La Vie de Marianne (éd. Charpentier)/Partie 07

La Vie de Marianne (1731-1740)
Texte établi par Jules JaninG. Charpentier (p. 288-339).


SEPTIÈME PARTIE.


Souvenez-vous-en, madame ; la deuxième partie de mon histoire fut si longtemps à venir que vous fûtes persuadée qu’elle ne viendrait jamais. La troisième se fit beaucoup attendre ; vous doutiez que je vous l’envoyasse. La quatrième vint assez tard ; mais vous l’attendiez, en m’appelant une paresseuse. Quant à la cinquième, vous n’y comptiez pas sitôt lorsqu’elle arriva. La sixième est venue si vite qu’elle vous a surprise ; peut-être ne l’avez-vous lue qu’à moitié, et voici la septième.

Oh ! je vous prie, sur tout cela, comment me définirez-vous ? Suis-je paresseuse ? ma diligence vous montre le contraire. Suis-je diligente ? ma paresse passée dit que non.

Que suis-je donc à cet égard ? Eh mais ! je suis ce que vous voyez, ce que vous êtes peut-être, ce qu’en général nous sommes tous : ce que mon humeur et ma fantaisie me rendent : tantôt digne de louange, et tantôt de blâme sur la même chose ; n’est-ce pas là tout le monde ?

J’ai vu dans une infinité de gens des défauts et des qualités sur lesquels je me fiais et qui m’ont trompée ; j’avais droit de croire ces gens-là généreux, et ils étaient mesquins ; je les croyais mesquins, ils étaient réellement généreux. Autrefois vous ne pouviez souffrir un livre ; aujourd’hui vous ne faites que lire ; peut-être que bientôt vous quitterez la lecture, et peut-être redeviendrai-je paresseuse.

À tout hasard poursuivons notre histoire. Nous en sommes à l’apparition subite et inopinée de madame de Miran et de Valville.

On n’avait point soupçonné qu’ils viendraient, de sorte qu’il n’y avait aucun ordre donné en ce cas-là.

La seule attention qu’on avait eue, c’était de finir mon affaire dans la matinée, et de prendre le temps le moins sujet aux visites.

D’ailleurs, on s’était imaginé que madame de Miran ne saurait à qui s’adresser pour apprendre ce que j’étais devenue ; qu’elle ignorait que le ministre eût eu part à mon aventure : mais vous vous rappelez bien la visite que j’avais reçue, il n’y avait que deux ou trois jours, d’une certaine dame maigre, longue et menue ; vous savez aussi que j’en avais sur-le-champ informé madame de Miran ; que je lui avais fait un portrait de cette dame ; qu’elle m’avait écrit qu’à ce portrait elle reconnaissait le spectre en question.

Et ce fut justement cela qui fit que ma mère soupçonna quels étaient les auteurs de mon enlèvement ; ce fut ce qui la guida dans la recherche qu’elle fit de sa fille.

Il fallait bien que mon histoire eût percé ; madame de Fare avait infailliblement parlé ; cette dame longue et maigre avait été instruite ; elle était méchante et glorieuse ; le discours qu’elle m’avait tenu au couvent marquait de mauvaises intentions ; c’était elle apparemment qui avait ameuté les parents, qui les avait engagés à se remuer, pour se garantir de l’affront que madame de Miran allait leur faire en me mettant dans la famille ; et ma disparition ne pouvait être que l’effet d’une intrigue liée entre eux.

Mais m’avaient-ils enlevée de leur chef ? car ils pouvaient n’y avoir employé que de l’adresse. Leur complot n’était-il pas autorisé ? Avaient-ils agi sans pouvoir ?

Un carrosse m’était venu prendre, quelle livrée avait le cocher ? Cette femme qui s’était dite envoyée par ma mère pour me tirer du couvent, quelle était sa figure ? Madame de Miran et son fils s’informent de tout, font d’exactes perquisitions.

La tourière du couvent avait vu le cocher ; elle se ressouvenait de la livrée ; elle avait vu la femme en question, et avait retenu ses traits, qui étaient assez remarquables. C’était un visage un peu large et très brun, la bouche grande et le nez long ; voilà qui était fort reconnaissable. Aussi ma mère et son fils la reconnurent-ils pour l’avoir vue chez madame de… femme du ministre, et leur parente ; c’était une de ses femmes.

À l’égard de la livrée du cocher, il s’agissait d’un galon jaune sur un drap brun ; ce qui leur indiquait celle d’un magistrat, cousin de ma mère, avec qui ils se trouvaient tous les jours.

Et qu’est-ce que cela prouvait ? Non seulement que la famille avait agi là-dedans, mais que le ministre même l’appuyait, puisque madame de… avait chargé une de ses femmes de me venir prendre ; c’était une conséquence toute naturelle.

Toutes ces instructions-là au reste, ils ne les reçurent que le lendemain de mon enlèvement. Non pas que madame de Miran ne fût venue la veille après midi, comme vous savez qu’elle me l’avait écrit ; mais c’est que, lorsqu’elle vint, la tourière, qui était la seule de qui elle pût tirer quelques lumières, était absente pour différentes commissions de la maison, de façon qu’il fallut revenir le lendemain matin pour lui parler ; ce ne fut même qu’assez tard ; il était près de midi quand ils arrivèrent ; ma mère, qui ne se portait pas bien, n’avait pu sortir de chez elle de meilleure heure.

Mon enlèvement l’avait pénétrée de douleur et d’inquiétude. C’était comme une mère qui aurait perdu sa fille, ni plus ni moins ; c’est ainsi que me le contèrent les religieuses de mon couvent et la tourière.

Elle se trouva mal au moment qu’elle apprit ce qui m’était arrivé ; il fallut la secourir, elle ne cessa de pleurer.

Je vous avoue que je l’aime, disait-elle en parlant de moi à l’abbesse, qui me le répéta ; je m’y suis attachée, madame, et il n’y a pas moyen de faire autrement avec elle. C’est un cœur, c’est une âme, une façon de penser qui vous étonnerait. Vous savez qu’elle ne possède rien, et vous ne sauriez croire combien je l’ai trouvée noble, généreuse et désintéressée, cette chère enfant ; cela passe l’imagination, et je l’estime encore plus que je ne l’aime ; j’ai vu d’elle des traits de caractère qui m’ont touchée jusqu’au fond du cœur. Imaginez-vous que c’est moi, que c’est ma personne qu’elle aime, et non pas les secours que je lui donne : est-ce que cela n’est pas admirable dans la situation où elle est ? Je crois qu’elle mourrait plutôt que de me déplaire ; elle pousse cela jusqu’au scrupule ; et, si je cessais de l’aimer, elle n’aurait plus le courage de rien recevoir de moi. Ce que je vous dis est vrai, et cependant je la perds ; car comment la retrouver ? Qu’est-ce que mes indignes parents en ont fait ? Où l’ont-ils mise ?

