cet amant, désespéré de songer qu’il ne la verrait plus, proposa de l’épouser en secret, et de ne déclarer son mariage qu’après la mort de son père, ou qu’après l’avoir disposé lui-même à ne s’y opposer plus. Madame de Tresle s’offensa de la proposition, et n’y vit qu’une raison de plus d’éloigner sa fille.

Dans cette occurrence, ses deux fils revinrent de l’armée ; il apprirent ce qui se passait ; ils connaissaient Tervire, ils l’estimaient ; ils aimaient leur sœur, ils la voyaient affligée. À leur avis, il n’était question que de se taire, quand elle serait mariée ; M. de Tervire le père pouvait être gagné ; il était d’ailleurs infirme et très âgé. Au pis aller, le caractère du fils ne laissait rien à craindre pour leur sœur, et sur tout cela ils appuyèrent les instances de leur ami d’une manière si pressante, ils importunèrent tant madame de Tresle, qu’elle leur abandonna le sort de sa fille ; son amant l’épousa.

Seize ou dix-sept mois après, M. de Tervire le père soupçonna ce mariage sur bien des choses qu’il est inutile de vous dire ; et pour savoir à quoi s’en tenir, il ne trouva pas de meilleur moyen que de s’adresser à son fils, qui n’osa lui avouer, la vérité, mais qui ne la nia pas non plus avec cette assurance qu’on a quand on dit vrai.

Voilà qui est bien, lui répondit le père ; je souhaite qu’il n’en soit rien ; mais si vous me trompez, vous savez ce que je vous ai dit là-dessus, et je vous tiendrai parole.

Le bruit court que Tervire est marié avec votre cadette, dit-il à madame de Tresle qu’il rencontra le lendemain, et supposons que cela soit, je n’en serais pas fâché si j’étais plus riche ; mais ce que je puis lui laisser ne suffirait plus pour soutenir son nom, et il faudrait prendre des mesures.

L’air déconcerté qu’elle avait en l’écoutant acheva sans doute de lui confirmer ce mariage, et il la quitta sans attendre de réponse.

Dans le temps qu’il tenait ces discours, et qu’avec la froideur dont je vous parle, il menaçait mon père d’un ressentiment qui n’eut que trop de suites, ma mère n’attendait que l’instant de me mettre au monde. Vous voyez à présent, Marianne, pourquoi j’ai fait remonter mon histoire jusqu’à la leur ; c’était pour vous montrer que mes malheurs se préparaient avant que je visse le jour, et qu’ils ont, pour ainsi dire, devancé ma naissance.

Il n’y avait que quatre mois que tout cela s’était passé, et je n’en avais encore que trois et demi, quand M. de Tervire le père, dont la santé depuis quelque temps était considérablement altérée, et qui sortait rarement de chez lui, voulut, pour dissiper une langueur qu’il sentait, aller dîner chez un gentilhomme de ses amis qui l’avait invité, et qui ne demeurait qu’à deux lieues de son château.

Il était à cheval, suivi de deux valets ; à peine avait-il fait une lieue, qu’un étourdissement qui lui prit, et auquel il était sujet, l’obligea de mettre pied à terre, et de s’arrêter un instant près de la maison d’un paysan, dont la femme était nourrice.

M. de Tervire connaissait cet homme ; il entra chez lui pour s’asseoir, et vit qu’il tâchait de faire avaler un peu de lait à un enfant qui paraissait fort faible, qui avait l’air pâle et comme mourant. Cet enfant, c’était moi.

Ce que vous lui donnez là ne lui vaut rien, dit M. de Tervire, surpris de son action ; dans l’état de faiblesse où il est, c’est sa nourrice dont il a besoin ; est-ce qu’elle n’y est pas ? Vous m’excuserez, lui dit le paysan ; la voilà, c’est ma femme ; mais elle est, comme vous voyez, au lit avec une grosse fièvre, qui l’a empêchée de nourrir l’enfant depuis hier au soir que nous lui avons cherché une nourrice, et voici même mon fils qui a été de grand matin avertir le père et la mère d’en amener une ; cependant personne ne vient, la petite fille est fort mal, et je tâche, en attendant, de la soutenir le mieux que je puis ; mais il n’y aura pas moyen de la sauver, si on la laisse languir plus longtemps.

Vous avez raison, le danger est pressant, dit M. de Tervire ; est-ce qu’il n’y aurait point de femme aux environs qu’on puisse faire venir ? Elle me fait une vraie pitié. Elle vous en ferait encore bien davantage si vous saviez qui elle est, monsieur, lui dit de son lit ma nourrice. Eh ! à qui appartient-elle donc ? lui répondit-il avec quelque surprise. Hélas ! monsieur, reprit le paysan, je n’ai pas osé vous l’apprendre d’abord, de peur de vous fâcher ; car je sais bien que ce n’est pas de votre gré que votre fils s’est marié ; mais puisque ma femme s’est tant avancée, il vaut autant vous dire que c’est la fille de M. de Tervire.

Le père, à ce discours, fut un instant sans répondre, et puis en me regardant d’un air pensif et attendri : La pauvre enfant dit-il, ce n’est pas elle qui a tort avec moi. Et aussitôt il appela un de ses gens : Hâtez-vous, lui dit-il, de retourner au château ; je me ressouviens que la femme de mon jardinier perdit avant-hier son fils qui n’avait que cinq mois, et qu’elle le nourrissait ; dites-lui de ma part qu’elle vienne sur-le-champ prendre cet enfant-ci, et que c’est moi qui la payerai. Courez vite, et recommandez-lui qu’elle se hâte.

L’étourdissement qui l’avait pris s’était alors entièrement passé ; il me fit, dit-on, quelques caresses, remonta à cheval et poursuivit son chemin.

Il n’était pas encore à cent pas de la maison, que son fils arriva avec une nourrice qu’il n’avait pu trouver plus tôt. Le paysan lui conta ce qui venait de se passer ; et le fils, pénétré de la bonté d’un père si tendre, quoique offensé, remonta à cheval, et courut à toute bride pour aller lui en marquer sa reconnaissance.

M. de Tervire, qui le vit venir, et qui se doutait bien de quoi il était question, s’arrêta. Son fils, après avoir mis pied à terre à quelques pas de lui, vint se jeter à ses genoux, les larmes aux yeux, et sans pouvoir prononcer un mot.

Je sais ce qui vous amène, lui dit M. de Tervire, ému lui-même de l’action de son fils. Votre fille a besoin de secours, je viens de lui en envoyer chercher. S’il arrive assez tôt pour elle, je ne laisserai point imparfait le service que j’ai voulu lui rendre, et je ne lui aurai point sauvé la vie pour l’exposer à ne pas vivre heureuse. Allez, Tervire ; votre fille vient tout à l’heure de devenir la mienne : qu’on la porte chez moi ; menez-y votre femme et faites-vous dès aujourd’hui donner au château l’appartement qu’occupait votre mère, et que je vous y trouve logés tous deux quand je reviendrai ce soir. Si madame de Tresle veut bien venir souper avec moi, elle me fera plaisir ; il me tarde déjà de retourner pour changer des dispositions qui ne vous étaient pas favorables ; adieu, je reviendrai de bonne heure ; rejoignez votre fille, et prenez-en soin.

Mon père, qui était toujours resté à ses genoux, et à qui son attendrissement et sa joie ôtaient la force de parler, ne put encore le remercier ici qu’en baignant de ses larmes une main qu’il lui avait tendue, et qu’en élevant les siennes quand il le vit s’éloigner.

Il revint à moi, qu’on avait mise entre les mains de la nourrice qu’il avait amenée, nous conduisit toutes deux au château, où la jardinière qui allait partir me prit ; nous quitta ensuite pour informer sa femme et sa belle-mère d’un événement si consolant, les amena toutes deux chez son père, au devant de qui son impatience le fit aller sur la fin du jour, et à la place duquel il ne trouva qu’un valet qu’on lui dépêchait pour le faire venir, et pour l’avertir que M. de Tervire était subitement tombé dans une si grande défaillance qu’il ne parlait plus, et où enfin il expira avant que son fils fût arrivé. Quel coup de foudre pour mon père et pour ma mère ! et quelle différence de sort pour moi !

Il avait fait un testament qu’on trouva parmi ses papiers, et dans lequel il laissait tout le bien à son second fils, et réduisait mon père à une simple légitime ; voilà ce que c’était que ces dispositions qu’il avait eu dessein de changer, et au moyen desquelles mon père se vit à peine de quoi vivre.

Il n’avait rien à espérer de ce cadet qu’on mettait à sa place ; c’était un de ces hommes ordinaires, qui sont incapables de s’élever à rien de généreux, qui ne sont ni bons ni méchants ; de ces petites âmes qui ne vous font jamais d’autre justice que celle que les lois vous accordent, qui se font un devoir de ne vous rien laisser quand elles ont le droit de vous dépouiller de tout, et qui, si elles vous voient faire une action généreuse, la regardent comme une étourderie dont elles s’applaudissent de n’être pas capables, et vous diraient volontiers : J’aime mieux que vous la fassiez que moi.

Voilà à quel homme mon père avait affaire ; de sorte qu’il fallut s’en tenir à sa légitime qui était très peu de chose, au bien que lui avait apporté ma mère, qui n’était presque rien, et le tout sans ressource du côté de sa belle-mère, qui n’avait qu’un bien médiocre, qui depuis un an s’était épuisée pour marier son fils aîné, et qui était encore chargée de trois enfants avec qui elle ne subsistait que par une extrême économie.

Ainsi, vous voyez bien, Marianne, que jusqu’ici je n’en étais guère plus avancée d’avoir un père et une mère. Le premier ne vécut pas longtemps. Un jeune gentilhomme de son âge qui allait à Paris, d’où il devait rejoindre son régiment, l’emmena avec lui, et en fit un officier de sa compagnie.

C’est ici où finit son histoire, aussi bien que sa vie, qu’il perdit dès sa première campagne.

Il me reste encore une mère, j’ai encore une famille et des parents, et vous allez savoir à quoi ils me serviront.

Ma mère est donc veuve. Je ne sais si je vous ai dit qu’elle était belle, et, ce qui vaut encore mieux, que c’était une des plus aimables femmes de la province ; si aimable que, malgré son peu de fortune, et l’enfant dont elle était chargée (je parle de moi), il n’avait tenu qu’à elle de se remarier, et même assez avantageusement. Mais mon père alors lui était encore trop cher ; elle en gardait un souvenir trop tendre, et elle n’avait pu se résoudre à vivre pour un autre.

Cependant un grand seigneur de la cour, qui avait une terre considérable dans notre voisinage, vint ici passer quelque temps ; il vit ma mère, il l’aima. C’était un homme de quarante ans, de très bonne mine ; et cet amant, bien plus distingué que tous ceux qui s’étaient présentés, et dont l’amour avait quelque chose de bien plus flatteur, commença d’abord par amuser sa vanité, la fit ressouvenir qu’elle était belle, et finit insensiblement par lui faire oublier son premier mari, et par obtenir son cœur.

Il lui offrit sa main, et elle l’épousa ; je n’avais encore qu’un an et demi tout au plus.

Voilà donc la situation de ma mère bien changée ; la voilà devenue une des plus grandes dames du royaume, mais aussi la voilà perdue pour moi. Trois semaines après son mariage, je n’eus plus de mère ; les honneurs et le faste qui l’environnaient me dérobèrent sa tendresse, ne laissèrent plus de place pour moi dans son cœur. Cette petite fille auparavant si chérie, qui lui représentait mon père à qui je ressemblais ; cette enfant qui adoucissait l’idée de sa mort, quelquefois, disait-elle, le rendait comme présent à ses yeux, et lui aidait à se faire accroire qu’il vivait encore (car c’était là ce qu’elle avait dit cent fois,) cette enfant ne fut presque pas moins oubliée qu’il l’était lui-même, et devint à peu près comme une orpheline.

Une grossesse vint encore me nuire, et acheva de distraire ma mère de l’attention qu’elle me devait.

Elle m’abandonna aux soins de la concierge du château ; il se passait des quinze jours entiers sans qu’elle me vît, sans qu’elle demandât de mes nouvelles ; et vous pensez bien que mon beau-père ne songeait pas à la tirer de son indifférence à cet égard.

Je vous parle de mon enfance, parce que vous m’avez conté la vôtre.

Cette concierge avait de petites filles à peu près de mon âge, à qui elle partageait, ou plutôt à qui elle donnait ce qu’elle demandait pour moi au château ; et comme elle se voyait là-dessus à sa discrétion, qu’on ne veillait point sur sa conduite, il lui aurait fallu des sentiments bien nobles et bien au-dessus de son état pour me traiter aussi bien que ses enfants, et pour ne pas abuser en leur faveur du peu de souci qu’on avait de moi.

Madame de Tresle (je parle de ma grand’mère,) qui ne demeurait qu’à trois lieues de nous, et qui ne se doutait pas que cette chère enfant, que cette petite de Tervire fût si délaissée ; qui, quelque temps auparavant, m’avait vue les délices de sa fille, et qui m’aimait en véritable grand’mère, vint un jour pour dîner avec M. le marquis de… son gendre ; il y avait deux mois qu’elle n’était venue.

Quand elle arriva, j’étais à l’entrée de la cour du château, assise à terre, où l’on m’avait mise en fort mauvais ordre.

Au linge que je portais, à ma chaussure, au reste de mes vêtements délabrés et peut-être changés, il était difficile de me reconnaître pour la fille de la marquise.

Aussi madame de Tresle ne jeta-t-elle qu’un regard indifférent sur moi ; et, voyant à quelques pas de là une autre petite fille mieux habillée et plus soignée, qu’on avait assise dans une de ces chaises basses qui servent aux enfants : C’est donc là mademoiselle de Tervire ? dit-elle à une servante de la concierge qui était près de nous. Non, madame, lui répondit cette fille ; la voilà qui se porte bien, ajouta-t-elle en me montrant.

Et en effet, toute mal arrangée que j’étais, avec un bonnet déchiré et des cheveux épars, j’avais l’air du monde le plus frais et le plus sain ; mais aussi je n’étais parée que de ma santé, elle faisait toutes mes grâces.

Quoi ! c’est là ma fille ? c’est dans cet état-là qu’on la laisse ? s’écria madame de Tresle avec une tendresse indignée de l’état où elle me voyait. Allons, venez, qu’on me suive tout à l’heure ; prenez cette enfant dans vos bras, et montez avec moi au château.

Il fallut que la servante obéît, et me portât jusqu’à l’appartement de ma mère, que ses femmes allaient coiffer quand nous entrâmes.

Ma fille, lui dit en entrant madame de Tresle, on veut me persuader que cette enfant-ci est mademoiselle de Tervire, et cela ne saurait être : on ne ramasserait pas les hardes qu’elle a. Ce n’est, sans doute, que quelque misérable orpheline que la femme de votre concierge a retirée par charité, n’est-ce pas ?

Ma mère rougit ; cette façon de lui reprocher sa conduite à mon égard avait quelque chose de si vif, c’était lui reprocher avec tant de force qu’elle me traitait en marâtre, et qu’elle manquait d’entrailles, que l’apostrophe la déconcerta d’abord, et puis la fâcha.

Il y a trois jours, dit-elle, que je suis indisposée, et que je ne vois rien de ce qui se passe. Retirez-vous, et que cette impertinente de concierge vienne me parler tantôt, ajouta-t-elle à cette servante d’un ton qui marquait plus de colère contre moi que contre celle qu’elle appelait impertinente.

Madame de Tresle, à qui mon attirail tenait au cœur, ne fut pas plus tôt tête à tête avec elle, qu’elle lui témoigna sans ménagement toute la pitié que je lui faisais ; elle ne lui parla plus qu’avec larmes de l’état où elle me trouvait, et qu’avec effroi de celui où elle prévoyait que je tomberais infailliblement dans la suite.

Ma grand’mère était naturellement vive ; il n’y avait point de femme qui fût plus au fait de la matière dont il était question, ni qui pût la traiter de meilleure foi, ni avec plus d’abondance de sentiment qu’elle.

C’était de ces mères de famille qui n’ont de plaisir et d’occupation que leurs devoirs, qui les respectent, qui mettent leur propre dignité à les remplir, qui en aiment la fatigue et l’austérité, et qui, dans leur maison, ne se délassent d’un soin que par un autre ; jugez si, avec ce caractère-là, elle devait être contente de ma mère.

Je ne sais comment elle s’expliqua ; mais rarement on sert bien ceux qu’on aime trop ; elle s’emporta peut-être, et les reproches durs ne réussissent point ; ce sont des affronts qui ne corrigent personne, et nos torts disparaissent dès qu’on nous offense. Aussi ma mère trouva-t-elle madame de Tresle fort injuste. Il est vrai que je n’aurais pas dû être mal habillée ; mais c’est que la concierge, qui était ma gouvernante, avait différé ce matin-là de m’ajuster comme à l’ordinaire ; et il n’y avait pas là de quoi faire tant de bruit.

Quoi qu’il en soit, madame de Tresle, qui depuis raconta ce fait-là à plusieurs personnes de qui je le tiens, s’aperçut bien qu’elle m’avait nui, et que ma mère nous en voulait, à elle et à moi, de ce qui s’était passé.

Trois semaines après, le marquis, qui avait dessein d’emmener sa femme à Paris, avant que sa grossesse fût plus avancée, reçut des nouvelles qui hâtèrent son voyage. Comme dans un départ si brusque ma mère n’avait pas eu le temps de s’arranger, qu’elle n’emmenait qu’une de ses femmes avec elle, il avait été conclu que, trois jours après, je viendrais plus à l’aise et dans un bon équipage avec ses autres femmes ; et il n’y avait rien à redire à cela. Madame de Tresle, à qui on avait promis de me porter chez elle la veille de notre départ, et qui vit qu’on n’en avait rien fait, allait envoyer au château pour savoir ce qui avait empêché qu’on ne lui eût tenu parole, quand on lui annonça la concierge, qui lui dit que j’étais restée, que les femmes de ma mère m’avaient trouvée si mal qu’elles n’avaient pas osé m’exposer aux fatigues d’un voyage, et m’avaient laissée chez elle, qu’en cela elles avaient obéi aux ordres de madame la marquise, qui avait expressément défendu qu’on risquât de me faire partir, au cas de quelque indisposition, et que j’étais actuellement au lit avec un rhume et une toux très violente.

Et c’est vous à qui on l’a confiée ? répondit madame de Tresle, qui lui tourna le dos, et qui dès le soir même me fit transporter chez elle, où j’arrivai parfaitement guérie de ce rhume et de cette toux qu’on avait allégués, et que ma mère avait, dit-on, imaginés pour n’avoir pas l’embarras de me mener avec elle, bien persuadée d’ailleurs que madame de Tresle ne souffrirait pas que je fisse un long séjour chez la concierge, et ne manquerait pas de m’en retirer. Aussi cette dame lui en écrivit-elle dans ce sens-là, de la manière du monde la plus vive.

Vous avez tant aimé M. de Tervire, vous l’avez tant pleuré, lui disait-elle, et vous l’outragez aujourd’hui dans le seul gage de ce qui vous reste de son amour ! Il ne vous a laissé qu’une fille, et vous refusez d’être sa mère ! C’est à présent par ma tendresse que vous vous délivrez d’elle ; quand je n’y serai plus, vous voudrez vous en délivrer par la pitié des autres.

Ma mère, qui était parvenue à ses fins, souffrit patiemment l’injure qu’on faisait à son cœur, se contenta de nier qu’elle eût eu le moindre dessein de me tenir loin d’elle, envoya du linge pour moi avec des étoffes pour m’habiller, et assura madame de Tresle qu’elle me ferait venir à Paris dès qu’elle serait accouchée.

Mais elle ne s’y engageait apparemment que pour gagner du temps ; du moins, après ses couches, ne fut-il plus mention de sa promesse, qu’elle éluda dans ses lettres, en affectant de se plaindre d’une santé toujours infirme qui lui était restée, qui la retenait le plus souvent au lit, et qui la rendait incapable de la plus légère attention à tous égards.

Je n’ai pas la force de penser, disait-elle ; et vous jugez bien que, dans cet état-là, avec une tête aussi faible qu’elle disait l’avoir, il n’y avait pas moyen de lui proposer la fatigue de me voir auprès d’elle ; mais heureusement le cœur de madame de Tresle s’échauffait pour moi à mesure que celui de ma mère m’abandonnait.

Elle acheva si bien de m’oublier, qu’elle n’écrivit plus que rarement, qu’elle cessa même de parler de moi dans ses lettres, qu’à la fin elle ne donna plus de ses nouvelles, qu’elle ne m’envoya plus rien, et qu’au bout de deux ans et demi il ne fut pas plus question de moi dans sa mémoire que si je n’avais jamais été au monde.

De sorte que je n’y étais plus que pour madame de Tresle ; son cœur était la seule fortune qui me restât. Indifférente aux parents que j’avais dans le pays, inconnue à ceux que j’avais dans d’autres provinces, incommode à mes deux tantes, avec qui je demeurais (j’entends les deux filles de madame de Tresle,) et même haïe d’elles, à cause des attentions que leur mère avait pour moi ; vous sentez qu’en de pareilles circonstances, et dans ce petit coin de campagne où j’étais comme enterrée, ma vie ne devait intéresser personne.

Ce fut ainsi que je passai mon enfance, dont je ne vous dirai plus rien, et que j’arrivai jusqu’à l’âge de douze ans et quelques mois.

Dans l’intervalle, ces tantes dont je viens de parler, quoique assez laides, et toutes deux les sujets du monde les plus minces du côté de l’esprit et du caractère, trouvèrent cependant deux gentilshommes des environs, qui étaient en hommes ce qu’elles étaient en femmes, qui avaient de quoi vivre tantôt bien tantôt mal, et qui les épousèrent avec ce qu’on appelait leur légitime, qui consistait en quelques parts de vignes, de prés et d’autres terres. Je restai donc seule dans la maison avec madame de Tresle, dont le fils aîné demeurait à plus de quinze lieues de nous, depuis qu’il était marié, et dont le cadet, attaché au jeune duc de…, son colonel, ne le quittait point, et ne revenait presque jamais au pays.

Pendant tout ce temps-là, que disait ma mère ? Rien ; nous n’entendions plus parler d’elle, ni elle de nous. Ce n’est pas que je ne demandasse quelquefois ce qu’elle faisait, et si elle ne viendrait pas nous voir ; mais comme ces questions-là m’échappaient en passant, que je les faisais étourdiment et à la légère, madame de Tresle n’y répondait qu’un mot dont je me contentais, et qui ne me mettait point au fait de ses dispositions pour moi.

Enfin arriva le temps qui me dévoila ce que l’on me cachait. Madame de Tresle, qui était fort âgée, tomba malade, se rétablit un peu, et n’était plus que languissante ; mais, six semaines après, elle eut une rechute qui l’emporta.

L état où je la vis dans ce dernier accident me rendit sérieuse ; j’en perdis mon étourderie, ma dissipation ordinaire, et cet esprit de petite fille que j’avais encore. En un mot, je m’inquiétai, je pensai, et ma première pensée fut de la tristesse et du chagrin.

Je pleurais quelquefois par des motifs confus d’inquiétude ; je voyais madame de Tresle mal servie par les domestiques, qui la regardaient comme une femme morte. J’avais beau les presser d’agir, d’être attentifs ; ils ne m’écoutaient point ; ils ne se souciaient plus de moi ; et je n’osais moi-même me révolter, ni faire valoir ma petite autorité comme auparavant ; ma confiance baissait, je ne sais pourquoi.

Mes deux tantes venaient de temps en temps à la maison, et elles y dînaient sans me faire aucune amitié, sans prendre garde à mes pleurs, sans me consoler, et si elles me parlaient, c’était d’un ton distrait et sec.

Madame de Tresle même s’en apercevait ; elle en était touchée, et les en reprenait avec une douceur que je remarquais aussi, qui me contristait, et qu’elle n’aurait pas eue autrefois. Il semblait qu’elle leur demandait grâce pour moi, et tout cela me frappait comme une nouveauté qui me menaçait de quelque malheur à venir, de quelque situation fâcheuse ; et si je ne raisonnais pas là-dessus aussi distinctement que je vous le dis, du moins en prenais-je une certaine épouvante qui me rendait muette, humble et timide. Vous savez bien qu’on a du sentiment avant que d’avoir de l’esprit ; sans compter que madame de Tresle, quand ses filles étaient parties, m’éclairait encore par ses manières.

Elle m’appelait, me faisait avancer, me prenait les mains, me parlait avec une tendresse plus marquée que de coutume ; un eût dit qu’elle voulait me rassurer, m’ôter mes alarmes, et me tirer de cette humiliation d’esprit dans laquelle elle sentait bien que j’étais tombée.

Quelques jours auparavant, il était venu une dame de ses voisines, son intime amie, à qui elle voulut parler en particulier. Il y avait dans sa chambre un petit cabinet où je passai, et je ne sais par quelle curiosité tendre et inquiète je m’avisai d’écouter leur conversation.

Cette enfant m’afflige, lui disait madame de Tresle ; ce ne serait que pour elle que je souhaiterais de vivre encore quelque temps ; mais Dieu est le maître, il est le père des orphelins. Avez-vous eu la bonté, ajouta-t-elle, de parler à M. Villot ? (c’était un riche habitant du bourg voisin, qui avait été plus de trente ans fermier de feu M. de Tervire, mon grand-père, que son maître avait toujours estimé, qui avait gagné la meilleure partie de son bien à son service.)

Oui, lui dit son amie, j’ai été chez lui ce matin ; il s’en allait à la ville, où il a affaire pour un jour ou deux ; il se conformera à ce que vous lui demandez, et viendra vous en assurer à son retour : tranquillisez-vous. Mademoiselle de Tervire n’est point orpheline comme vous le pensez ; espérez mieux de sa mère. Il est vrai qu’elle l’a négligée ; mais elle ne la connaît point, et elle l’aimera dès qu’elle l’aura vue.

Quelque bas qu’elles parlassent, je les entendis, et le terme d’orpheline m’avait d’abord extrêmement surprise ; que pouvait-il signifier, puisque j’avais une mère, et que même on parlait d’elle ? Mais ce qu’avait répondu l’amie de madame de Tresle me mit au fait, et m’apprit qu’apparemment cette mère que je ne connaissais pas ne se souciait point de sa fille ; ce furent là les premières nouvelles que j’eus de son indifférence pour moi, et j’en pleurai amèrement, j’en demeurai consternée, toute petite fille que j’étais encore.

Six jours après ce que je vous dis là, madame de Tresle baissa tant, qu’on fit partir un domestique pour avertir ses filles, qui la trouvèrent morte quand elles arrivèrent.

Le fils aîné, celui que j’ai dit qui demeurait à quinze lieues de là, dans la terre de sa femme, était alors avec elle à Paris, où une affaire l’avait obligé d’aller, et le cadet était dans je ne sais quelle province avec son régiment ; ainsi, dans cette occurrence, il n’y eut que leurs sœurs de présentes, et je dépendis d’elles.

Elles restèrent quatre ou cinq jours à la maison, tant pour rendre les derniers devoirs à leur mère que pour mettre tout en ordre dans l’absence de leurs frères. Je crois qu’il y eut un inventaire ; du moins des gens de justice furent-ils appelés : madame de Tresle avait fait un testament ; il y avait quelques petits legs à acquitter, et mes tantes prétendaient d’ailleurs avoir des reprises sur le bien.

Figurez-vous des discussions, des débats entre les sœurs, qui tantôt se querellent, et tantôt se réunissent contre un homme à qui leur frère aîné, informé de la maladie de sa mère, avait envoyé sa procuration de Paris.

Imaginez-vous enfin tout ce que l’avarice et l’amour du butin peuvent exciter de criailleries et d’agitations indécentes entre des enfants qui n’ont point de sentiment, et à qui la mort de leur mère ne laisse, au lieu d’affliction, que de l’avidité pour sa dépouille : voilà l’image de ce qui arriva alors.

Où étais-je pendant tout ce fracas ? Dans une petite chambre où l’on m’avait reléguée à cause de mes pleurs et de mes gémissements qui étourdissaient les deux filles, et que je n’osai en effet continuer longtemps ; l’excès de ma douleur la rendit bientôt solitaire et muette, surtout depuis qu’elles surent que madame de Tresle m’avait laissé un diamant d’environ deux mille francs, qu’une de ses amies lui avait autrefois donné en mourant, et qu’elles furent obligées de délivrer au confesseur de leur mère, qui devait me le remettre ; ce diamant les avait outrées contre moi ; elles ne pouvaient pas me voir.

Comment ! est-il possible, disaient-elles, que notre mère nous ait moins aimées que cette petite fille ? N’est-il pas bien étonnant que ceux qui l’ont dirigée n’aient pas redressé ses sentiments, ni travaillé à lui en inspirer de plus naturels et de plus légitimes ? Jugez si cette petite fille aurait bien fait de se montrer ; aussi ne les ai-je jamais oubliés, ces quatre jours que je passai avec elles, et que je passai dans les larmes.

Oui, Marianne, croiriez-vous que je n’y songe encore qu’en frémissant, à cette maison si désolée, où je n’étais plus rien pour qui que ce soit, où je me trouvais seule au milieu de tant de personnes, où je ne voyais plus que des visages la plupart ennemis, quelques-uns indifférents, et tous alors plus étrangers pour moi que si je ne les eusse jamais vus ? car voilà l’impression qu’ils me faisaient. Considérez-moi dans cette chambre où l’on m’avait mise à l’écart, où je me sauvais de la rudesse et de l’aversion de mes tantes, où me retenait l’effroi de paraître à leurs yeux, et où je tremblais seulement en entendant leur voix.

Je croyais dépendre du caprice ou de l’humeur de tout le monde ; il n’y avait personne dans la maison, pas un domestique à qui je ne m’imaginasse avoir obligation de ce qu’il ne me méprisait ou ne me rebutait pas ; et vous devez, ma chère Marianne, juger mieux qu’une autre combien je souffris, moi que rien n’avait préparée à cette étrange sorte de misère, moi qui n’avais pas la moindre idée de ce qu’on appelle peine d’esprit, et qui sortais d’entre les mains d’une grand’mère qui m’avait amolli le cœur par ses tendresses.