Mais, madame, pourquoi vous l’enlèveraient-ils ? lui répondait l’abbesse. D’où vient qu’ils seraient fâchés de vos bontés et de votre charité pour elle ? Quel intérêt ont-ils d’y mettre obstacle ?

Hélas ! madame, lui disait-elle, c’est que mon fils n’a pas eu l’orgueil de la mépriser ; c’est qu’il a eu assez de raison pour lui rendre justice, et le cœur assez bien fait pour sentir ce qu’elle vaut ; c’est qu’ils ont craint qu’il ne l’aimât trop, que je ne l’aimasse trop moi-même, et que je ne consentisse à l’amour de mon fils qui la connaît. De vous dire comment, où il l’a vue, nous n’avons pas le temps : mais voilà la source de la persécution qu’elle éprouve d’eux. Un malheureux événement les a instruits de tout, et cela par l’indiscrétion d’une de mes parentes, qui est la plus sotte femme du monde, et qui n’a pu retenir sa misérable fureur de parler. Ils n’ont pas tout à fait tort, au reste, de se méfier de ma tendresse pour elle ; il n’y a point d’homme de bon sens à qui je ne crusse donner un trésor, si je le mariais avec cette petite fille-là.

Et voyez que d’amour ! jugez-en par la franchise avec laquelle elle parlait ; elle disait tout, elle ne cachait plus rien ; et elle qui avait exigé de nous tant de circonspection, tant de discrétion et de prudence, la voilà qui, à force de tendresse et de sensibilité pour moi, oublie elle-même de se taire, et est la première à révéler notre secret ; tout lui échappe dans le trouble de son cœur. Ô trouble aimable, que tout mon amour pour elle, quelque prodigieux qu’il ait été, n’a jamais pu payer, et dont le ressouvenir m’arrache actuellement des larmes ! Oui, madame, j’en pleure encore. Ah ! mon Dieu, que mon âme avait d’obligation à la sienne !

Hélas ! cette chère mère, cette âme admirable, elle n’est plus pour moi, et notre tendresse ne vit plus que dans mon cœur !

Passons là-dessus, je m’y arrête trop ; j’en perds de vue Valville, dont madame de Miran avait encore à soutenir le désespoir, et à qui, dans l’accablement où il se trouvait, elle avait défendu de paraître ; de sorte qu’il s’était tenu dans le carrosse pendant qu’elle interrogeait la tourière ; et sur ce qu’elle en apprit, toute languissante et tout indisposée qu’elle était, elle courut chez le ministre, persuadée que c’était là qu’il fallait aller pour savoir de mes nouvelles et pour me retrouver.

De toutes les personnes de la famille, celle avec laquelle elle était le plus liée, et qu’elle aimait le plus, c’était madame de… femme du ministre, qui l’aimait beaucoup aussi ; et, quoiqu’il fût certain que cette dame s’était prêtée au complot de la famille, ma mère ne douta point qu’elle n’eût eu beaucoup de peine à s’y résoudre, et se promit bien de la ranger de son parti dès qu’elle lui aurait parlé.

Et elle avait raison d’avoir cette opinion-là d’elle ; ce fut elle qui, comme vous l’allez voir, parut opiner qu’on me laissât en repos.

Voici donc madame de Miran et Valville qui entrent tout d’un coup dans la chambre où nous étions. C’était madame de… et non pas le ministre, que ma mère avait demandée d’abord, et les gens de la maison qu’on n’avait avertis de rien, et qui ignoraient de quoi il était question dans cette chambre, laissèrent passer ma mère et son fils, et leur ouvrirent tout de suite.

Dès qu’ils me virent tous deux (je vous l’ai déjà dit, je pense,) ils s’écrièrent, l’une, ah ! ma fille, tu es ici ! l’autre, ah ! ma mère, c’est elle-même.

Le ministre, à la vue de madame de Miran, sourit d’un air affable, et pourtant ne put se défendre, ce me semble, d’être un peu déconcerté (c’est qu’il était bon, et qu’on lui avait dit combien elle aimait cette petite fille.) À l’égard des parents, ils la saluèrent d’un air extrêmement sérieux, jetèrent sur elle un regard froid et critique, et puis détournèrent les yeux.

Valville les dévorait des siens ; mais il avait ordre de se taire ; ma mère ne l’avait amené qu’à cette condition-là. Tout le reste de la compagnie parut attentif et curieux ; la situation promettait quelque chose d’intéressant.

Ce fut madame de… qui rompit le silence. Bonjour, madame, dit-elle à ma mère ; franchement on ne vous attendait pas, et j’ai bien peur que vous n’alliez être fâchée contre moi.

Eh ! d’où vient, madame, le serait-elle ? ajouta tout de suite cette parente longue et maigre (car je ne me ressouviens point de son nom, et n’ai retenu d’elle que la singularité de sa figure ;) d’où vient le serait-elle ? ajouta-t-elle d’un ton aigre et encore plus revêche que sa physionomie ; est-ce qu’on désoblige madame quand on lui rend service, et qu’on lui sauve les reproches de toute sa famille ?

Vous êtes la maîtresse de penser de mes actions ce qu’il vous plaira, madame, lui répondit d’un air indifférent madame de Miran ; mais je ne les réformerai point sur le jugement que vous en ferez ; nous sommes d’un caractère trop différent pour être jamais du même avis ; je n’approuve pas plus vos sentiments que vous n’approuvez les miens, et je ne vous en dis rien ; faites de même à mon égard.

Valville était rouge comme du feu ; il avait les yeux étincelants ; je voyais à sa respiration précipitée qu’il avait peine à se contenir, et que le cœur lui battait.

Monsieur, continua madame de Miran en adressant la parole au ministre, c’était madame de… que je venais voir, et voici l’objet de la visite que je lui rendais ce matin, ajouta-t-elle en me montrant. J’ai su qu’une des femmes de madame l’était venue prendre sous mon nom au couvent où je l’avais mise, et j’espérais qu’elle me dirait ce que cela signifie ; car je n’y comprends rien. A-t-on voulu se divertir à m’inquiéter ? Quelle peut avoir été l’intention de ceux qui ont imaginé de me soustraire cette jeune enfant, à qui je m’intéresse ? Ce projet-là ne vient pas de madame, j’en suis sûre ; je ne la confonds point du tout avec les gens qui ont tout au plus gagné sur elle qu’elle s’y prêtât. Je ne m’en prends point à vous non plus, monsieur ; on vous a gagné aussi, et voilà tout : mais de quel prétexte s’est-on servi ? Sur quoi a-t-on pu fonder une entreprise aussi bizarre ? de quoi mademoiselle est-elle coupable ?

Mademoiselle ! s’écria encore là-dessus, d’un ton railleur, cette parente sans nom ; mademoiselle ! Il me semble avoir entendu dire qu’elle s’appelait Marianne, ou qu’elle s’appelle comme on veut ; car, comme on ne sait d’où elle sort, on n’est sûr de rien avec elle, à moins qu’on ne devine ; mais c’est peut-être une petite galanterie que vous lui faites à cause qu’elle est passablement gentille.