Ce ne sont pas là de ces chagrins violents où l’on s’agite, où l’on s’emporte, où l’on a la force de se désespérer ; c’est encore pis que cela ; ce sont de ces tristesses retirées dans le fond de l’âme, qui la flétrissent, et qui la laissent comme morte ; on n’est qu’épouvanté de n’appartenir à personne, mais on se sent comme anéanti en présence de tels parents.

Enfin, ma situation changea ; il n’y avait plus rien à discuter, et le quatrième jour de la mort de madame de Tresle, mes tantes songèrent à s’en retourner chez elles avec leurs maris qui les étaient venus prendre.

Un vieux et ancien domestique qui s’était marié chez madame de Tresle, et qui logeait dans la basse-cour avec toute sa famille, de vigneron qu’il était, fut établi concierge de la maison, en attendant qu’on eût levé les scellés.

Cet homme se ressouvint que j’étais enfermée dans cette petite chambre. Vous ne pouvez pas demeurer ici, puisqu’il n’y demeurera plus personne, me dit-il ; allons, venez dans la salle où l’on déjeune.

Il fallut bien l’y suivre malgré moi, et sans savoir ce que j’allais devenir. Je n’y entrai qu’en tremblant, la tête baissée, avec un visage pâle et déjà maigri, avec du linge et des habits froissés pour avoir passé des nuits sur mon lit sans m’être déshabillée, et cela par pur découragement, et parce qu’aussi qui que ce soit ne s’avisait le soir de venir voir ce que je faisais.

Je n’osais lever les yeux sur ces deux redoutables sœurs, j’étais à leur merci, je n’avais la protection de personne, et depuis que j’avais perdu madame de Tresle, je ne m’étais pas encore sentie si privée d’elle que dans cet instant où je parus devant ses filles.

Et à propos, nous n’avons point encore songé à cette petite fille, dit alors la cadette du plus loin qu’elle m’aperçut ; qu’en ferons-nous donc, ma sœur ? Car pour moi, je vous dirai naturellement que je ne saurais me charger d’elle ; ma belle-sœur et ses deux enfants sont actuellement chez moi, et j’ai assez de mes autres embarras sans celui-là.

Moi assez des miens, repartit l’aînée ; on me rebâtit ma maison, il y en a une partie d’abattue ; où la mettrais-je ? Eh bien ! répondit l’autre, où est la difficulté ? Il n’y a qu’à la laisser chez ce bonhomme (c’était le vigneron qu’elle voulait dire), dont la femme en aura soin, et qui la gardera en attendant qu’on ait réponse de sa mère à qui nous écrirons, qui enverra apparemment de l’argent, quoiqu’il n’en soit jamais venu de chez elle, et qui disposera de sa fille comme il lui plaira. Je ne vois point d’autre arrangement, dès que nous ne pouvons pas l’emmener, et qu’il n’y a point d’autres parents ici. Je ne suis point d’avis qu’il m’en arrive autant qu’à ma mère, à qui la marquise, toute grande dame et toute riche qu’elle est, n’a pas eu honte de la laisser pendant dix ans entiers, qui, pour surcroît de ridicule, ont fini par un legs de mille écus (elle parlait du diamant). Jugez-en, Marianne : voyez si l’on pouvait, moi présente, me rejeter avec plus d’insulte, ni traiter de ma situation avec moins d’humanité, ni me la montrer avec moins d’égard pour la faiblesse de mon âge.

Aussi en eus-je l’esprit troublé ; cet asile qu’on me refusait, celui qu’on me reprochait d’avoir trouvé chez madame de Tresle ; ce misérable gîte qu’on me destinait dans le lieu même où j’avais été si heureuse, où madame de Tresle m’avait tant aimée, où je me dirais sans cesse : où est-elle ? où je croirais toujours la voir, et toujours avec la douleur de ne la voir jamais ; enfin, ce récit qu’on me faisait, en passant, du peu d’intérêt que ma mère prenait à moi, tout cela me pénétra si fort, qu’en m’écriant, ah ! mon Dieu ! mon visage à l’instant fut couvert de larmes.

Pendant qu’on délibérait ainsi sur ce que l’on ferait de moi, M. Villot, cet ancien fermier de mon grand-père, et à qui madame de Tresle avait écrit, entra dans la salle. Je le connaissais, je l’avais vu venir souvent à la maison pour des achats de blé ; et l’air plein de zèle et de bonne volonté avec lequel il jeta d’abord les yeux sur moi, m’engagea subitement et sans réflexion à avoir recours à lui.

Hélas ! lui dis-je, monsieur Villot, vous qui étiez notre ami, menez-moi chez vous pour quelques jours : souvenez-vous de madame de Tresle, et ne me laissez pas ici, je vous en conjure.

Eh ! vraiment, mademoiselle, je n’arrive ici que pour vous emmener ; c’est madame de Tresle qui, en mourant, m’en a chargé par la lettre que voici, et que je n’ai reçue que ce matin en revenant de la ville. Ainsi je vous conduirai tout à l’heure à notre bourg, si ces dames y consentent ; et ce sera bien de l’honneur à moi de vous rendre ce petit service, après les obligations que j’ai à feu M. de Tervire, mon bon maître et votre grand-père, que nous avons bien pleuré, ma femme et moi, et pour qui nous prions Dieu encore tous les jours. Il n’y a qu’à venir, mademoiselle ; nous nous estimerons bien heureux de vous avoir à la maison, et nous vous y porterons autant de respect que si vous étiez chez vous, ainsi qu’il est juste.

Volontiers, dit alors une de mes tantes ; n’est-ce pas, ma sœur ? Elle sera là chez de fort honnêtes gens, et nous pouvons la leur confier en toute sûreté. Oui, monsieur Villot, on vous la laisse avec plaisir, emmenez-la ; j’écrirai dès aujourd’hui à sa mère la bonne volonté que vous avez marquée, afin que vous n’y perdiez pas, et qu’elle se hâte de vous débarrasser de sa fille.

Ah ! madame, lui répondit ce galant homme, ce n’est pas le gain que j’y prétends faire qui me mène ; je n’y songe pas. Pour ce qui est de l’embarras, il n’y en aura point ; ma femme ne quitte jamais son ménage, et nous avons une chambre fort propre qui est toujours vide, excepté quand mon gendre vient au bourg ; mais il couchera ailleurs ; il n’est que mon gendre, et la jeune demoiselle sera maîtresse du logis, jusqu’à ce que sa mère la reprenne.

Je m’approchai alors de Villot, pour lui témoigner combien j’étais sensible à ce qu’il disait, et de son côté il me fit une révérence à laquelle on reconnaissait le fermier de mon grand-père.

Allons, voilà qui est décidé, dit alors la cadette ; adieu, monsieur Villot ; qu’on aille chercher la cassette de cette petite fille ; il se fait tard, nos équipages sont prêts, il n’y a qu’à partir. Tervire (c’était à moi qu’elle s’adressait), donnez demain de vos nouvelles à votre mère ; on vous reverra un de ces jours ; entendez-vous ? Soyez bien raisonnable, ma fille ; nous vous la recommandons, monsieur Villot.

Là-dessus elles prirent congé de tout le monde, passèrent dans la cour, se mirent chacune dans la voiture, et partirent sans m’embrasser ; elles venaient de s’épuiser d’amitié pour moi dans les dernières paroles que venait de me dire la cadette, et que l’aînée était censée avoir dites aussi.

Je fus un peu soulagée dès que je ne les vis plus, je respirai, je sentis une affliction de moins. On chargea un paysan de mon petit bagage, nous partîmes à notre tour, M. Villot et moi.

Non, Marianne, quelque chose que je vous aie dit jusqu’ici de mes détresses, je ne me souviens point d’avoir rien éprouvé de plus triste que ce qui se passa dans mon cœur en cet instant.

Nous qui sommes bornées en tout, comment le sommes-nous si peu quand il s’agit de souffrir ? Cette maison où je croyais ne pouvoir demeurer sans mourir, je ne pus la quitter sans me sentir arracher l’âme ; il me sembla que j’y laissais ma vie, j’expirais à chaque pas que je faisais pour m’éloigner d’elle, je ne respirais qu’en soupirant ; j’étais cependant bien jeune, mais quatre jours d’une situation comme était la mienne avancent bien le sentiment ; ils valent des années.

Mademoiselle, me disait le fermier, qui avait presque envie de pleurer lui-même, marchons, ne retournez point la tête, et gagnons vite le logis ; votre grand’mère nous aimait ; c’est comme si c’était elle.

Pendant qu’il me parlait, nous avancions ; je me retournais encore, et à force d’avancer, elle disparut à mes yeux, cette maison que je n’aurais voulu ni habiter ni perdre de vue.

Enfin nous entrâmes dans le bourg, et me voici chez M. Villot avec sa femme, que je ne connaissais point, et qui me reçut avec l’air et les façons dont j’avais besoin dans l’état où j’étais ; je ne me trouvai point étrangère avec elle ; on est tout d’un coup lié avec les gens qui ont le cœur bon ; quels qu’ils soient, ce sont comme des amis que vous avez dans tous les états.

Ce fut ainsi que je fus accueillie, et le premier avantage que j’en retirai fut d’être délivrée de cette crainte stupide, de cet abattement d’esprit où j’avais langui jusque-là ; j’osai du moins alors pleurer et soupirer à mon aise.

Mes tantes avaient réduit ma douleur à se taire ; le zèle et les caresses de ces gens-ci la mirent en liberté ; cela la rendit plus tendre, par conséquent plus douce, et puis la dissipa insensiblement, à l’attendrissement près, qu’entretenait alors le souvenir de madame de Tresle, et que j’ai encore quand je parle d’elle.

J’avais écrit à ma mère, et il y avait toute apparence que M. Villot ne me garderait que dix ou douze jours. Point du tout ; ma mère m’écrivit en quatre lignes de rester chez lui, sous prétexte qu’elle avait un voyage à faire avec son mari, me promettant de m’emmener ensuite à Paris avec elle.

Mais ce voyage qu’elle remettait de mois en mois ne se fit point, et le tout se termina par me marquer bien franchement qu’elle ne savait plus quand elle viendrait, mais qu’elle allait prendre des arrangements pour me faire venir à Paris ; ce qui n’eut aucun effet non plus, malgré la quantité de lettres dont je la fatiguai depuis, et auxquelles elle ne répondit point ; de façon que je me lassai moi-même de lui écrire, et que je restai chez ce fermier, aussi abandonnée que si je n’avais point eu de famille, à quelque argent près qu’on envoyait à longs intervalles pour m’habiller, avec une petite pension qu’on payait pour moi, et dont la médiocrité n’empêchait pas mes généreux hôtes de m’aimer de tout leur cœur, et de me respecter en m’aimant.

De mes tantes, je ne vous en parle point ; je ne les voyais, tout au plus, que deux fois par an.

J’avais quatre ou cinq compagnes dans le bourg et aux environs ; c’étaient des filles de bourgeois du lieu, avec qui je passais une partie de la journée, ou les filles de quelques gentilshommes voisins, dont les mères m’emmenaient quelquefois dîner chez elles, quand le fermier, qui avait affaire à leurs maris, devait venir me reprendre.

Les demoiselles (j’entends les filles nobles), en qualité de mes égales, m’appelaient Tervire, et s’honoraient un peu, ce me semble, de cette familiarité, à cause de madame la marquise ma mère.

Les bourgeoises, un peu moins hardies, malgré qu’elles en eussent, usaient de finesse pour sauver leur petite vanité, et me donnaient un nom qui paraissait les mettre au pair. J’étais ma chère amie pour elles ; c’est une remarque que je fais en passant pour vous amuser.

Voilà comme je vécus jusqu’à l’âge de près de dix-sept ans.

Il y avait alors à un petit demi-quart de lieue de notre bourg un château où j’allais assez souvent. Il appartenait à la veuve d’un gentilhomme qui était mort depuis dix ou douze ans ; cette dame avait été autrefois une des compagnes de ma mère et sa meilleure amie ; je pense aussi qu’elles avaient été mariées à peu près dans le même temps, et qu’elles s’écrivaient quelquefois.

Cette veuve pouvait avoir alors environ quarante ans, femme bien faite et de bonne mine, et à qui sa fraîcheur et son embonpoint laissaient encore un assez grand air de bonté ; ce qui, joint à la vie régulière qu’elle menait, à des mœurs qui paraissaient austères, et à ses liaisons avec tous les dévots du pays, lui attira et l’estime et la vénération du monde, d’autant plus qu’une belle femme édifie plus qu’une autre quand elle est pieuse, parce qu’ordinairement elle a besoin d’un plus grand effort pour l’être.

Il y avait bien quelques personnes dans nos cantons qui n’étaient pas absolument sûrs de cette grande piété qu’on lui croyait.

Parmi les dévots qui allaient souvent chez elle, on remarquait qu’il y avait toujours eu quelques jeunes gens, soit séculiers, soit ecclésiastiques ou abbés, et toujours bien faits. Elle avait d’ailleurs de grands yeux assez tendres ; sa façon de se mettre, quoique simple et modeste, avait un peu trop bonne grâce, et les gens dont je viens de parler se défiaient de tout cela ; mais à peine osaient-ils montrer leur défiance, dans la crainte de passer pour de mauvais esprits.

Cette veuve avait écrit à ma mère que je la voyais souvent, et il est vrai que j’aimais sa douceur et ses manières affectueuses.

Vous vous ressouvenez que je n’avais pas de bien ; ma mère, qui ne savait que faire de moi, et qui aurait souhaité que je ne vinsse jamais à Paris, où je n’aurais pu prendre les airs d’une fille de condition, ni vivre convenablement à sa vanité et au rang qu’elle y tenait, lui témoigna combien elle lui serait obligée si elle pouvait adroitement m’inspirer l’envie d’être religieuse. Là-dessus la veuve entreprend d’y réussir.

La voilà qui donne le mot à toute cette société de gens de bien, afin qu’ils concourent avec elle au succès de son entreprise ; elle redouble de caresses et d’amitié pour moi ; et il est vrai qu’une fille de mon âge, et d’une aussi jolie figure qu’on disait que je l’étais, ne lui aurait pas fait peu d’honneur de s’aller jeter dans un couvent au sortir de ses mains.

Elle me retenait presque tous les jours à souper, et même à coucher chez elle : à peine pouvait-elle se passer de me voir depuis le matin jusqu’au soir. M. et madame Villot étaient charmés de mon attachement pour elle, ils m’en louaient, ils m’en estimaient encore davantage, et tout le monde pensait comme eux ; je m’affectionnais moi-même aux éloges que je m’entendais donner, j’étais flattée de cet applaudissement général ; ma dévotion en augmentait tous les jours, et ma mine en devenait plus austère.

Cette femme m’associait à tous ses pieux exercices, m’enfermait avec elle pour de saintes lectures, m’emmenait à l’église et à toutes les prédications qu’elle courait : je passais fort bien une heure ou deux assise et toute ramassée dans le fond d’un confessionnal où je me recueillais comme elle, où je croyais du moins me recueillir à son exemple, à cause que j’avais l’honneur d’imiter sa posture.

Elle avait su m’intéresser à toutes ces choses par la façon insinuante avec laquelle elle me conduisait.

Ma prédestinée, me disait-elle souvent (car elle et ses amies ne me donnaient point d’autre nom), que la piété d’une fille comme vous est un touchant spectacle ! Je ne saurais vous regarder sans louer Dieu, sans me sentir excitée à l’aimer.

Eh ! mais sans doute, répondaient nos amis, cette piété qui nous charme, et dont nous sommes témoins, est une grâce que Dieu nous fait aussi bien qu’à mademoiselle ; et ce n’est pas pour en rester là que vous êtes si pieuse avec tant de jeunesse et tant d’agréments, ajoutait-on ; cela ira encore plus loin : Dieu vous destine un état plus saint, il vous voudra tout entière ; on le voit bien, il faut de grands exemples au monde, et vous en serez un du triomphe de la grâce.

À ces discours qui m’animaient, on joignait des égards presque respectueux, on feignait des étonnements, on levait les yeux au ciel d’admiration ; j’étais parmi eux une personne grave et vénérable, ma présence en imposait ; et à tout âge, surtout à celui où j’étais, on aime à se voir de la dignité avec ceux avec qui l’on vit. C’est de si bonne heure qu’on est sensible au plaisir d’être honoré ! Aussi la veuve espérait-elle bien par là me mener tout doucement à ses fins.

Sa maison n’était pas éloignée d’un couvent de filles, où nous allions pour le moins une ou deux fois par semaine.

Elle y avait une parente qui était instruite de ses desseins, et qui s’y prêtait avec l’adresse monacale, avec tout le zèle malentendu dont elle était capable. Je dis malentendu, car il n’y a rien de plus imprudent, et peut-être rien de moins pardonnable, que ces petites séductions qu’on emploie en pareil cas, pour faire venir à une jeune fille l’envie d’être religieuse. Ce n’est pas en agir de bonne foi avec elle ; et il vaudrait mieux lui exagérer les conséquences de l’engagement qu’elle prendra, que de l’empêcher de les voir, ou que de les lui déguiser si bien qu’elle ne les connaît pas.

Quoi qu’il en soit, cette parente de ma veuve n’oubliait rien pour me gagner, et elle y réussissait : je l’aimais de tout mon cœur ; c’était une vraie fête pour moi que d’aller lui rendre visite ; et on ne saurait croire combien l’amitié d’une religieuse est attrayante, combien elle engage une fille qui n’a rien vu et qui n’a nulle expérience : on aime alors cette religieuse autrement qu’on n’aimerait une amie du monde ; c’est une espèce de passion que l’attachement innocent qu’on prend pour elle ; et il est sûr que l’habit que nous portons, et qu’on ne voit qu’à nous, que la physionomie reposée qu’il nous donne, contribuent à cela aussi bien que cet air de paix qui semble répandu dans nos maisons, et qui les fait imaginer comme un asile doux et tranquille ; enfin il n’y a pas jusqu’au silence qui règne parmi nous, qui ne fasse une impression agréable sur une âme neuve et un peu vive.

J’entre dans ce détail à cause de vous, à qui il peut servir, Marianne, et afin que vous examiniez en vous-même si l’envie que vous avez d’embrasser notre état ne vient pas en partie de ces petits attraits dont je vous parle et qui ne durent pas longtemps.

Pour moi, je les sentais quand j’allais à ce couvent ; et il fallait voir comme ma religieuse me serrait les mains dans les siennes, avec quelle sainte tendresse elle me parlait et jetait les yeux sur moi. Après cela venaient encore deux ou trois de ses compagnes aussi caressantes qu’elle, et qui m’enchantaient par la douceur des petits noms qu’elles me donnaient, et par leurs grâces simples et dévotes ; de sorte que je ne les quittais jamais que pénétrée d’attendrissement pour elles et pour leur maison.

Mon Dieu ! que ces bonnes filles sont heureuses ! me disait la veuve, quand nous retournions chez elle ; que n’ai-je pris cet état-là ? Nous venons de les laisser dans le sein du repos, et nous allons retrouver le tumulte de la vie du monde.

J’en convenais avec elle ; et, dans les dispositions où j’étais, il ne me fallait peut-être plus qu’une visite ou deux à ce couvent pour me déterminer à m’y jeter, sans un coup de hasard qui me changea tout d’un coup là-dessus.

Un jour que ma veuve était indisposée, et qu’il y avait plus d’une semaine que nous n’avions été à ce couvent, j’eus envie d’y aller passer une heure ou deux, et je priai la veuve de me donner sa femme de chambre pour m’y mener ; j’avais un livre à rendre à ma bonne amie la religieuse, que je demandai, et que je ne pus voir ; un rhumatisme auquel elle était sujette la retenait au lit ; ce fut ce qu’elle m’envoya dire par une de ses compagnes qui venaient ordinairement me trouver au parloir avec elle.

Celle qui me parla alors était une personne de vingt-cinq à vingt-six ans, grande fille d’une figure aimable et intéressante, mais qui m’avait toujours paru moins gaie, ou, si vous le voulez, plus sérieuse que les autres ; elle avait quelquefois un air de mélancolie sur le visage, que l’on croyait naturel, et qui ne rebutait point, qui devenait même attendrissant par je ne sais quelle douceur qui s’y mêlait ; il me semble que je la vois encore avec ses grands yeux languissants ; elle laissait volontiers parler les autres, quand nous étions toutes ensemble ; c’était la seule qui ne m’eût point donné de petits noms, et qui se contentait de m’appeler mademoiselle, sans que cela m’empêchât de la trouver aussi affable que ses compagnes.

Ce jour-là elle me parut encore plus mélancolique que de coutume ; et comme je ne la soupçonnais point de tristesse, je m’imaginai qu’elle ne se portait pas bien.

N’êtes-vous pas malade ? lui dis-je ; je vous trouve un peu pâle. Cela se peut bien, me répondit-elle ; j’ai passé une assez mauvaise nuit, mais ce ne sera rien. Souhaitez-vous, ajouta-t-elle, que j’aille avertir nos sœurs que vous êtes ici ? Non, lui dis-je, je n’ai qu’une heure à rester avec vous, et je ne demande pas d’autre compagnie que la vôtre : aussi bien aurai-je incessamment le temps de voir nos bonnes amies tout à mon aise, et sans être obligée de les quitter. Comment ! sans les quitter ? me dit-elle : auriez-vous dessein d’être des nôtres ?

J’y suis plus d’à moitié résolue, lui répondis-je, et je crois que dès demain je l’écrirai à ma mère ; il y a longtemps que votre bonheur me fait envie, et je veux être aussi heureuse que vous.

Je passai alors ma main à travers le parloir pour prendre la sienne, qu’elle me tendit, mais sans répondre à ce que je lui disais ; je m’aperçus même que ses yeux se mouillaient, et qu’elle baissait la tête, apparemment pour me le cacher.

J’en demeurai dans un étonnement qui me rendit à mon tour quelques instants muette.

Dites-moi donc, m’écriai-je en la regardant, est-ce que vous pleurez ? Est-ce que je me trompe sur votre bonheur ?

À ce mot de bonheur, ses larmes redoublèrent, et j’en fus touchée moi même, sans savoir ce qui l’affligeait.

Enfin, après plusieurs soupirs qui sortirent comme malgré elle : Hélas ! mademoiselle, me répondit-elle, gardez-moi le secret sur ce que vous voyez, je vous en conjure ; ne dites mes pleurs à personne : je n’ai pu les retenir, et je vous en confierai la cause ; il ne vous sera peut-être pas inutile de la savoir, elle peut servir à votre instruction.

Elle s’arrêta là pour essuyer ses larmes. Achevez, lui dis-je en pleurant moi-même, et ne me cachez rien, ma chère amie ; je me sens pénétrée de vos chagrins, et je regarde la confiance que vous me témoignez comme un bienfait que je n’oublierai jamais.

Vous voulez vous faire religieuse ? me dit-elle alors, et les caresses de nos sœurs, l’accueil qu’elles vous font, les discours qu’elle vous tiennent, et, autant qu’il me le semble, les insinuations de madame de Sainte-Hermières (c’était le nom de ma veuve), tout vous y porte, et vous allez vous engager dans notre état sur la foi d’une vocation que vous croyez avoir et que vous n’auriez peut-être pas sans tout cela. Prenez-y garde ! J’avoue, si vous êtes bien appelée, que vous vivrez tranquille et contente ; mais ne vous en fiez pas aux dispositions où vous vous trouvez ; elles ne sont pas assez sûres, je vous en avertis ; peut-être cesseront-elles avec les circonstances qui vous les inspirent à présent, mais qui ne font que vous les prêter ; et je ne saurais vous dire quel malheur c’est pour une fille de votre âge de s’y être trompée, ni jusqu’où ce malheur-là peut devenir terrible pour elle. Vous ne vous figurez ici que des douceurs, et il y en a sans doute ; mais ce sont des douceurs particulières à notre état, et il faut être née pour les goûter. Il y a telle personne qui dans le monde aurait pu soutenir les plus grands malheurs, et qui ne trouve pas en elle de quoi soutenir les devoirs d’une religieuse, tout simples qu’ils vous paraissent. Chacun a ses forces ; celles dont on a besoin parmi nous ne sont pas données à tout le monde, quoiqu’elles semblent devoir être bien médiocres ; j’en ai fait l’expérience. C’est à votre âge que je suis entrée ici ; on m’y mena d’abord comme on vous y mène ; je m’y attachai comme vous à une religieuse dont je fis mon amie, ou, pour mieux dire, caressée par toutes celles qui y étaient, je les aimai toutes, et je ne pouvais pas m’en séparer. J’étais une cadette, toute ma famille aidait au charme qui m’attirait chez elles ; je n’imaginais rien de plus doux que d’être du nombre de ces bonnes filles qui m’aimaient tant, pour qui ma tendresse était une vertu, et avec qui Dieu me paraissait si aimable, avec qui j’allais le servir dans une paix si délicieuse. Hélas ! mademoiselle, quelle enfance ! Je ne me donnais pas à Dieu ; ce n’était point lui que je cherchais dans cette maison ; je ne voulais que m’assurer la douceur d’être toujours chérie de ces bonnes filles, et de les chérir moi-même ; c’était là le puéril attrait qui me menait, je n’avais point d’autre vocation. Personne n’eut la charité de m’avertir de la méprise que je pouvais faire, et il n’était plus temps de me dédire quand je connus toute la mienne. J’eus cependant des ennuis et des dégoûts sur la fin de mon noviciat ; mais c’étaient des tentations, venait-on me dire affectueusement, et en me caressant encore. À l’âge où j’étais, on n’a pas le courage de résister à tout le monde ; je crus ce qu’on me disait, tant par docilité que par persuasion ; le jour de la cérémonie de mes vœux arriva, je me laissai entraîner, je fis ce qu’on me disait ; j’étais dans une émotion qui avait arrêté toutes mes pensées ; les autres décidèrent de mon sort, et je ne fus moi-même qu’une spectatrice stupide de l’engagement éternel que je pris.

Ses pleurs recommencèrent ici, et elle n’acheva les derniers mots qu’avec une voix étouffée par ses soupirs.

Vous avez vu que sa douleur n’avait fait d’abord que m’attendrir, elle m’effraya dans ce moment-ci. Tout ce qui l’avait conduite à ce couvent ressemblait si fort à ce qui me donnait envie d’y être, mes motifs venaient si exactement des mêmes causes, et je voyais si bien mon histoire dans la sienne, que je tremblais du péril où j’étais, ou plutôt de celui où j’avais été ; car je crois que dans cet instant je ne me souciais plus de cette maison, non plus que de celles qui y demeuraient ; je me sentis glacée pour elles, et je ne fis plus de cas de leurs façons.

De sorte que, après avoir quelques instants rêvé sur ce que je venais d’entendre : Ah ! mon Dieu, madame, que de réflexions vous me faites faire ! dis-je à cette religieuse qui pleurait encore, et combien vous m’apprenez de choses que je ne savais pas !

Hélas ! me répondit-elle, je vous l’ai déjà dit, mademoiselle, et je vous le répète, ne confiez notre conversation à personne ; je ne suis déjà que trop à plaindre, et je le serais encore davantage si vous parliez.

Vous n’y songez pas, lui dis-je ; moi, révéler une confidence à laquelle je devrai peut-être tout le repos de ma vie, et que malheureusement je ne puis payer par aucun service, malgré le triste état où vous êtes, et qui m’arrache les pleurs que vous me voyez verser ! ajoutai-je avec un attendrissement dont la douceur la gagna au point que le reste de son secret lui échappa.

Hélas ! vous ne voyez rien encore, et vous ne savez pas tout ce que je souffre, s’écria-t-elle en appuyant sa tête sur ma main, que je lui avais passée, et qu’elle arrosa de ses larmes.

Chère amie, lui répondis-je à mon tour, auriez-vous encore d’autres chagrins ? Soulagez votre cœur en me les disant ; donnez-vous du moins cette consolation-là avec une personne qui vous aime, et qui en soupirera avec vous.

Eh bien ! me dit-elle, je me fie à vous ; j’ai besoin de secours, et je vous en demande, et c’est contre moi-même.

Elle tira alors de son sein un billet sans adresse, mais cacheté, qu’elle me donna d’une main tremblante. Puisque je vous fais pitié, ajouta-t-elle, défaites-moi de cela, je vous en conjure ; ôtez-moi ce malheureux billet qui me tourmente, délivrez-moi du péril où il me jette, et que je ne le voie plus. Depuis deux heures que je l’ai reçu, je ne vis pas.

Mais, lui dis-je, vous ne l’avez point lu, il n’est point ouvert. Non, me répondit-elle ; à tout moment j’ai eu envie de le déchirer, à tout moment j’ai été tentée de l’ouvrir, et à la fin je l’ouvrirais, je n’y résisterais pas ; je crois que j’allais le lire quand, par bonheur pour moi, vous êtes venue ; eh ! quel bonheur ! hélas ! je suis bien éloignée de sentir que c’en est un ; je ne sais pas même si je le pense. Ce billet que je viens de vous donner, je le regrette, peu s’en faut que je ne vous le redemande, je voudrais le ravoir ; mais ne m’écoutez point, et si vous le lisez, comme vous en êtes la maîtresse, puisque je ne vous cache rien, ne me dites jamais ce qu’il contient ; je ne m’en doute que trop, et je ne sais ce que je deviendrais si j’en étais mieux instruite.

Eh ! de qui le tenez-vous ? lui dis-je alors, émue moi-même du trouble où je la voyais. De mon ennemi mortel, d’un homme qui est plus fort que moi, plus fort que ma religion, que mes réflexions, me répondit-elle ; d’un homme qui m’aime, qui a perdu la raison, qui veut m’ôter la mienne, qui n’y a déjà que trop réussi, à qui il faut que vous parliez et qui s’appelle…

Elle le nomma alors tout de suite dans le désordre des mouvements qui l’agitaient ; et jugez quelle fut ma surprise, quand elle prononça le nom d’un homme que je voyais presque tous les jours chez madame de Sainte-Hermières, et qui était un jeune abbé de vingt-sept à vingt-huit ans, qui, à la vérité, n’avait encore aucun engagement bien sérieux dans l’état ecclésiastique, qui jouissait cependant d’un petit bénéfice, qui passait pour être très pieux, qui avait la conduite et l’air d’un homme qui l’est beaucoup et que je croyais moi-même d’une sagesse de mœurs irréprochable. Aussi, en apprenant que c’était lui, je ne pus m’empêcher de faire un cri.