Valville, à ce discours, ne put se retenir et la regarda avec un ris amer et moqueur qu’elle sentit.

Mon petit cousin, lui dit-elle, ce que je dis là ne vous plaît pas, nous le savons ; mais vous pourriez vous dispenser d’en rire. Et si je le trouve plaisant, ma grande cousine, pourquoi n’en rirais-je pas ? répondit-il.

Taisez-vous, mon fils, lui dit aussitôt madame de Miran ; pour vous, madame, laissez-moi, je vous prie, parler à ma façon et comme je crois qu’il convient. Si mademoiselle avait affaire à vous, vous seriez la maîtresse de l’appeler comme il vous plairait ; quant à moi, je suis bien aise de l’appeler mademoiselle ; je dirai pourtant Marianne quand je voudrai, et cela sans conséquence, sans blesser les égards que je crois lui devoir ; le soin que je prends d’elle me donne des droits que vous n’avez pas ; mais ce ne sera jamais que dans ce sens-là que je la traiterai aussi familièrement que vous le faites, et que vous vous figurez qu’il vous est permis de le faire. Chacun a sa manière de penser, et ce n’est pas là la mienne ; je n’abuserai jamais du malheur de personne. Dieu nous a caché ce qu’elle est, je ne déciderai point ; je vois bien qu’elle est à plaindre ; mais je ne vois pas pourquoi on l’humilierait ; l’un n’entraîne pas l’autre ; au contraire, la raison et l’humanité, sans compter la religion, nous portent à ménager les personnes qui sont dans le cas où celle-ci se trouve ; il nous répugne de profiter contre elles de l’abaissement où le sort les a jetées ; les airs de mépris ont mauvaise grâce avec elles, et leur infortune leur tient lieu de rang auprès des cœurs bien faits, principalement quand il s’agit d’une fille comme mademoiselle, et d’un malheur pareil au sien ; car enfin, madame, puisque vous êtes instruite de ce qui lui est arrivé, vous savez qu’on a des indices presque certains que son père et sa mère, qui furent tués en voyage lorsqu’elle n’avait que deux ou trois ans, étaient des étrangers de la première distinction ; ce fut là l’opinion qu’on eut d’eux dans le temps. Vous savez qu’ils avaient avec eux deux laquais et une femme de chambre, qui furent tués aussi avec le reste de l’équipage ; que mademoiselle, dont la petite parure marquait un enfant de condition, ressemblait à la dame assassinée ; qu’on ne douta point qu’elle ne fût sa fille ; et tout ce que je dis là est certifié par une personne vertueuse, qui se chargea d’elle alors, qui l’a élevée, qui a confié les mêmes circonstances en mourant à un saint religieux nommé le père Saint-Vincent, que je connais, et qui de son côté le dira à tout le monde.

À cet endroit de son récit, les indifférents de la compagnie, je veux dire ceux qui n’étaient point de la famille, parurent s’attendrir sur moi ; quelques parents même des moins obstinés, et surtout madame de…, en furent touchés ; il se fit un petit murmure qui m’était favorable.

Ainsi, madame, ajouta madame de Miran sans s’interrompre, vous voyez bien que tous les préjugés sont pour elle ; que voilà de reste de quoi justifier le titre de mademoiselle que je lui donne, et que je ne saurais lui refuser sans risquer d’en agir mal avec elle. Il n’est donc point ici question de galanterie, mais d’une justice que tout veut que je lui rende, à moins que d’ajouter des injures à celles que le hasard lui a déjà faites, ce que vous ne me conseilleriez pas vous-même, et ce qui serait en effet inexcusable, barbare et d’un orgueil pitoyable, vous en conviendrez ; surtout, je vous le répète encore, avec une jeune personne du caractère dont elle est. Je suis fâchée qu’elle soit présente, mais vous me forcez de vous dire que sa figure, qui vous paraît jolie, est en vérité ce qui la distingue le moins ; et je puis vous assurer que par son bon esprit, par les qualités de l’âme et par la noblesse des procédés, elle est demoiselle autant qu’aucune fille, de quelque rang qu’elle soit, puisse l’être. Oh ! vous m’avouerez que cela impose, du moins c’est ainsi que j’en juge ; et ce que je vous dis là, elle ne le doit ni à l’usage du monde, ni à l’éducation qu’elle a eue, et qui a été fort simple ; il faut que cela soit dans le sang, et voilà à mon gré l’essentiel.

Oh ! sans doute, ajouta Valville, qui glissa tout doucement ce peu de mots ; sans doute, et si dans le monde on s’était avisé de ne donner les titres de madame ou de mademoiselle qu’au mérite de l’esprit et du cœur, ah ! qu’il y aurait de madames ou de mademoiselles qui ne seraient plus que des Manons et des Cataus ! mais heureusement on n’a tué ni leur père ni leur mère, et on sait qui elles sont.

Là-dessus on ne put s’empêcher de rire un peu. Mon fils, encore une fois, je vous défends de parler, lui dit assez vivement madame de Miran.

Quoi qu’il en soit, continua-t-elle ensuite, je la protège ; je lui ai fait du bien, j’ai dessein de lui en faire encore ; elle a besoin que je lui en fasse, et il n’y a point d’honnêtes gens qui n’enviassent le plaisir que j’y ai, qui ne voulussent se mettre à ma place. C’est de toutes les actions la plus louable que je puisse faire ; il serait honteux d’y trouver à redire, à moins qu’il n’y ait des lois qui défendent d’avoir le cœur humain et généreux ; à moins que ce ne soit offenser l’État que de s’intéresser, quand on est riche, à la personne la plus digne qu’on la secoure et qu’on la venge de ses malheurs. Voilà tout mon crime ; et, en attendant qu’on me prouve que c’en est un, je viens, monsieur, vous demander raison de la hardiesse qu’on a eue à mon égard, et de la surprise qu’on vous a faite à vous-même, aussi bien qu’à madame ; je viens chercher une fille que j’aime et que vous aimeriez autant que moi, si vous la connaissiez, monsieur.

Elle s’arrêta là. Tout le monde se tut, et moi je pleurais en jetant sur elle des regards qui témoignaient les mouvements dont j’étais saisie pour elle, et qui émurent tous les assistants ; il n’y eut que cette inexorable parente que je n’ai point nommée, qui ne se rendit point, et dont l’air paraissait toujours aussi sec et aussi révolté qu’il l’avait été d’abord.

Aimez-la, madame, aimez-la ; qui est-ce qui vous en empêche ? dit-elle en secouant la tête ; mais n’oubliez pas que vous avez des parents et des alliés qui ne doivent point en souffrir, et que du moins il n’y aille rien du leur ; c’est tout ce qu’on vous demande.