Je sais, ajouta-t-elle, que vous le voyez très souvent ; nous sommes alliés, et il m’a trompé dans ses visites ; peut-être s’est-il trompé lui-même. Il m’a, dit-il, aimée sans qu’il l’ait su, et je crois que ma faiblesse vient d’avoir su qu’il m’aimait ; depuis ce temps-là il me persécute, et je l’ai souffert ; mais montrez-lui sa lettre, dites-lui que je ne l’ai point lue ; dites-lui que je ne veux plus le voir, qu’il me laisse en repos par pitié pour moi, par pitié pour lui ; faites-lui peur de Dieu même, qui me défend encore contre lui, qui ne me défendrait pas longtemps, et sur qui il aurait le malheur de l’emporter, s’il continue de me poursuivre ; dites-lui qu’il doit trembler de l’état où je suis ; je ne réponds de rien, si je le revois ; je suis capable de le suivre, je suis capable d’abréger ma vie, je suis capable de tout ; je ne prévois que des horreurs, je n’imagine que des abîmes, et il est sûr que nous péririons tous deux.

Elle fondait en larmes en me tenant ce discours ; elle avait les yeux égarés ; son visage était à peine reconnaissable, il m’épouvanta. Nous gardâmes toutes deux un assez long silence ; je le rompis enfin, je pleurai avec elle.

Tranquillisez-vous, lui dis-je, vous êtes née avec une âme douce et vertueuse ; ne craignez rien, Dieu ne vous abandonnera pas ; vous lui appartenez, et il ne veut que vous instruire. Vous comparerez bientôt le bonheur qu’il y a d’être à lui au misérable plaisir que vous trouvez à aimer un homme faible, corrompu, tôt ou tard ingrat, pour le moins infidèle, et qui ne peut occuper votre cœur qu’en l’égarant, qui ne vous donne le sien que pour vous perdre ; vous le savez bien, vous me le dites vous-même, c’est d’après vous que je parle ; et tout ceci n’est qu’un trouble passager qui va se dissiper, qu’il fallait que vous connussiez pour être ensuite plus forte, plus éclairée et plus contente de votre état.

Je m’arrêtai là ; une cloche sonna qui l’appelait à l’église. Revenez donc me voir, me dit-elle d’une voix presque étouffée, et elle me quitta.

Je restai encore quelques moments assise. Tout ce que je venais d’entendre avait fait une si grande révolution dans mon esprit, et je revenais de si loin, que, dans l’étonnement où j’étais de mes nouvelles idées, je ne songeais point à sortir de ce parloir.

Cependant le jour baissait ; je m’en aperçus à travers ma rêverie, et je rejoignis la femme de chambre qui m’avait amenée. Je la trouvai qui venait me chercher.

Me voilà donc, comme je vous l’ai déjà dit, entièrement guérie de l’envie d’être religieuse, guérie à un point que je tressaillais en réfléchissant que j’avais pensé l’être, et qu’il s’en était peu fallu que je n’eusse donné ma parole. Heureusement je n’avais pas été jusque-là, je n’avais encore paru que tentée d’embrasser cet état.

Madame de Sainte-Hermières, chez qui je revins pour quelques moments, voulut me retenir à coucher ; mais, sans compter que je désirais d’être seule pour me livrer tout à mon aise à la nouveauté de mes réflexions, je croyais avoir le visage aussi changé que l’esprit, et j’appréhendais qu’elle ne s’aperçût à ma physionomie que je n’étais plus la même ; de sorte que j’avais besoin d’un peu de temps pour me rassurer, et pour prendre une mine où l’on ne connût rien, je veux dire ma mine ordinaire.

Je ne me rendis donc point à ses instances, et m’en retournai chez M. Villot, où j’achevai de me familiariser moi-même avec mon changement, et où je rêvai aux moyens de ne le laisser entrevoir qu’insensiblement aux autres ; car j’aurais été honteuse de les désabuser trop brusquement sur mon compte ; je voulais m’épargner leur surprise. Mais apparemment je m’y pris mal ; je ne m’épargnai rien.

J’oubliais une circonstance qu’il est nécessaire que vous sachiez ; c’est qu’en m’en retournant chez mon fermier avec la femme de chambre qui m’avait accompagnée au couvent, le rencontrai ce jeune homme dont m’avait entretenue la religieuse, cet abbé qui lui faisait répandre tant de larmes, et dont le billet que j’avais dans ma poche l’avait jetée dans un si grand trouble.

J’allais entrer chez M. Villot, et je venais de renvoyer la femme de chambre. Ce jeune tartufe, avec sa mine dévote, s’arrêta pour me saluer et me faire quelque compliment. Nous ne vous aurons donc pas ce soir chez madame de Sainte-Hermières, où je vais souper ? me dit-il. Non, monsieur, lui répondis-je ; mais en revanche, je puis vous donner des nouvelles de madame de… que je quitte, et qui m’a beaucoup parlé de vous (je nommai la religieuse) ; et l’air froid dont je lui dis ce peu de mots parut lui faire quelque impression, du moins je le crus.

Elle a bien de la bonté, reprit-il ; je la vois quelquefois ; comment se porte-t-elle ? Quoiqu’il n’y ait que trois heures que vous l’ayez quittée, lui repartis-je (et aussitôt il rougit), vous ne la reconnaîtriez pas, tant elle est abattue ; je l’ai laissée baignée dans ses pleurs et pénétrée jusqu’au désespoir de l’égarement d’un homme qui lui a écrit il y a six ou sept heures, dont elle déteste les visites passées, dont elle n’en veut recevoir de la vie, qui tenterait inutilement de la revoir encore, et à qui elle m’a priée de rendre son billet, que voici, ajoutai-je en le tirant de ma poche, où il s’était ouvert je ne sais comment. Apparemment la religieuse en avait déjà à moitié rompu le cachet ; la rupture complète dut lui persuader, sans doute, que je l’avais lu, et qu’ainsi je savais jusqu’où il était dégagé de scrupules en fait de religion et de bonnes mœurs, en fait de probité même ; car je me doutais, sur tous les discours de la religieuse, qu’il ne s’était pas agi de moins que d’un enlèvement, et il n’y avait guère qu’un malhonnête homme qui eût pu en avoir fait la proposition.

Il prit le billet d’une main tremblante, et je le quittai sur-le-champ. Adieu, monsieur, lui dis-je, ne craignez rien de ma part, je vous promets un secret inviolable ; mais craignez tout de mon amie, bien résolue d’éclater à quelque prix que ce soit, si vous continuez à la poursuivre.

Elle ne m’avait pas chargée de lui faire cette menace, mais je crus pouvoir l’ajouter de mon chef ; c’était encore un secours que je prêtais à cette fille, dont le péril me touchait, et je pris sur moi d’aller jusque-là pour effrayer l’abbé, et pour lui ôter toute envie de renouer l’intrigue.

J’y réussis en effet ; il ne retourna pas au couvent, et j’en débarrassai la religieuse, ou, pour mieux dire, j’en débarrassai sa vertu ; car pour elle, il y avait des moments où elle aurait donné sa vie pour le revoir, à ce qu’elle me disait dans quelques entretiens que j’eus encore avec elle.

Cependant à force de prières, de combats et de gémissements, ses peines s’adoucirent, elle acquit de la tranquillité ; insensiblement elle s’affectionna à ses devoirs, et devint l’exemple de son couvent par sa piété.

Quant à l’abbé, cette aventure ne le rendit pas meilleur ; apparemment il ne méritait pas d’en profiter. La religieuse n’était qu’une égarée ; l’abbé était un perverti, un faux dévot en un mot ; et Dieu, qui distingue nos faiblesses de nos crimes, ne lui fit pas la même grâce qu’à elle, comme vous l’allez voir par le récit d’un des plus tristes accidents de ma vie.

Je retournai le lendemain après midi chez madame de Sainte-Hermières, qui était alors enfermée dans son oratoire, et que deux ou trois de nos amis communs attendaient dans la salle. Elle descendit un quart d’heure après, et d’aussi loin qu’elle me vit : Vous voilà donc, petite ! me cria-t-elle comme en soupirant sur moi. Hélas ! je songeais tout à l’heure à vous, vous m’avez distraite dans ma prière ; voici le temps où je n’aurai plus le plaisir de vous voir parmi nous, mais vous n’en serez que mieux. Nous allons être séparés d’elle, messieurs ; c’est dans la maison de Dieu qu’il faudra désormais chercher notre prédestinée.

D’où vient donc, madame ? lui dis-je avec un sourire que j’affectai pour cacher la rougeur dont je ne pus me défendre, en entendant parler de la maison de Dieu.

Hélas ! mademoiselle, me répondit-elle, c’est que je viens de recevoir une lettre de madame la marquise (elle parlait de ma mère), à qui j’écrivis ces jours passés que dans les dispositions où je vous trouvais, elle pouvait se préparer à vous voir bientôt religieuse ; et elle me charge de vous dire qu’elle vous aime trop pour s’y opposer si vous êtes bien appelée, qu’elle changerait bien son état contre celui que vous voulez prendre, qu’elle n’estime pas assez le monde pour vous y retenir malgré vous, et qu’elle vous permet d’entrer au couvent quand il vous plaira ; ce sont ses propres termes, et je prévois que vous profiterez peut-être dès ces jours-ci de la permission qu’on vous donne, ajouta-t-elle en me présentant la lettre de ma mère.

Les larmes me vinrent aux yeux pour toute réponse ; mais c’étaient des larmes de tristesse et de répugnance, on ne pouvait pas s’y méprendre à l’air de mon visage.

Qu’est-ce donc ? dit-elle, on croirait que cette lettre vous afflige ; est-ce que j’ai mal jugé de vous ? Tout le monde ici s’y est-il trompé, et n’êtes-vous plus dans les mêmes sentiments, ma fille ?

Que ne m’avez-vous consultée avant que d’écrire à ma mère ? lui repartis-je en sanglotant : vous achevez de me perdre auprès d’elle, madame. Je ne serai point religieuse ; Dieu ne me veut pas dans cet état-là.

À ce discours, je vis madame de Sainte-Hermières immobile, et presque pâlissante ; ses amis se regardaient et levaient les mains d’étonnement.

Ah ! Seigneur, vous ne serez point religieuse ! s’écria-t-elle ensuite d’un ton douloureux qui signifiait, où en suis-je ! Et il est vrai que je lui ôtais l’espérance d’une aventure bien édifiante pour le monde, et par conséquent bien glorieuse pour elle. Après toute la dévotion que je tenais d’elle et de son exemple, il ne me manquait plus qu’un voile pour être son chef-d’œuvre.

Ne vous effrayez point, lui dit alors en souriant d’un air plein de foi un de ceux qui étaient présents ; je m’y attendais ; ceci n’est qu’un dernier effort de l’ennemi de Dieu contre elle. Vous l’y verrez peut-être voler dès demain à cette heureuse et sainte retraite, qui vaut bien la peine d’être achetée par un peu de tentation.

Non, monsieur, répondis-je toujours la larme à l’œil, non, ce n’est point une tentation ; mon parti est pris là-dessus. En ce cas-là, je vous plains de toutes façons, mademoiselle, me repartit madame de Sainte-Hermières avec une froideur qui m’annonçait l’indifférence du commerce que nous aurions désormais ensemble. Aussitôt elle se leva pour passer dans le jardin ; les autres la suivirent, j’en fis autant ; mais, aux manières qu’on eut avec moi dès cet instant, je ne reconnus plus personne de cette société ; c’était comme si j’avais vécu avec d’autres gens ; ce n’était plus eux, ce n’était plus moi.

De cette dignité où je m’étais vue parmi eux, il n’en fut plus question ; de ce respectueux étonnement pour mes vertus, de ces dévotes exclamations sur les grâces dont Dieu favorisait cette jeune et vénérable prédestinée, il n’en resta pas vestige ; et je ne fus plus qu’une petite personne fort ordinaire qui avait d’abord promis quelque chose, mais à qui on s’était trompé, et qui n’avait pour tout mérite que l’avantage profane d’être assez jolie ; car je n’étais plus si belle depuis que je refusais d’être religieuse ; ce n’était plus si grand dommage que je ne le fusse pas, à ne regarder que l’édification que j’aurais donnée au monde.

En un mot, je déchus de toutes façons, et, pour me punir de l’importance dont j’avais joui jusqu’alors, on porta si loin l’indifférence et l’inattention pour moi quand j’étais présente, qu’à peine paraissait-on savoir que j’étais là.

Aussi mes visites au château devinrent-elles si rares, qu’à la fin je n’en rendais presque plus. Dans l’espace d’un mois, je ne voyais que deux ou trois fois madame de Sainte-Hermières, qui ne s’en plaignait point, qui ne me souhaitait ni ne me haïssait, dont l’accueil n’était que tiède ou distrait, et point impoli, et à qui en effet je ne faisais ni plaisir ni peine.

Il y avait déjà près de cinq mois que cela durait, quand un matin il vint un laquais de madame de Sainte-Hermières me prier de sa part d’aller dîner chez elle. Cette invitation, à laquelle je me rendis, me parut nouvelle dans les termes où nous en étions toutes deux ; mais ce qui me surprit encore davantage en arrivant, ce fut de voir cette dame reprendre avec moi cet air affectueux et caressant dont il n’était plus question depuis longtemps.

Je la trouvai avec un gentilhomme qui ne venait chez elle que depuis ma disgrâce, et que je ne connaissais moi-même que pour l’avoir rencontré au château dans mes deux dernières visites ; homme à peu près de quarante ans, infirme, presque toujours malade, souvent mourant ; un asthmatique qui avait, disait-on, fort aimé la dissipation et le plaisir, mais à qui sa mauvaise santé et la nécessité de vivre de régime n’avaient laissé d’autre chose à faire que d’être dévot, et dont la mine, au moyen de cette dévotion et de ses infirmités, était devenue maigre, pâle, sérieuse et austère.

Cet homme, comme je vous le dépeins, languissant, à demi mort, d’ailleurs garçon et fort riche, qui, comme je vous l’ai dit, ne m’avait vue que deux fois à travers ses langueurs et son intérieur triste et mortifié, avait pris garde que j’étais jolie et bien faite.

Comme il savait que je n’avais point de fortune ; que ma mère, qui était outrée de ce que je n’avais pas pris le voile, ne demanderait pas mieux que de se défaire de moi ; comme on lui disait d’ailleurs que, malgré mon inconstance passée dans l’affaire de ma vocation, je ne laissais pas cependant que d’avoir de la sagesse et de la douceur ; il se persuada, puisque je manquais de bien, que ce serait une bonne œuvre que de m’aimer jusqu’à m’épouser, qu’il y aurait de la piété à se charger de ma jeunesse et de mes agréments, et à les retirer, pour ainsi dire, dans le mariage. Ce fut dans ce sens-là qu’il en parla à madame de Sainte-Hermières.

Elle qui était bien aise de réparer l’affront que je lui avais fait en restant dans le monde, qui voyait que la maison de ce gentilhomme ne valait guère moins qu’un couvent, et qu’en me mariant avec lui je lui ferais presque autant d’honneur que si elle m’avait faite religieuse, l’encouragea à suivre son dessein, résolut aussitôt avec lui de m’en instruire, et de me donner à dîner chez elle où je le trouvai.

Venez, ma fille, venez que je vous embrasse, me dit-elle dès qu’elle me vit. Je n’ai jamais cessé de vous aimer, quoique j’aie un peu cessé de vous le dire ; mais laissons là mon silence, et les raisons qui l’ont causé. Il faut croire que Dieu a tout fait pour le mieux ; ce qui se présente aujourd’hui pour vous me console de ce que vous avez perdu, et vous saurez ce que c’est quand nous aurons dîné. Mettons-nous à table.

Pendant qu’elle me parlait, je jetai par hasard les yeux sur le gentilhomme en question, qui baissa gravement les siens, d’un air doux et discret pourtant, de l’air de quelqu’un qui était mêlé à ce qu’on avait à me dire.

Nous dînâmes donc ; ce fut lui qui me servit le plus souvent, il but à ma santé ; tout cela d’une manière qui m’annonçait des vues, et qui sentait la déclaration muette et chrétienne. On devine mieux ces choses-là qu’on ne les explique ; de sorte que j’eus quelque soupçon de la vérité.

Après le repas, il passa de la table où nous étions dans le jardin. Mademoiselle, me dit madame de Sainte-Hermières, vous n’avez point de bien, votre mère ne peut vous en donner ; M. le baron de Sercour en a beaucoup (c’était le nom de notre dévot) ; c’est un homme plein de piété, qui ne croit pas pouvoir faire un meilleur usage de sa richesse que de la partager avec une fille de qualité aussi estimable, aussi vertueuse que vous l’êtes, et dont le mérite a besoin de fortune. Il vous offre sa main ; ce serait un mariage terminé en très peu de jours, et qui vous assurerait un établissement considérable. Il n’est question que d’en écrire à madame votre mère ; déterminez-vous, il n’y a pas à hésiter, ce me semble, pour peu que vous réfléchissiez sur la situation où vous êtes, et sur celle où vous pouvez tomber à l’avenir. Je vous parle en amie : le baron de Sercour n’est pas d’un âge rebutant ; il n’a pas beaucoup de santé, j’en conviens ; il est assez incertain qu’il vive longtemps, ajouta-t-elle en baissant le ton de sa voix ; mais enfin, Dieu est le maître, mademoiselle. Si vous veniez à perdre le baron, du moins vous laisserait-il de quoi chérir sa mémoire, et l’état de jeune et riche veuve, quoique affligée, est encore moins embarrassant que celui d’une fille de condition qui est fort mal à son aise. Qu’en dites-vous ? Acceptez-vous le parti ?

Je restai quelques moments sans répondre ; ce mari qu’on m’offrait, cette figure de pénitent triste et langoureux ne me revenait guère ; c’était ainsi que je l’envisageais alors ; mais j’avais de la raison.

Née sans bien, presque abandonnée de ma mère comme je l’étais, je n’ignorais point tout ce que ma condition avait de fâcheux. J’en avais déjà été effrayée plus d’une fois ; c’était ici l’instant de penser à moi plus sérieusement que jamais ; et il n’y avait plus à m’inquiéter de cet avenir dont on me parlait, si j’épousais le baron qui était riche.

Ce mari me répugnait, il est vrai ; mais je m’accoutumerais à lui : on s’accoutume à tout dans l’abondance, il n’y a guère de dégoût dont elle ne console.

Et puis, vous l’avouerai-je, moins à la honte de mon cœur qu’à la honte du cœur humain (car chacun a d’abord le sien, et puis un peu de celui de tout le monde) ? vous l’avouerai-je, donc ? c’est que parmi mes réflexions, j’entrevis de bien loin celle-ci, savoir que ce mari n’avait point de santé, comme le disait madame de Sainte-Hermières, et me laisserait peut-être veuve de bonne heure. Cette idée-là ne fit qu’une apparition légère dans mon esprit ; mais elle en fit une dont je ne voulus point m’apercevoir, et qui cependant contribua sans doute un peu à me déterminer.

Eh bien ! madame, qu’on écrive donc à ma mère, dis-je tristement à madame de Sainte-Hermières, je ferai ce qu’elle voudra.

Le baron de Sercour rentra dans la chambre, le cœur me battit en le voyant ; je ne l’avais pas encore si bien vu, je tremblai en le regardant, et je le crus déjà mon maître.

Je vous apprends que voici votre femme, monsieur le baron, lui dit madame de Sainte-Hermières, et que je n’ai pas eu de peine à la résoudre.

Là-dessus, je le saluai toute palpitante. Elle me fait bien de l’honneur, répondit-il en me rendant mon salut avec une satisfaction qu’il modéra tant qu’il put, de crainte qu’elle ne fût immodeste, mais qui, malgré qu’il en eût, ranima ses yeux ordinairement éteints.

Il me tint ensuite quelques discours dont je ne me ressouviens plus, qui étaient fort mesurés et fort retenus, et cependant plus amoureux que galants, des discours d’un dévot qui aime.

Enfin, il fut conclu que le baron écrirait dès ce jour-là à ma mère, que madame de Sainte-Hermières joindrait une lettre à la sienne, et que je mettrais deux mots au bas de celle de cette dame pour marquer que j’étais d’accord de tout.

On convint aussi de tenir l’affaire secrète, et de ne la déclarer que le jour du mariage, parce que le baron avait un neveu qui était son héritier, et qu’il n’était pas nécessaire d’instruire d’avance.

Ce neveu, tout absorbé qu’il était, disait-on, dans la piété la plus profonde, avait pu cependant compter tout doucement sur la succession de son oncle ; d’autant plus que les contradictions qu’il avait essuyées de la part de son évêque, et l’impossibilité où il s’était vu de s’avancer dans les ordres, l’avaient obligé de quitter le petit collet il n’y avait que deux mois.

Ce garçon si pieux, que M. le baron ne nommait pas, cet héritier qu’on craignait de chagriner trop tôt, et que ce petit collet qu’on disait qu’il n’avait plus m’avait d’abord fait reconnaître, c’était cet abbé dont j’avais délivré mon amie la religieuse.

Vous observerez que, depuis ce qui s’était passé entre lui et moi, il était venu assez souvent me voir chez M. Villot, tant pour me remercier du silence que j’avais gardé sur son aventure, que pour me conjurer d’avoir toujours cette charité-là pour lui (c’était ainsi qu’il appelait ma discrétion), et pour m’assurer qu’il ne songeait plus à la religieuse ; en quoi il ne me trompait pas. Il venait même me trouver quelquefois dans une grande allée qui était près de notre maison, où j’avais coutume de me promener en lisant ; on nous y avait vus plusieurs fois ensemble ; on savait qu’il venait de temps en temps au logis, et cela ne tirait à aucune conséquence ; au contraire, on ne m’en estimait que davantage ; on le croyait presque un saint.

Il y avait alors quelque temps que je ne l’avais vu, et il vint le surlendemain du jour où tout ce que je viens de vous dire avait été arrêté chez madame de Sainte-Hermières.

J’étais dans notre jardin quand il arriva ; et, sur la connaissance que j’avais du caractère de l’abbé, aussi bien que de la corruption de ses mœurs, qui devait lui faire souhaiter d’être riche, je pensais au chagrin que lui ferait mon mariage avec son oncle, quand on le déclarerait. Mais il le savait déjà.

Il fallait bien que madame de Sainte-Hermières eût été indiscrète, et qu’elle eût confié l’affaire à quelque bonne amie, qui en eût à son tour fait confidence à quelqu’un qui l’eût dite à l’abbé.

Bonjour, mademoiselle, me dit-il en m’abordant ; j’apprends que vous allez épouser le baron de Sercour, et je viens d’avance assurer ma tante de mes respects.

Je rougis de ce discours, comme si j’avais eu quelque chose à me reprocher à son égard. Je ne sais, lui répondis-je, qui vous a si bien instruit ; mais on ne vous a pas trompé. Je vous dirai, au reste, que ce n’a été qu’après m’être promise à M. de Sercour, que j’ai su que vous étiez son neveu, et que je ne vous aurais point fait un mystère de notre mariage s’il ne l’avait pas exigé lui-même ; c’est lui qui a voulu qu’on l’ignorât, et le seul regret que j’aie dans cette affaire, c’est qu’elle vous prive d’une succession que je n’aurais point songé à vous ôter. Mais mettez-vous à ma place ; je n’ai point de bien, vous le savez ; et si j’avais refusé le baron, ma mère, qui voudrait être débarrassée de moi, ne me l’aurait jamais pardonné.

Puisque j’avais à perdre le bien de mon oncle, me repartit-il avec un souris assez forcé, j’aime mieux que vous l’ayez qu’une autre.

M. Villot, qui était dans le jardin, et qui s’approcha de nous, interrompit notre conversation en saluant l’abbé, qui resta encore un quart d’heure, qui me quitta ensuite avec une tranquillité que je ne crus pas vraie, et qui, ce me semble, lui donnait en cet instant l’air d’un fourbe ; voilà du moins comment cela me frappa, et vous verrez que j’en jugeais bien.

Il continua de me voir, et encore plus fréquemment qu’à l’ordinaire ; si fréquemment même, que le baron, qui le sut, m’en demanda la raison. Je n’en sais aucune, lui dis-je, si ce n’est qu’il est mon voisin, et qu’il faut qu’il passe près du logis pour aller chez madame de Sainte-Hermières, que depuis quelque temps il va voir plus souvent que de coutume ; et cela était vrai.

J’oublie de remarquer que ce neveu, après m’avoir fait le compliment que je vous ai dit sur mon mariage, dont il ne me parla plus, m’avait priée de ne dire à personne qu’il en fût informé, et que je lui en avais donné ma parole ; de sorte que je n’en avertis ni le baron ni madame de Sainte-Hermières.

Vous observerez aussi que, pendant le temps que j’étais comme brouillée avec cette dame, il ne m’avait jamais, dans nos conversations, paru faire grand cas de sa piété ; non qu’il se fût expliqué là-dessus d’une manière ouverte ; je n’avais jamais démêlé ce que je dis là que par ses mines, par de certains souris, et que par son silence, quand je lui montrais mon estime ou ma vénération pour cette veuve, que je blâmais d’ailleurs du motif de son refroidissement pour moi.

Quoi qu’il en soit, cet abbé, dont la tranquillité m’avait semblé si fausse, s’en alla chez madame de Sainte-Hermières en me quittant, dîna chez elle, et, dans le cours de sa visite, eut des façons, lui fit des discours qui la surprirent, à ce qu’elle me confia le lendemain.

Croiriez-vous, madame, lui avait-il dit, que ce qui m’a le plus coûté dans l’état ecclésiastique, où vous m’avez vu, ait été de surmonter une violente inclination que j’avais ? Je puis l’avouer à présent que mon penchant n’a plus rien de répréhensible, et que la personne pour laquelle je le sens peut me faire la grâce de recevoir mon cœur et ma main.

Pendant qu’il tenait ce discours, ajouta-t-elle, ses regards se sont tellement attachés et fixés sur moi, que je n’ai pu m’empêcher de baisser les yeux. Qu’est-ce donc que cela signifie ? Et à quoi songe-t-il ? Quand je serais d’humeur à me remarier, ce qu’à Dieu ne plaise, ce ne serait pas un homme de son âge que [je] choisirais, et il faut sans doute que j’aie mal entendu.

Je ne sais plus ce que je lui répondis ; mais cet homme, trop jeune pour devenir son mari, ne l’était point trop pour lui plaire. Ne lui parlez point de ce que je vous rapporte là, me dit-elle ; j’ai peut-être eu tort d’y faire attention : et elle n’y en fit que trop dans la suite.

Cependant on reçut des nouvelles de ma mère, qui envoyait le consentement le plus complet, joint à la lettre du monde la plus honnête, avec une autre lettre pour madame de Sainte-Hermières, dans laquelle il y avait quelques lignes pour moi. De sorte qu’on allait hâter mon mariage, quand tout fut arrêté par une maladie qui me vint, qui fut aussi longue que dangereuse, et dont je fus plus de deux mois à me rétablir.

L’abbé, pendant qu’elle dura, parut s’inquiéter extrêmement de mon état, et ne passa pas un jour sans me voir, ou sans venir savoir comment j’étais ; jusque-là que le baron, à qui son neveu, devenu libre, avait avoué qu’il se marierait volontiers, s’il trouvait une personne qui lui convînt, s’imagina qu’il avait des vues sur moi, et me demanda ce qui en était. Non, lui repartis-je, votre neveu ne m’a jamais rien témoigné de ce que vous me dites là ; il ne s’intéresse à moi que par de simples sentiments d’estime et d’amitié ; et c’était aussi ma pensée, je n’en savais pas davantage.

Enfin je guéris, et comme je n’allais épouser le baron que par un pur motif de raison qui me coûtait, cela me laissait encore un peu de tristesse qu’on prit pour un reste de faiblesse ou de langueur, et le jour de notre mariage fut fixé ; mais ce fut le baron de Sercour, et non pas madame de Sainte-Hermières, qui me pressa de hâter ce jour-là.

Ce que je trouvai même d’assez singulier ; c’est qu’elle cessa, depuis ma convalescence, de m’encourager à me donner à lui, comme elle avait fait auparavant. Il me paraissait, au contraire, qu’elle n’eût pas désapprouvé mes dégoûts.

Vous êtes rêveuse, je le vois bien, me dit-elle un matin qu’elle était venue chez moi ; et je vous plains, je vous l’avoue.

La veille du jour de notre mariage, elle souhaita que je vinsse passer toute la journée chez elle, et que j’y couchasse.

Écoutez, me dit-elle sur le soir, il n’y a encore rien de fait, ouvrez-moi votre cœur. Vous sentez-vous trop combattue ? n’allons pas plus loin ; je me charge de vous excuser auprès de la marquise, n’en soyez pas en peine, et ne vous sacrifiez point. À l’égard du baron, son neveu lui parlera. Est-ce que l’abbé est instruit ? lui repartis-je. Oui, me répondit-elle, il vient de me le dire ; il sait tout, et j’ignore par où. Hélas ! madame, repris-je, je n’ai suivi que vos conseils, il n’est plus temps de se dédire : ma mère, qui ne m’aime point, ne serait pas si traitable que vous le croyez, et nous nous sommes trop avancés pour ne pas achever.

N’en parlons donc plus, me dit-elle d’un air plus chagrin que compatissant. L’abbé arriva alors. Vous avez, dit-on, compagnie ce soir, madame ; mon oncle sera-t-il des vôtres, et n’y a-toit rien de changé ? lui dit-il. Non ; c’est toujours la même chose, repartit-elle. À propos, madame de Clarville (c’était une de ses amies et de celles du baron) doit être de notre souper, elle me l’a promis ; j’ai peur qu’elle ne l’oublie, et je suis d’avis de l’en faire ressouvenir par un petit billet. Mademoiselle, ajouta-t-elle, j’ai depuis hier une douleur dans la main ; j’aurais de la peine à tenir ma plume ; voulez-vous bien écrire pour moi ? Volontiers, lui dis-je ; vous n’avez qu’à dicter. Il ne s’agit que d’un mot, reprit-elle, et le voici :

« Vous savez que je vous attends ce soir ; ne me manquez pas. »

Je lui demandai si elle voulait signer. Non, me dit-elle, il n’est pas nécessaire ; elle saura bien ce que cela signifie.