Eh ! vous n’y songez pas, madame, vous n’y songez pas, reprit ma mère ; ce n’est ni à vous, ni à personne à régler mes sentiments là-dessus ; je ne suis ni sous votre tutelle, ni sous la leur ; je leur laisse volontiers le droit de conseil avec moi, mais non pas celui de réprimande ; c’est vous qui les faites agir et parler, madame, et je suis persuadée qu’aucun d’eux n’avouerait ce que vous leur faites dire à tous.

Vous m’excuserez, madame, vous m’excuserez, s’écria la harpie ; nous n’ignorons pas vos desseins, et ils nous choquent tous aussi ; en un mot, votre fils aime trop cette petite fille, et, qui pis est, vous le permettez.

Et, si en effet je le lui permets, qui est-ce qui pourra le lui défendre ? Quel compte aura-t-il à rendre aux autres ? repartit froidement madame de Miran. Vous dirai-je encore plus, c’est que j’aurais fort mauvaise opinion de mon fils, c’est que je ferais très peu de cas de son caractère, si lui-même n’en faisait pas beaucoup de cette petite fille, pour parler comme vous, que je ne tiens pourtant pas pour si petite, et qui ne sera telle que pour ceux qui n’auront peut-être que leur orgueil au-dessus d’elle.

À ce dernier mot, le ministre, qui avait écouté tout le dialogue, toujours souriant et les yeux baissés, prit sur-le-champ la parole pour empêcher les répliques.

Oui, madame, vous avez raison, dit-il à madame de Miran ; on ne saurait qu’approuver les bontés que vous avez pour cette belle enfant ; vous êtes généreuse, cela est respectable, et les malheurs qu’elle a essuyés sont dignes de votre attention ; sa physionomie ne dément point non plus les vertus et les qualités que vous lui trouvez ; elle a tout l’air de les avoir, et ce n’est ni le soin que vous prenez d’elle, ni la bienveillance que vous avez pour elle, qui nous alarment. Je prétends moi-même avoir part au bien que vous voulez lui faire. La seule chose qui nous inquiète, c’est qu’on dit que M. de Valville a non seulement beaucoup d’estime pour elle, ce qui est très juste ; mais encore beaucoup de tendresse, ce que la jeune personne, faite comme elle est, rend très vraisemblable. En un mot, on parle d’un mariage qui est résolu, et auquel vous consentez, dit-on, par la force de l’attachement que vous avez pour elle ; et voilà ce qui intrigue la famille.

Et je pense que cette famille a droit de s’en intriguer, dit tout de suite la parente pie-grièche. Madame, je n’ai pas tout dit ; laissez-moi achever, je vous prie, lui repartit le ministre sans hausser le ton, mais d’un air sérieux ; madame vaut bien qu’on lui parle raison.

J’avoue, reprit-il, qu’il est probable, sur tout ce que vous nous rapportez, que la jeune enfant a de la naissance ; mais la catastrophe en question a jeté là-dessus une obscurité qui blesse, qu’on vous reprocherait, et dont nos usages ne veulent pas qu’on fasse si peu de compte. Je suis totalement de votre avis pourtant sur les égards que vous avez pour elle ; ce ne sera pas moi qui lui refuserai le titre de mademoiselle, et je crois avec vous qu’on le doit même à la condition dont elle est ; mais remarquez que nous le croyons, vous et moi, par un sentiment généreux qui ne sera peut-être avoué de personne ; que, du moins, qui que ce soit n’est obligé d’avoir, et dont peu de gens seront capables. C’est comme un présent que nous lui faisons, et que les autres peuvent se dispenser de lui faire. Je dirai bien avec vous qu’ils auront tort, mais ils ne le sentiront point ; ils vous répondront qu’il n’y a rien d’établi en pareil cas, et vous n’auriez rien à leur répliquer, rien qui puisse vous justifier auprès d’eux, si vous portez la générosité jusqu’à un certain excès, tel que serait le mariage dont le bruit court, et auquel je n’ajoute point de foi. Je ne doute pas même que vous ne leviez volontiers tout soupçon sur cet article, et j’en ai trouvé un moyen qui est facile. J’ai imaginé de pourvoir avantageusement mademoiselle, de la marier à un jeune homme né de fort honnêtes gens, qui a déjà quelque bien, dont j’augmenterai la fortune, et avec qui elle se verra dans une situation très honorable. Je n’ai même envoyé chercher mademoiselle que pour lui proposer ce parti, qu’elle refuse, tout honnête et tout avantageux qu’il est ; de sorte que, pour la déterminer, j’ai cru devoir user d’un peu de rigueur, d’autant plus qu’il y va de son bien. J’ai même été jusqu’à la menacer de l’éloigner de Paris ; cependant son obstination continue ; cela vous paraît-il raisonnable ? Joignez-vous donc à moi, madame ; vos services vous ont acquis de l’autorité sur elle, tâchez de la résoudre, je vous prie ; voici le jeune homme en question, ajouta-t-il.

Et il lui montrait M. Villot, qui, quoique assez bien fait, avait alors, autant qu’on peut l’avoir, l’air d’un pauvre petit homme sans conséquence, dont le métier était de ramper et d’obéir, à qui même il n’appartenait pas d’avoir du cœur, et à qui on pouvait dire, retirez-vous, sans lui faire d’injure.

Voilà à quoi il ressemblait en cet instant, avec sa figure qui n’était qu’humble et point honteuse.

C’est un garçon fort doux et de fort bonnes mœurs, reprit le ministre en continuant, et qui vivra avec mademoiselle comme avec une personne à qui il devra la fortune que je lui promets à cause d’elle ; c’est ce que je lui ai bien recommandé de ne jamais oublier.

Le fils du nourricier de madame ne répondit à cela qu’en se prosternant, qu’en se courbant jusqu’à terre.

N’approuvez-vous pas ce que je fais là, madame ? dit encore le ministre à ma mère ; et n’êtes-vous pas contente ? Elle restera à Paris ; vous l’aimez, et vous ne la perdrez pas de vue ; je m’y engage, et je ne l’entends pas autrement.

Là-dessus madame de Miran jeta les yeux sur M. Villot, qui l’en remercia par une autre prosternation, quoique la façon dont on le regarda n’exigeât pas de reconnaissance.

Et puis ma mère secouant la tête : Cette union n’est guère assortie, ce me semble, dit-elle, et j’ai peine à croire qu’elle soit du goût de Marianne. Monsieur, je me flatte, comme vous le dites, d’avoir quelque pouvoir sur elle ; mais je vous avoue que je ne l’emploierai pas dans cette occurrence-ci ; ce serait lui faire payer trop cher les services que je lui ai rendus. Qu’elle décide, au reste ; elle est la maîtresse. Voyez, mademoiselle, consentez-vous à ce qu’on vous propose ?

Je me suis déjà déclarée, madame, lui répondis-je d’un air triste, respectueux, mais ferme ; j’ai dit que j’aime mieux rester comme je suis, et je n’ai point changé d’avis. Mes malheurs sont bien grands ; mais ce qu’il y a de plus fâcheux pour moi, c’est que je suis née avec un cœur qu’il ne faudrait pas que j’eusse, et qu’il m’est pourtant impossible de vaincre. Jamais, avec ce cœur-là, je ne pourrai aimer le jeune homme qu’on me présente, jamais. Je sens que je ne m’accoutumerais pas à lui, que je le regarderais comme un homme qui ne serait pas fait pour moi : c’est une pensée qui ne me quitterait point ; j’aurais beau la condamner et me trouver ridicule de l’avoir, je l’aurais toujours ; au moyen de quoi je ne pourrais le rendre heureux, ni être en repos moi-même ; sans compter que je ne me pardonnerais pas la vie désagréable que mènerait avec moi un mari qui m’aimerait peut-être, qui pourtant me serait insupportable, et qui aurait eu tout l’amour d’une autre femme, si je n’avais pas été sans nécessité le charger de moi et de mon antipathie. Ainsi il ne faut pas parler de ce mariage, dont cependant je remercie monseigneur, qui a eu la bonté d’y penser pour moi ; mais en vérité il n’y a pas moyen.

Dites-nous donc quelle résolution vous prenez, me répondit le ministre ; que voulez-vous devenir ? Aimez-vous mieux être religieuse ? On vous l’a déjà proposé, et vous choisirez le couvent qu’il vous plaira. Voyez, songez à quelque état qui vous tranquillise ; vous ne voulez pas souffrir qu’on chagrine plus longtemps madame de Miran à cause de vous ; prenez un parti.

Non, monsieur, dit mon ennemie ; non, rien ne lui convient ; on l’aime, on l’épousera, tout est d’accord ; la petite personne n’en rabattra rien, à moins qu’on n’y mette ordre ; elle est sûre de son fait ; madame l’appelle déjà sa fille, à ce qu’on dit.

Le ministre à ce discours fit un geste d’impatience, qui la fit taire ; et moi reprenant la parole :

Vous vous trompez, madame, lui dis-je, à l’égard de la crainte qu’on a que M. de Valville ne m’aime trop, qu’il ne veuille m’épouser, et que madame de Miran n’ait la complaisance de le vouloir bien aussi ; on peut entièrement se rassurer là-dessus. Il est vrai que madame de Miran a eu la bonté de me tenir lieu de mère (je sanglotais en disant cela), et que je suis obligée, sous peine d’être la plus ingrate créature du monde, de la chérir et de la respecter autant que la mère qui m’a donné la vie ; je lui dois la même soumission, la même vénération, et je pense quelquefois que je lui en dois davantage ; car enfin je ne suis point sa fille, et cependant il est vrai, comme vous le dites, qu’elle m’a traitée comme si je l’avais été. Je ne lui suis rien ; elle n’aurait eu aucun tort de me laisser dans l’état où j’étais, ou bien elle pouvait se contenter en passant d’avoir pour moi une compassion ordinaire, et de me dire, je vous aimerai ; mais point du tout, c’est quelque chose d’incompréhensible que ses bontés pour moi, que ses soins, que ses considérations. Je ne saurais y songer, je ne saurais la regarder elle-même sans pleurer d’amour et de reconnaissance, sans lui dire dans mon cœur que ma vie est à elle, sans souhaiter d’avoir mille vies pour les lui donner toutes, si elle en avait besoin pour sauver la sienne ; et je rends grâces à Dieu de ce que j’ai occasion de dire cela publiquement ; ce m’est une joie infinie, la plus grande que j’aurai jamais, que de pouvoir faire éclater les transports de tendresse, et tous les dévoûments, et toute l’admiration que je sens pour elle. Oui, madame, je ne suis qu’une étrangère, qu’une malheureuse orpheline, que Dieu, qui est le maître, a abandonnée à toutes les misères imaginables ; mais quand on viendrait m’apprendre que je suis la fille d’une reine, quand j’aurais un royaume pour héritage, je ne voudrais rien de tout cela, si je ne pouvais l’avoir qu’en me séparant de vous ; je ne vivrais point, si je vous perdais ; je n’aime que vous d’affection ; je ne tiens sur la terre qu’à vous qui m’avez recueillie si charitablement, et qui avez la générosité de m’aimer tant, quoiqu’on tâche de vous en faire rougir, et quoique tout le monde me méprise.

Ici, à travers les larmes que je versais, j’aperçus plusieurs personnes de la compagnie qui détournaient la tête pour s’essuyer les yeux.

Le ministre baissait les siens, et voulait cacher qu’il était ému. Valville restait comme immobile, en me regardant d’un air passionné, et dans un parfait oubli de tout ce qui nous environnait ; et ma mère laissait bien franchement couler ses pleurs, sans s’embarrasser qu’on les vît.

Tu n’as pas tout dit, achève, Marianne, et ne parle plus de moi, puisque cela t’attendrit trop, me dit-elle en me tendant sans façon sa main, que je baisai de même ; achève…

Oui, madame, lui répondis-je. Vous m’avez dit, monseigneur, que vous m’éloigneriez de Paris, et que vous m’enverriez loin d’ici, si je refusais d’épouser ce jeune homme, repris-je donc en m’adressant au ministre, et vous êtes toujours le maître ; mais j’ai à vous répondre une chose qui doit empêcher messieurs les parents d’être encore inquiets sur le mariage qu’ils appréhendent entre M. de Valville et moi ; c’est que jamais il ne se fera : je le garantis, j’en donne ma parole, et on peut s’en fier à moi ; et, si je ne vous en ai pas assuré avant que madame de Miran arrivât, vous aurez la bonté de m’excuser, monseigneur ; ce qui m’a empêchée de le faire, c’est que je n’ai pas cru qu’il fût à propos, ni honnête à moi de renoncer à M. de Valville pendant qu’on me menaçait pour m’y contraindre ; j’ai pensé que je serais une lâche et une ingrate de montrer si peu de courage en cette occasion-ci, après que M. de Valville lui-même a bien eu celui de m’aimer si tendrement de tout son cœur, et comme une personne qu’on respecte, malgré la situation où il m’a vue, qui était si rebutante, et à laquelle il n’a seulement pas pris garde, sinon que pour m’en aimer et m’en considérer davantage.