Aussitôt elle prit le papier : Sonnez, monsieur, dit-elle à l’abbé ; il est temps qu’on le porte. Mais non, arrêtez ; vous ne souperez point avec nous, cela ne se peut pas ; je suis même d’avis que vous nous quittiez avant que le baron arrive, et vous aurez la bonté de rendre, en passant, le billet à madame de Clarville ; vous ne vous détournerez que d’un pas.

Donnez, madame, répondit-il ; votre commission va être faite. Il se leva et partit. À peine venait-il de sortir, que le baron entra avec un de ses amis. Nous soupâmes fort tard ; madame de Clarville, que je ne connaissais pas, ne vint point. Madame de Sainte-Hermières ne fit pas même mention d’elle. Après le souper, nous entendîmes sonner onze heures.

Mademoiselle, me dit madame de Sainte-Hermières, il est assez tard pour une convalescente ; vous devez demain être à l’église à cinq heures du matin, allez vous reposer. Je n’insistai point, je pris congé de la compagnie, et de M. de Sercour, qui me prit par la main, et ne fit que l’approcher de sa bouche, sans la baiser.

Madame de Sainte-Hermières pâlit en m’embrassant. Vous avez plus besoin de repos que moi, lui dis-je, et je partis ; une de ses femmes me suivit jusqu’à ma chambre, dont la clef était à la porte ; elle me déshabilla en partie ; je la renvoyai avant que de me mettre au lit, et elle emporta ma clef.

Il faut vous dire que je logeais dans une aile du château assez retirée, et qui, par un escalier dérobé, rendait dans le jardin, d’où l’on pouvait venir à ma chambre.

Je n’avais nulle envie de dormir, et je me mis à rêver dans un fauteuil où je m’oubliai plus d’une heure ; après quoi, plus éveillée encore que je ne l’avais été d’abord, je vis des livres qui étaient sur une tablette, et j’en pris un pour me procurer un peu d’assoupissement par la lecture.

Je lus en effet plus d’une demi-heure, et jusqu’au moment où je me sentis assez fatiguée : de sorte que j’avais déjà jeté le livre sur la table, et j’allais achever de me déshabiller pour me mettre au lit, quand j’entendis quelque bruit dans un petit cabinet attenant à ma chambre, et dont la porte n’était même qu’un peu plus d’à moitié poussée.

Ce bruit continua ; j’en fus émue, et dans mon émotion je criai : Qui est là ? N’ayez point de peur, mademoiselle, me répondit une voix que je crus reconnaître à travers la frayeur qu’elle me fit ; et aussitôt je vis paraître l’abbé, qui, d’un air riant, sortit du cabinet.

Je restai quelque temps les yeux ouverts sur lui, toute saisie, sans pouvoir lui rien dire. Ah ! mon Dieu, que faites-vous là, monsieur ? lui dis-je ensuite, respirant avec peine ; qui vous a mis ici ? Ne craignez rien, me dit-il en s’asseyant hardiment à côté de moi ; je n’y suis simplement que pour y être.

Et quel est votre dessein ? poursuivis-je d’un ton de voix plus fort ; sortez tout à l’heure, ajoutai-je, en me levant pour ouvrir ma porte ; mais, comme je vous l’ai dit, la femme de chambre l’avait fermée. Me voilà au désespoir, et je voulus ouvrir une fenêtre pour appeler. Non, non ; je vais me retirer dans un moment par l’escalier dérobé, me dit-il en m’arrêtant par le bras ; croyez-moi, point de bruit ; tout est couché, tout dort, et quand vos cris feraient venir du monde, tout ce qu’on en pourra penser, c’est que j’aurais voulu abuser du rendez-vous et de l’heure où nous sommes ; mais on n’en croira pas moins que je suis ici de votre aveu.

De mon aveu, méchant ! Un rendez-vous ! m’écriai-je. Oui, me dit-il, en voici la preuve ; lisez votre billet. Il me montra celui que madame de Sainte-Hermières m’avait fait écrire pour elle.

Ah ! l’indigne, l’abominable homme ! Ah ! monstre que vous êtes ! lui dis-je en retombant dans mon fauteuil ; ah ! mon Dieu !

Ma surprise et mes pleurs me coupèrent alors la parole ; je fondis en larmes ; je me débattais comme une égarée dans mon fauteuil.

Il vit mon état sans s’émouvoir et avec la tranquillité d’un scélérat. Je fus tentée de me jeter sur lui, de le déchirer si j’avais pu, et puis tout à coup, par un autre mouvement, je tombai à ses genoux. Ah ! monsieur, lui dis-je, monsieur, pourquoi me perdez-vous ? Que vous ai-je fait ? Souvenez-vous de l’estime que l’on a pour vous, souvenez-vous du service que je vous ai rendu ; je me suis tue, je me tairai toute ma vie.

Il me releva, toujours avec le même sang-froid. Quand vous ne vous tairiez pas, vous n’en seriez point crue ; vous passeriez pour une jalouse, me répondit-il, et vous ne pouvez plus me faire tort. Calmez-vous, tout ceci va finir, et je vous sers ; je ne veux que vous délivrer d’un mariage qui vous répugne à vous-même, et qui allait me ruiner ; voilà tout.

Pendant qu’il me tenait ce discours, j’entendis la voix de plusieurs personnes. On ouvrit subitement ma porte, et le premier objet qui me frappa, ce fut M. le baron de Sercour, accompagné de madame de Sainte-Hermières, tous deux suivis de cet ami qui avait soupé avec nous et qui tenait une épée nue, et de trois ou quatre domestiques de la maison qui étaient armés.

Le baron et son ami avaient couché au château. Madame de Sainte-Hermières les avait retenus, sous prétexte qu’ils seraient le lendemain plus près de l’église, où l’on devait se rendre de très bon matin ; et cette dame avait ordonné qu’on les éveillât tous deux, leur avait fait dire qu’on l’avait réveillée elle-même, pour l’avertir qu’il y avait du bruit dans ma chambre, qu’on y entendait différentes voix, qu’à la vérité je ne criais point, mais qu’on présumait ou qu’on m’en empêchait ou que je n’osais crier, qu’il y avait apparence que c’étaient des voleurs, et qu’elle conjurait ces messieurs de venir à mon secours et au sien, avec ses gens qui étaient tous levés.

Voilà pourquoi je les vis tous armés, quand ils ouvrirent ma porte.

L’abbé, qui savait bien ce qui arriverait, venait de me remettre dans mon fauteuil, et me tenait encore une main, quand ils parurent.

Je me retournai avec cet air de désolation que j’avais, et le visage tout baigné de pleurs.

À cette apparition, je fis un cri de douleur, qu’on dut attribuer à la confusion que j’avais de me voir surprise avec l’abbé. Ajoutez à cela que mes larmes déposaient encore contre moi ; car, puisque je n’avais appelé personne, d’où pouvaient-elles venir dans les conjonctures où j’étais, que de l’affliction d’une amante qui va se séparer de ce qu’elle aime ?

Je me souviens que l’abbé se leva lui-même d’un air assez honteux.

Quoi ! vous, mademoiselle ! vous que j’ai crue si vertueuse ! Ah ! madame, à qui se fiera-t-on ? dit alors M. de Sercour.

Il me fut impossible de répondre, mes sanglots me suffoquaient. Pardonnez-moi le chagrin que je vous donne, monsieur, lui dit alors l’abbé ; ce n’est que depuis trois ou quatre jours que je sais l’intérêt que vous prenez à mademoiselle, et la nécessité où elle est, dit-elle, de vous épouser. Dans le trouble où la jetait ce mariage, elle a souhaité de me voir encore une fois, et c’est une consolation que je n’ai pu lui refuser. J’ai cédé à ses instances, à ses chagrins, au billet que voici, ajouta-t-il en lui faisant lire le peu de mots qu’il contenait ; enfin, monsieur, elle pleurait, elle pleure encore, elle est aimable, et je ne suis qu’un homme.

Quoi ! ce billet !… m’écriai-je alors, et je m’arrêtai là ; je n’eus pas la force de continuer, je demeurai sans sentiment dans mon fauteuil.

L’abbé s’éclipsa ; il fallut emporter M. de Sercour, qui, me dit-on, se trouva mal aussi, et qui ensuite voulut absolument s’en retourner chez lui.

J’étais revenue à moi par les soins de la complice de l’abbé (je parle de madame de Sainte-Hermières, dont vous avez déjà dû entrevoir la perfidie, et qui se retira dès que je commençai à ouvrir les yeux) ; en vain demandai-je à lui parler ; elle ne reparut point, je ne vis que ses femmes. La fièvre me reprit, et l’on me transporta dès six heures du matin chez M. Villot, encore plus désespérée que malade.

Vous jugez bien que mon aventure éclata de toutes parts de la manière du monde la plus cruelle pour moi ; en un mot, elle me déshonora, c’est tout dire.

M. le baron et madame de Sainte-Hermières l’écrivirent à ma mère, en lui renvoyant son consentement à notre mariage. Quant au scélérat d’abbé, cette dame, quelques jours après, sut si bien l’excuser auprès de son oncle, qu’elle le réconcilia avec lui.

Ce dernier, qui m’aimait, me déchira si chrétiennement, et gémit de mon prétendu désordre avec des expressions si intéressantes, si malignes et si pieuses, qu’on ne sortait d’auprès de lui que la larme à l’œil sur mon égarement ; pendant que, flétrie et perdue dans l’esprit du monde, je passai près de trois semaines à lutter contre la mort, et sans, autres ressources, pour ainsi dire, que la charité de M. et de madame Villot, qui me secoururent avec tout le soin imaginable, malgré l’abandon où ma mère, dans sa fureur, leur annonça qu’elle allait me laisser. Ces bonnes gens furent les seuls qui résistèrent au torrent de l’opprobre où je tombai ; non qu’ils me crussent absolument innocente, mais jamais il n’y eut moyen de leur persuader que je fusse aussi coupable qu’on le supposait.

Cependant ma fièvre cessa, et ma première attention, dès que je me vis en état de m’expliquer, ce fut de leur raconter tout ce que je savais de mon histoire, et de leur dire les justes soupçons que j’avais que madame de Sainte-Hermières était de moitié avec le neveu qu’ils croyaient un homme de bien, et que je crus devoir démasquer, en leur confiant, sous le sceau du secret, l’aventure de ce misérable avec la religieuse.

Il ne leur en fallut pas davantage pour achever de les désabuser sur mon compte, et, dès cet instant ils ne cessèrent de soutenir partout avec courage que le public était trompé, qu’on jugeait mal de moi, qu’on le verrait peut-être quelque jour ; ils prophétisaient. Ils ajoutaient qu’il était faux que l’abbé fût mon amant, ni qu’il eût jamais osé me parler d’amour ; qu’à la vérité il était question d’un fait incompréhensible, et qui mettait l’apparence contre moi ; mais que le n’y avais point d’autre part que d’en avoir été la victime.

Ils avaient beau dire, on se moquait d’eux, et je passai trois mois dans le désespoir de cet état-là.

Dès que je pus sortir, je voulus paraître pour me justifier, mais on me fuyait ; il était défendu à mes compagnes de m’approcher, et je pris le parti de ne plus me montrer.

Confinée dans ma chambre, toujours noyée dans les pleurs, méconnaissable tant j’étais changée, j’implorais le ciel, et j’attendais qu’il eût pitié de moi, sans oser l’espérer.

Il m’exauça cependant, et fit la grâce à madame de Sainte-Hermières de la punir pour la sauver.

Elle était allée rendre visite à une de ses amies ; il avait plu beaucoup la veille ; les chemins étaient rompus ; son carrosse versa dans un profond et large fossé, dont on ne la retira qu’évanouie et à moitié brisée. On la reporta chez elle ; la fièvre se joignit à cet accident, qui avait été précédé d’un peu d’indisposition ; et elle fut si mal, qu’on crut qu’elle n’en réchapperait pas.

Un ou deux jours avant qu’on désespérât d’elle, une de ses femmes, qui était mariée, près d’accoucher, souffrait beaucoup, et se vit en danger de mourir ; dans la peur qu’elle en eut, elle se crut obligée de révéler une chose qui me concernait, et qui chargeait sa conscience.

Elle déclara donc, en présence de témoins, que la veille de mon mariage avec M. de Sercour, l’abbé lui avait fait présent d’une assez jolie bague pour l’engager à l’introduire le soir dans le cabinet de la chambre où je devais coucher.

Je répondis d’abord que j’y consentais, raconta-t-elle, à condition que mademoiselle de Tervire en serait d’accord, et que je l’en avertirais. Là-dessus il me pria instamment de n’en rien faire, et après m’avoir demandé le secret : N’est-il pas cruel, me dit-il, que mon oncle, tout moribond qu’il est, épouse demain mademoiselle de Tervire, pour la laisser veuve au bout de six mois peut-être, et maîtresse d’une succession qui m’appartient comme à son héritier naturel ? Mon projet est donc de le détourner de ce mariage, qui m’enlève un bien dont je ferai sûrement un meilleur et plus digne usage que cette petite coquette, qui le dépenserait en vanités. Vous y gagnerez vous-même ; et voici toujours, avec la bague, un billet de mille écus que je vous donne, et qui, en attendant mieux, vous sera payé dès que le baron aura les yeux fermés. Il n’est question que de me cacher ce soir, pendant le souper, dans le cabinet de la chambre où mademoiselle de Tervire couchera, et une heure après, c’est-à-dire entre minuit et une heure, d’aller dire à madame de Sainte-Hermières qu’on entend du bruit dans cette chambre, afin qu’elle y vienne avec le baron. Celui-ci, me trouvant là avec la jeune personne, ne doutera pas que nous ne nous aimions tous deux, et renoncera à l’épouser. Voilà tout.

La bague et le billet me tentèrent, je le confesse, ajouta la femme de chambre ; je me rendis. J’introduisis l’abbé dans le cabinet ; et non seulement le mariage en a été rompu ; mais ce que je me reproche le plus, et ce qui m’oblige à une réparation éclatante, c’est le tort que j’ai fait par là à mademoiselle de Tervire, dont la réputation en a tant souffert, et à qui je vous prie tous de demander pardon pour moi.

Les témoins de cette scène la répandirent partout, et quand il n’en serait pas arrivé davantage, c’en était assez pour me justifier ; mais il restait encore une coupable à qui Dieu, dans sa miséricorde, voulait accorder le repentir de son crime.

Je parle de madame de Sainte-Hermières, qui, le lendemain même de ce que je viens de vous dire, et en présence de sa famille, de ses amis, et d’un ecclésiastique qui l’avait assistée, remit un paquet cacheté et écrit de sa main à M. Villot, qu’elle avait envoyé chercher. Elle le chargea de l’ouvrir, d’en publier, d’en montrer le contenu avant ou après sa mort, comme il lui plairait, et finit enfin par lui dire : J’aurais volontiers fait presser mademoiselle de Tervire de venir ici, mais je ne mérite pas de la voir ; c’est bien assez qu’elle ait la charité de prier Dieu pour moi. Adieu, monsieur, retournez chez vous, et ouvrez ensemble ce paquet qui la consolera. M. Villot sortit en effet, et revint au logis, où, conformément à la volonté de cette dame, nous lûmes le papier qui avait laissé pour le moins autant de curiosité que d’étonnement à ceux qui avaient entendu ce que madame de Sainte-Hermières avait dit en le remettant à M. Villot ; et voici à peu près et en peu de mots ce qu’il contenait :

« Prête à paraître devant Dieu, et à lui rendre compte de mes actions, je déclare à M. le baron de Sercour qu’il ne doit rien imputer à mademoiselle de Tervire de l’aventure qui s’est passée chez moi, et qui a rompu son mariage avec elle. C’est moi et une autre personne (qu’elle ne nommait point) qui avons faussement supposé qu’elle avait de l’inclination pour le neveu de M. le baron. Ce rendez-vous que nous avons dit qu’elle lui avait donné la nuit dans sa chambre, ne fut qu’un complot concerté entre cette autre personne et moi, pour la brouiller avec M. de Sercour. Je meurs pénétrée de la plus parfaite estime pour la vertu de mademoiselle de Tervire, à qui je n’ai nui que dans la crainte du tort que cette autre personne menaçait de me faire à moi-même, si j’avais refusé d’être sa complice. »

Il me serait impossible de vous exprimer tout ce que cet écrit me donna de consolation, de calme et de joie ; vous en jugerez par l’excès de l’infortune où j’avais langui.