Voilà ma raison, monseigneur ; si je vous avais promis de ne le plus voir, il aurait lieu de s’imaginer que je ne me mettrais guère en peine de lui, puisque je n’aurais pas voulu endurer d’être persécutée par l’amour de lui ; et mon intention était qu’il sût le contraire, qu’il ne doutât point que son cœur a véritablement acquis le mien, et je serais bien honteuse si cela n’était pas. Peut-être est-ce ici la dernière fois que je le verrai, et j’en profite pour m’acquitter de ce que je lui dois, et en même temps pour dire à madame de Miran, aussi bien qu’à lui, que ce que la crainte et la menace n’ont pas pu me forcer de faire, je le fais aujourd’hui par pure reconnaissance pour elle et pour son fils. Non, madame, non, ma généreuse mère ; non, monsieur de Valville, vous m’êtes trop chers tous les deux ; je ne serai jamais la cause des reproches que vous souffririez si je restais, ni de la honte qu’on dit que je vous attirerais. Le monde me dédaigne, il me rejette ; nous ne changerons pas le monde, et il faut s’accorder à ce qu’il veut. Vous dites qu’il est injuste ; ce n’est pas à moi à en dire autant, j’y gagnerais trop ; je dis seulement que vous êtes bien généreuse, et que je n’abuserai jamais du mépris que vous faites pour moi des coutumes du monde. Aussi bien est-il certain que je mourrais de chagrin du blâme qui retomberait sur vous ; et, si je ne vous l’épargnais pas, je serais indigne de vos bontés. Hélas ! je vous aurais donc trompée : il ne serait pas vrai que j’aurais le caractère que vous me croyez ; et je n’ai que le parti que je prends, pour montrer que vous n’avez pas eu tort de le croire. M. de Climal, par sa piété, m’a laissé quelque chose pour vivre ; et ce qu’il y a suffit pour une fille qui n’est rien, qui, en vous quittant, quitte tout ce qui l’attachait, et tout ce qui pourrait l’attacher, qui, après cela, ne se soucie plus de rien, ne regrette plus, rien, et qui va pour toute sa vie se renfermer dans un couvent, où il n’y a qu’à donner ordre que je ne voie personne, à l’exception de madame, qui est comme ma mère, et dont je supplie qu’on ne me prive pas tout d’un coup, si elle veut me voir quelquefois. Voilà tous mes desseins, à moins que monseigneur, pour être encore plus sûr de moi, ne m’exile loin d’ici, suivant l’intention qu’il en a eue d’abord.

Un torrent de larmes termina mon discours. Valville, pâle et abattu, paraissait prêt à se trouver mal ; et madame de Miran allait, ce me semble, me répondre, quand le ministre la prévint, et se retournant avec une action animée vers les parentes :

Mesdames, leur dit-il, savez-vous quelque réponse à ce que nous venons d’entendre ? Pour moi, je n’y en sais point, et je vous déclare que je ne m’en mêle plus. À quoi voulez-vous qu’on remédie ? À l’estime que madame de Miran a pour la vertu, à l’estime qu’assurément nous en avons tous ? Empêcherons-nous la vertu de plaire ? Vous ne serez pas de cet avis-là, ni moi non plus ; et l’autorité n’a que faire ici.

Et puis se tournant vers le frère de lait de madame : Laissez-nous, Villot, lui dit-il. Madame, je vous rends votre fille, avec tout le pouvoir que vous avez sur elle ; vous lui avez tenu lieu de mère ; elle ne pouvait pas en trouver une meilleure, et elle méritait de vous trouver. Allez, mademoiselle, oubliez tout ce qui s’est passé ici ; qu’il reste comme nul, et consolez-vous d’ignorer qui vous êtes. La noblesse de vos parents est incertaine, mais celle de votre cœur est incontestable, et je la préférerais s’il fallait opter.

Il se retirait en disant cela ; mais il me prit un transport qui l’arrêta, et qui était preste.

Je me jetai à ses genoux avec une rapidité plus éloquente et plus expressive que tout ce que je lui aurais dit, et que je ne pus lui dire, pour le remercier du jugement plein de bonté et de vertu qu’il venait de rendre lui-même en ma faveur.

Il me releva sur-le-champ, d’un air qui témoignait que mon action le surprenait agréablement et l’attendrissait : je m’aperçus aussi qu’elle plaisait à toute la compagnie.

Levez-vous, ma belle enfant, me dit-il ; vous ne me devez rien, je vous rends justice ; et puis s’adressant aux autres : Elle en fera tant que nous l’aimerons tous aussi, ajouta-t-il ; et il n’y a point d’autre parti à prendre avec elle. Remmenez-la, madame (c’était à ma mère à qui il parlait) ; remmenez-la, et prenez garde à ce que deviendra votre fils, s’il l’aime ; car, avec les qualités que nous voyons dans cette enfant-là, je ne réponds pas de lui, et ne répondrais de personne ; faites comme vous pourrez, ce sont vos affaires.

Sans doute, dit aussitôt madame de…, son épouse ; et si on a donné à madame l’embarras qu’elle a aujourd’hui, ce n’est pas ma faute ; il n’a pas tenu à moi qu’on ne le lui épargnât.

Sur ce pied-la, mesdames, repartit en se levant cette parente revêche, je pense qu’il ne vous reste plus qu’à saluer votre cousine ; embrassez-la d’avance, vous ne risquez rien. Pour moi, on me permettra de m’en dispenser, malgré son incomparable noblesse de cœur ; je ne suis pas extrêmement sensible aux vertus romanesques. Adieu, la petite aventurière ; vous n’êtes encore qu’une fille de condition, nous dit-on ; mais vous n’en demeurerez pas là, et nous serons bien heureuses si, au premier jour, vous ne vous trouvez pas une princesse.

Au lieu de lui répondre, je m’avançai vers ma mère, dont je voulus aussi embrasser les genoux, et qui m’en empêcha ; mais je pris sa main que je baisai, et sur laquelle je répandis des larmes de joie.

La parente farouche sortit avec colère, et dit à deux dames en s’en allant : Ne venez-vous pas ?

Là-dessus elles se levèrent, mais plus par complaisance pour elle que par inimitié pour moi ; on voyait bien qu’elles n’approuvaient pas son emportement, et qu’elles ne la suivaient que dans la crainte de la fâcher. Une d’elles dit même tout bas à madame de Miran : Elle nous a amenées, et elle ne nous pardonnerait pas si nous restions.

Valville, à qui le cœur était revenu, ne la regardait plus qu’en riant, et se vengeait ainsi du peu de succès de son entreprise. Votre carrosse est-il là-bas ? lui dit-il ; voulez-vous que nous vous remenions, madame ? Laissez-moi, lui dit-elle, vous me faites pitié d’être si content.

Elle salua ensuite madame de…, ne jeta pas les yeux sur ma mère, qui la saluait, et partit avec les deux dames dont je viens de parler.

Aussitôt le reste de la compagnie se rassembla autour de moi, et il n’y eut personne qui ne me dît quelque chose d’obligeant.

Mon Dieu ! que je me reproche d’avoir trempé dans cette intrigue-ci, dit madame de… à ma mère. Que je leur sais mauvais gré de m’avoir persécutée pour y entrer ! On ne peut pas avoir plus de tort que nous en avions ; n’est-il pas vrai, mesdames ?

Ah, Seigneur ! ne nous en parlez pas, nous en sommes honteuses, répondirent-elles. Qu’elle est aimable ! Nous n’avons rien de si joli à Paris. Ni peut-être rien de si estimable, reprit madame de… Je ne saurais vous exprimer l’inquiétude où j’étais pendant tout ce dialogue, et je suis bien contente de monsieur de… (elle parlait du ministre son mari) ; oh ! bien contente ; il n’a encore rien fait qui m’ait tant plu ; ce qu’il vient de dire est d’une justice admirable.

Avec tout autre juge que lui, j’avoue que le cœur m’aurait battu, dit à son tour le jeune cavalier que j’avais vu dans l’antichambre, et qui était encore là ; mais avec monsieur de… je n’ai pas douté un seul instant de ce qui arriverait. Et moi, je devrais lui demander pardon d’avoir eu peur pour mademoiselle, dit alors Valville, qui les avait jusqu’ici écoutés d’un air modeste et intérieurement satisfait.

Tout le monde rit de sa réponse, mais discrètement, et sans lui rien dire. Il était tard, ma mère prit congé de madame de… qui l’embrassa avec toute l’amitié possible, comme pour lui faire oublier le secours qu’elle avait prêté à nos ennemis ; elle me fit l’honneur de m’embrasser moi-même, ce que je reçus avec tout le respect qui convenait ; et nous nous retirâmes.

À peine fûmes-nous dans l’antichambre, que cette femme qu’on avait envoyée pour me tirer de mon premier couvent sous le nom de ma mère, et qui était venue ce matin même me prendre à celui où elle m’avait mise la veille ; que cette femme, dis-je, se présenta à nous, et nous dit qu’elle avait ordre du ministre de nous mener tout à l’heure, si nous voulions, à ce dernier couvent, pour me faire rendre mes hardes, qu’on hésiterait peut-être de me donner si nous y allions sans elle ; à moins que madame de Miran n’aimât mieux remettre à y aller dans l’après-midi.

Non, non, dit ma mère, finissons cela, ne différons point. Venez, mademoiselle : aussi bien avons-nous besoin de vous pour aller là, car j’ai oublié de demander où c’est : venez, j’aurai soin qu’on vous ramène ensuite.

Cette femme nous suivit donc, et monta en carrosse avec nous ; vous jugez bien qu’il ne fut plus question de cette familiarité qu’elle avait eue avec moi, lorsqu’elle m’était venue prendre, et je la vis un peu honteuse de la différence qu’il y avait pour elle de ce voyage-ci à ceux que nous avions déjà faits ensemble : chacun a son petit orgueil ; nous n’étions plus camarades, et cela lui donnait quelque confusion.

Je n’en abusai point ; j’avais trop de joie, je sortais d’un trop grand triomphe pour m’amuser à être maligne ou glorieuse ; et je n’ai jamais été ni l’un ni l’autre.

L’entretien fut fort réservé pendant le chemin, à cause de cette femme qui nous accompagnait, et qui, à l’occasion de je ne sais quoi qui fut dit, nous apprit que c’était de madame de Fare que venait toute la rumeur, et qu’en même temps elle avait refusé de se joindre aux autres parents dans les mouvements qu’ils s’étaient donnés ; de sorte qu’elle n’avait pas précisément parlé pour me nuire, mais seulement pour avoir le plaisir d’être indiscrète, et de révéler une chose qui surprendrait.

Elle nous conta aussi que M. Villot était au désespoir de ce qu’il ne serait point à moi : Je l’ai laissé qui pleurait comme un enfant, nous dit-elle. Sur quoi je jetai les yeux sur Valville, pour qui il me parut que le récit de l’affliction de M. Villot n’était pas fort amusant : aussi n’y répondîmes-nous rien, ma mère et moi, et laissâmes-nous tomber ce petit article, d’autant plus que nous étions arrivés à la porte du couvent, où je descendis avec cette femme.

Il est inutile que je paraisse, me dit ma mère, et je crois même qu’il suffirait que mademoiselle allât redemander vos hardes, sans parler de nous et sans dire que nous sommes ici.

Permettez-moi de me montrer aussi, lui dis-je ; les bontés que l’abbesse a eues pour moi exigent que je la remercie ; je ne saurais m’en dispenser sans ingratitude. Ah ! tu as raison, ma fille, et je ne savais pas cela, me repartit-elle ; va, mais hâte-toi, et dis-lui que je t’attends, que je suis fatiguée, et qu’il m’est impossible de descendre ; fais-le plus vite que tu pourras ; il vaut mieux que tu la reviennes voir.

Abrégeons donc ; je parus, on me rendit mon coffre ou ma cassette, lequel des deux il vous plaira. Toutes les religieuses que j’avais vues vinrent se réjouir avec moi du succès de mon aventure ; l’abbesse me donna les témoignages d’affection les plus sincères : elle aurait souhaité que j’eusse passé le reste de la soirée avec elle ; mais il n’y avait pas moyen. Ma mère est à la porte de votre maison dans son carrosse ; elle vous aurait vue, lui dis-je, mais elle est indisposée ; elle vous fait ses excuses, et il faut que je vous quitte.

Quoi ! s’écria-t-elle, cette mère si tendre, cette dame que j’estime tant, est ici ! Mon Dieu que j’aurais de plaisir à la voir et à lui dire du bien de vous ! Allez mademoiselle, retournez-vous-en, mais tâchez de la déterminer à venir un instant ; si je pouvais sortir, je courrais à elle ; et supposons qu’il soit trop tard, dites-lui que je la conjure de revenir encore une fois avec vous ; partez, ma chère enfant ; et aussitôt elle me congédia. Un domestique de la maison portait mon petit ballot ; tout ceci se passa en moins d’un demi-quart d’heure de temps ; j’oublie encore que l’abbesse chargea la tourière d’aller faire ses compliments à madame de Miran, qui, de son côté, la fit assurer que nous la reviendrions voir au premier jour ; et puis nous partîmes pour aller, devineriez-vous où ? Au logis, dit ma mère ; car à ton autre couvent on a dîné, et nous t’y remettrons sur le soir ; non que j’aie envie de t’y laisser longtemps ; mais il est bon que tu y fasses encore quelque séjour, ne fût-ce qu’à cause de ce qui t’est arrivé, et de l’inquiétude que j’en ai montrée moi-même.

Nous avancions pendant qu’elle parlait, et nous voici dans la cour de ma mère, d’où elle congédia cette femme de madame de… qui nous avait suivis, et nous montâmes chez elle.

Une certaine gouvernante qui était dans la maison de madame de Miran quand on m’y porta après ma chute au sortir de l’église, et que, si vous vous en souvenez, Valville appela pour me déchausser, n’y était plus ; et, de tous les domestiques, il ne restait plus qu’un laquais de Valville qui me connût ; c’était celui qui avait suivi mon fiacre jusque chez madame Dutour, et qui d’ailleurs m’avait déjà revue plusieurs fois, puisqu’il m’était venu rendre deux ou trois billets de Valville à mon couvent. Or ce laquais était malade ; ainsi il n’y avait là personne qui sût qui j’étais.

Et ce qui fait que je vous dis cela, c’est que, pendant que nous montions chez ma mère, je rêvais, toute joyeuse que j’étais, que j’allais trouver dans cette maison, et cette gouvernante que je vous ai rappelée, et quelques valets qui ne manqueraient pas de me reconnaître.