M. Villot alla sur-le-champ lire et montrer ce papier partout, d’abord à M. de Sercour, qui partit aussitôt pour me venir voir et me faire des excuses.

Enfin, tout le monde revint à moi ; les visites ne finissaient point ; c’était à qui me verrait, à qui m’aurait, à qui m’accablerait de caresses, de témoignages d’estime et d’amitié. Tous ceux qui avaient connu ma mère lui écrivirent ; et l’abbé, devenu à son tour l’exécration du public aussi bien que de son oncle, se vit forcé de sortir du pays, où deux ans après on apprit que sa mauvaise conduite et ses dettes l’avaient fait mettre dans une prison, où il finit ses jours.

La femme de chambre de madame de Sainte-Hermières ne mourut point. Cette dame elle-même survécut à son écrit, qui m’avait si bien justifiée, et se retira dans une petite terre écartée, où elle existait encore quand je sortis du pays. Le baron de Sercour, que je traitai toujours fort poliment partout où je le rencontrai, voulut renouer avec moi, et proposa de conclure le mariage ; mais je ne pus m’y résoudre ; il m’avait trop peu ménagée.

J’avais alors dix-sept ans et demi ; une dame que je n’avais jamais vue, et qui était extrêmement âgée, arriva dans le pays ; il y avait au moins cinquante-cinq ans qu’elle l’avait quitté, et elle y revenait, disait-elle, pour y revoir sa famille, et pour y finir ses jours.

Cette dame était une sœur de feu M. de Tervire mon grand-père, qu’un jeune et riche négociant avait épousée dans notre province, où quelques affaires l’avaient amené. Il y avait bien trente-cinq ans qu’elle était veuve, et il ne lui était resté qu’un fils, qui pouvait bien en avoir quarante. Je ne saurais me dispenser d’entrer dans ce détail, puisqu’il doit éclaircir ce que vous allez entendre ; c’est d’ici que les plus importantes aventures de ma vie vont tirer leur origine.

Vous m’avez vue rejetée de ma mère dans mon enfance ; manquant d’asile, et maltraitée de mes tantes dans mon adolescence, réduite enfin à me réfugier dans la maison d’un paysan (car mon fermier en était un), qui me garda cinq années entières, à qui j’aurais été à charge par la médiocrité de ma pension, chez qui même je n’aurais pas eu le plus souvent de quoi me vêtir sans son amitié pour moi, et sans sa reconnaissance pour mon grand-père.

Me voici à présent parvenue à l’âge de la jeunesse ; voyons les événements qui m’y attendent.

Cette dame dont je viens de vous parler, ne sachant plus où se loger en arrivant, ni qui pourrait la recevoir depuis la mort de mon grand-père, s’était arrêtée dans la ville la plus prochaine, et de là avait envoyé au château de Tervire, tant pour savoir par qui il était occupé, que pour avoir des nouvelles de la famille.

On y trouva Tervire, ce frère cadet de mon père, qui, depuis deux ou trois jours, y était arrivé de Bourgogne, où il vivait avec sa femme dont je ne vous ai rien dit, et qui y avait ses biens, et où le peu de d’accueil qu’on avait toujours fait à ce cadet dans nos cantons, depuis le désastre de son aîné, l’avait comme obligé de se retirer.

Je vous ai déjà fait observer que la dame en question avait un fils ; il faut que vous sachiez encore que ce fils, à qui, comme à un riche héritier, elle avait donné toute l’éducation possible, et que dans sa jeunesse elle avait envoyé à Saint-Malo pour y régler quelques restes d’affaires, y était devenu amoureux de la fille d’un petit artisan, fort vertueuse et fort raisonnable, disait-on, mais qui avait une sœur qui ne lui ressemblait pas, une malheureuse aînée qui n’avait de commun avec elle que la beauté, et, qui pis est, dont la conduite avait personnellement déshonoré le père et la mère qui la souffraient.

Son autre sœur, malgré cette opprobre de sa famille, n’en était pas moins estimée, quoique la plus belle, et ce ne pouvait être là que l’effet d’une sagesse bien prouvée et bien exempte de reproche.

Quoi qu’il en soit, le fils de madame Dursan (c’était le nom de la dame dont il s’agit), transporté d’amour pour cette aimable fille, fit, à son retour de Saint-Malo, tout ce qu’il put auprès de sa mère pour obtenir la permission d’épouser sa maîtresse.

Madame Dursan, que quelques amis avaient informée de tout ce que je viens de vous dire, frémit d’indignation aux instances de son fils, s’emporta contre lui, l’appela le plus lâche de tous les hommes s’il persistait dans son dessein, qu’elle traitait d’horrible et d’infâme.

Son fils, après quelques tentatives qui furent encore plus mal reçues, bien convaincu à la fin de l’impossibilité de gagner sa mère, acheva sans bruit de perdre le peu de raison que l’espérance de réussir lui avait laissée, ferma les yeux sur tout ce qu’il allait sacrifier à sa passion, et résolut froidement sa ruine.

Il trouva le moyen de voler vingt mille francs à sa mère, partit pour Saint-Malo, rejoignit sa maîtresse, qu’il abusa par un consentement qui paraissait être de sa mère dont il avait contrefait l’écriture, eut le temps de l’épouser avant que madame Dursan, qui s’aperçut trop tard de ce vol, pût y mettre obstacle, et la força ensuite de se sauver avec lui, pour échapper aux poursuites de sa mère, après lui avoir avoué qu’il l’avait trompée.

Trois ou quatre ans après, il avait écrit deux ou trois fois de suite à madame Dursan, qui, pour toute réponse au repentir qu’il marquait de sa faute, lui fit mander à son tour qu’elle ne voulait plus entendre parler de lui, et qu’elle n’avait que sa malédiction à lui donner.

Dursan, qui connaissait sa mère et qui se jugeait lui-même indigne de pardon, désespéra de la faire changer de sentiment, et cessa de la fatiguer par ses lettres.

Son mariage aurait sans doute été déclaré nul, s’il avait voulu ; son âge, l’extrême inégalité des conditions, l’infamie de ces petites gens avec lesquels il s’était allié, le crédit et les richesses de sa mère, tout était pour lui, tout l’aurait aidé à se tirer d’affaire, s’il avait seulement commencé par se séparer de cette fille ; et quelques personnes, à qui il avait d’abord confié le lieu de sa retraite, le lui proposèrent deux ou trois mois après son évasion, persuadées qu’il n’y répugnerait pas, d’autant qu’il sentait alors tout le tort qu’il s’était fait. Quelle apparence d’ailleurs qu’après ses extravagances passées, qui montraient si peu de cœur, il fût de caractère à s’effrayer d’une mauvaise action de plus ? Celle-ci l’arrêta cependant. On ne connaît rien aux hommes ; et cet insensé, qui s’était si peu soucié de ce qu’il se devait à lui-même, qui n’avait pas hésité d’être si lâche à ses dépens, refusa de l’être aux dépens de sa femme, pour qui sa passion était déjà éteinte.

Tout le monde l’abandonna, et il y avait près de dix-sept ans qu’on ne savait ce qu’il était devenu.

Tervire le cadet, qui avait autrefois été instruit par son père d’une partie de ce que je vous dis là, par son père à qui madame Dursan l’avait écrit, présuma que son fils était mort, puisqu’elle revenait finir ses jours dans sa patrie, ou du moins se flatta qu’il ne se serait pas réconcilié avec elle, et qu’en cultivant ses bonnes grâces, il pourrait encore être substitué à la place de ce fils, comme il l’avait été à celle de mon père.

Plein de cette espérance flatteuse, et déjà tout ému de convoitise, le voilà qui part pour aller trouver sa tante, et qui, dans sa petite tête (car il avait peu d’esprit), projette en chemin les moyens d’envahir la succession ; moyens aussi sots que lui, et qui se terminèrent, comme on a jugé depuis, à prodiguer les respects, les airs d’attachement, les complaisances et toutes sortes de finesses de cette espèce. Ce fut là tout ce qu’il put imaginer de plus adroit.

Mais malheureusement pour lui il avait affaire à une femme de bon sens, d’un caractère simple et tout uni, que ses façons choquèrent, qui comprit tout d’un coup à quoi elles tendaient, et qu’elles dégoûtèrent de lui.

Il lui offrit son château qu’elle refusa ; mais comme il ne l’habitait point, qu’il avait fixé sa demeure ailleurs et bien loin de là, qu’elle y avait été élevée, elle s’offrit de l’acheter avec la terre de Tervire.

Il ne demandait pas mieux que de s’en défaire, et un autre que lui en aurait généreusement laissé le marché à la discrétion d’une tante aussi riche, aussi âgée, dont il pouvait même arriver qu’il héritât ; c’eût été là sûrement une marque de zèle et de désintéressement bien entendue ; mais les petites âmes ne se fient à rien ; il ne s’était préparé qu’à des respects sans conséquence. Il était d’ailleurs tenté du plaisir présent de vendre bien cher ; et ce neveu, par pure avarice, oublia les intérêts de son avarice même.

Il céda son château, après avoir honteusement chicané sur le prix avec madame Dursan, qui l’acheta plus qu’il ne valait, mais qui en avait envie, et qui le paya sur-le-champ.

Tout l’avantage qu’elle eut dans cette occasion par-dessus une étrangère, ce fut d’être rançonnée avec des révérences, avec des tons doux et respectueux, à la faveur desquels il croyait habilement tenir bon sur le marché, sans qu’elle y prît garde.

Dès le lendemain elle alla loger dans le château, qu’elle le pria sans façon de lui laisser libre le plus tôt qu’il pourrait, et dont il sortit huit jours après pour s’en retourner chez lui, très honteux du peu de succès de ses respects et de ses courbettes, dont il vit bien qu’elle avait deviné les motifs, et qui n’avaient servi qu’à la faire rire. Je ne parle pas du chagrin qu’il eut de me laisser dans le château, où le bonhomme Villot, qui connaissait cette dame, m’avait amenée depuis cinq ou six jours. Je plaisais ; mes façons ingénues réussissaient auprès de madame Dursan, qui commençait à m’aimer, qui me caressait, à qui je m’accoutumais insensiblement, que je trouvais en effet bonne et franche, avec qui j’étais le lendemain plus à mon aise et plus libre que la veille, qui de son côté prenait plaisir à voir qu’elle me gagnait le cœur. Pour surcroît de bonne fortune pour moi, elle avait retrouvé au château un portrait qu’on avait fait d’elle dans sa jeunesse, à qui il est vrai que je ressemblais beaucoup, qu’elle avait mis dans sa chambre et qu’elle montrait à tout le monde.

Comme on m’appelait communément la belle Tervire, il s’ensuivait de ma ressemblance avec le portrait de madame Dursan qu’on ne pouvait louer les grâces que j’avais sans louer celles qu’elle avait eues. Je ne faisais point d’impression qu’elle n’eût faite ; elle aurait inspiré tout ce que j’inspirais ; c’eût été la même chose, témoin le portrait ; et cela la réjouissait encore, toute vieille qu’elle était. L’amour-propre tire parti de tout, il prend ce qu’il peut, suivant l’âge et l’état où nous sommes ; et vous jugez bien que je n’y perdais pas, moi, à lui faire tant d’honneur, et à me montrer ainsi ce qu’elle avait été.

Voilà donc dans quelles circonstances Tervire repartit pour la Bourgogne.

M. Villot, qui croyait ne m’avoir laissée au château que pour une semaine ou deux, revint me chercher le lendemain du départ de mon oncle ; mais madame Dursan, qui ne m’avait retenue aussi que pour quelques jours, n’était plus d’avis que je la quittasse.

Parle donc, ma petite, me dit-elle en me prenant à part, t’ennuies-tu ici ? Non vraiment, ma tante, répondis-je ; mais, en revanche, je pourrais bien m’ennuyer ailleurs. Eh bien ! reste, reprit-elle ; tu seras chez moi encore plus honnêtement que chez Villot, je pense.

C’est ce qui me semble, lui dis-je en riant. J’écrirai donc demain à ta mère que je te garde, ajouta-t-elle ; entre nous, tu n’étais pas là dans une maison convenable à une fille née ce que tu es. Mademoiselle de Tervire en pension chez un fermier ! Voilà qui est joli ! Plus joli que d’être la pensionnaire d’un pauvre vigneron, comme j’ai pensé l’être, ma tante, lui repartis-je toujours en badinant.

Je le sais bien, ma petite, me répondit-elle ; on me conta avant-hier toute ton histoire, et l’obligation que tu as au bonhomme Villot, que j’estime aussi bien que sa femme ; je suis instruite de tout ce qui te regarde, et je ne dis rien de ta mère ; mais tu as de fort aimables tantes ! Quelle parenté ! Elles sont venues me voir, et je leur rendrai leur visite ; il le faudra bien ; tu seras avec moi, c’est un plaisir que je veux me donner.

Mon fermier entra pendant qu’elle me tenait ce discours. Venez, monsieur Viilot, lui cria-t-elle ; je parlais de vous tout à l’heure ; vous venez pour emmener Tervire, mais je la retiens ; vous me la cédez volontiers, n’est-ce pas ? Je manderai à la marquise qu’elle est chez moi. Combien vous est-il dû pour elle, dites ? Je vous paierai sur-le-champ.

Eh ! mon Dieu, madame, cette affaire-là ne presse pas, reprit M. Villot. Pour ce qui est de notre jeune maîtresse, il est juste que vous l’ayez, puisque vous la voulez, je ne saurais dire non ; et dans le fond j’en suis bien aise à cause d’elle, parce qu’elle sera avec sa bonne tante ; mais cela n’empêchera pas que je ne m’en retourne triste ; et nous allons être bien étonnés, madame Villot et moi, de ne la plus voir dans la maison ; car, sauf votre respect, nous l’aimions comme notre enfant, et nous l’aimerons toujours de même, ajouta-t-il presque la larme à l’œil. Et votre enfant vous le rend bien, lui répondis-je aussi tout attendrie.

Vous ne la perdez pas, vous la reviendrez voir quand il vous plaira, dit madame Dursan que notre attendrissement touchait à son tour.

Nous profiterons de la permission, répondit M. Villot. Je l’embrassai sans façon et de tout mon cœur, et le chargeai de mille amitiés pour sa femme, que je promis d’aller voir le lendemain ; après quoi il partit.