Ah ! c’est cette petite fille qu’on a apportée ici, et qui avait mal aux pied, vont-ils dire pensai-je en moi-même ; c’est cette petite lingère que nous croyions une demoiselle, et qui se fit reconduire chez madame Dutour !

Et cela me déplaisait ; j’avais peur aussi que Valville n’en fût un peu honteux ; peut-être, m’aimant autant qu’il faisait, ne s’en serait-il pas soucié ; mais heureusement nous ne fûmes exposés ni l’un ni l’autre au désagrément que j’imaginais ; et je goûtai tout à mon aise le plaisir de me trouver chez ma mère, et d’y être comme si j’avais été chez moi.

Ah çà ! ma fille, me dit-elle, viens que je t’embrasse à présent que nous sommes sans critique ; tout ceci a tourné on ne peut pas mieux ; on se doute de nos desseins, on les prévoit ; on n’a pas même paru les désapprouver ; le ministre t’a rendu ta parole en te remettant entre mes mains ; et, grâces au Ciel, on ne sera plus surpris de rien. Tu m’as dit tantôt les choses du monde les plus tendres, ma chère enfant ; mais, franchement, je les mérite bien pour tout le chagrin que tu m’a causé ; tu en as eu beaucoup aussi, n’est-il pas vrai ? As-tu songé à celui que j’aurais ? Que pensais-tu de ta mère ?

Elle me tenait ce discours, assise dans un fauteuil ; j’étais vis-à-vis d’elle ; et, me laissant aller à une saillie de reconnaissance, je me jetai tout d’un coup à ses genoux ; et puis la regardant après lui avoir baisé la main : Ma mère, lui dis-je, voilà M. de Valville ; il m’est bien cher, et ce n’est plus un secret, je l’ai publié devant tout le monde ; mais il ne m’empêchera pas de vous dire que j’ai mille fois plus encore songé à vous qu’à lui. C’était ma mère qui m’occupait, c’était sa tendresse et son bon cœur : que fera-t-elle, que ne fera-t-elle pas ? me disais-je ; et toujours ma mère dans l’esprit. Toutes mes pensées vous regardaient ; je ne savais pas si vous réussiriez à me tirer d’embarras ; mais ce que je souhaitais le plus, c’était que ma mère fût bien fâchée de ne plus voir sa fille ; je désirais cent fois plus sa tendresse que ma délivrance, et j’aurais tout enduré, hormis d’être abandonnée d’elle. J’étais si pleine de ce que je vous dis là, j’en étais tellement agitée, que j’en sentais quelque petite inquiétude dont je m’accuse, quoiqu’elle n’ait presque pas duré. J’ai pourtant songé aussi à M. de Valville ; car, s’il m’oubliait, ce serait une grande affliction pour moi, plus grande que je ne puis le dire ; mais le principal est que vous m’aimiez ; c’est le cœur de ma mère qui m’est le plus nécessaire, il va avant tout dans le mien : car il m’a fait tant de bien, je lui ai tant d’obligation, il m’est si doux de lui être chère ! N’ai-je pas raison, monsieur ?

Madame de Miran m’écoutait en souriant. Levez-vous, petite fille, me dit-elle ensuite ; vous me faites oublier que j’ai à vous quereller de votre imprudence d’hier matin. Je voudrais bien savoir pourquoi vous vous laissez emmener par une femme qui vous est totalement inconnue ; qui vient vous chercher sans billet de ma part, et dans un équipage qui n’est pas à moi non plus. Où était votre esprit de n’avoir pas fait attention à tout cela, surtout après la visite suspecte que vous aviez reçue de ce grand squelette dont vous m’aviez si bien dépeint la figure ? Les menaces ne vous annonçaient-elles pas quelque dessein ? Ne devaient-elles pas vous laisser quelque défiance ? Vous êtes une étourdie ; et, pendant le séjour que vous ferez encore à votre couvent, je vous défends d’en sortir jamais qu’avec cette femme que vous venez de voir (elle parlait d’une femme de chambre qui avait paru il n’y avait qu’un moment), ou que sur une lettre de moi, quand je n’irai pas vous chercher moi-même ; entendez-vous ?

Là-dessus on servit, nous dînâmes. Valville mangea fort peu, et moi aussi ; ma mère y prit garde, elle en rit. Apparemment que la joie ôte l’appétit, nous dit-elle en badinant. Oui, ma mère, reprit Valville sur le même ton ; on ne saurait faire tant de choses à la fois.

Le repas fini, madame de Miran passa dans sa chambre, et nous l’y suivîmes. De là elle entra dans un petit cabinet, d’où elle m’appela. J’y allai. Donne-moi ta main, me dit-elle ; voyons si cette bague-ci te conviendra ; c’était un brillant de prix, et pendant qu’elle me l’essayait : Je vois, lui répondis-je, un portrait (c’était le sien) que j’aimerais mille fois mieux que la bague, toute belle qu’elle est, et que toutes les pierreries du monde ; troquons, ma mère ; cédez-moi le portrait, je vous rendrai la bague.

Patience, me dit-elle, je le ferai placer ici dans votre chambre, quand vous y serez ; et vous y serez bientôt. Où mettez-vous votre argent, Marianne ? Vous n’avez rien pour cela, je pense. Aussitôt elle ouvrit un tiroir ; tenez, continua-t-elle, voilà une bourse qui est fort bien travaillée ; servez-vous-en. Je vous remercie, ma mère, lui repartis-je ; mais où mettrai-je tout l’amour, tout le respect et toute la reconnaissance que j’ai pour ma mère ? Il me semble que j’en ai plus qu’il n’en peut tenir dans mon cœur.

Elle sourit à ce discours. Savez-vous ce qu’il faut faire, ma mère, nous dit Valville, qui était resté à l’entrée du cabinet, et que la joie d’entendre ce que nous disions toutes deux avec cette familiarité douce et badine tenait comme en extase ; mettons votre fille le plus vite que nous pourrons dans cette chambre où vous avez dessein de placer le portrait, elle en sera moins embarrassée de tout l’amour qu’elle a pour vous, et plus à portée de venir vous en parler pour le soulager.

C’est de quoi nous allons nous entretenir tout à l’heure, répondit madame de Miran ; surtout, je veux lui montrer l’appartement que j’occupais du vivant de votre père.

Et sur-le-champ nous passâmes dans une grande antichambre que j’avais déjà vue, et dans laquelle il y avait une porte vis-à-vis de celle par où nous entrions. Cette porte nous mena à cet appartement qu’ils voulaient me faire voir. Il était plus vaste et plus orné que celui de madame de Miran, et donnait comme le sien sur un très beau jardin. Eh bien ! ma fille, comment vous trouvez-vous ici ? Ne vous y ennuierez-vous point ; y regretterez-vous vous votre couvent ? me dit-elle en riant.

Je me mis à pleurer là-dessus de pur ravissement, et me jetant entre ses bras : Ah ! ma mère, lui repartis-je d’un ton pénétré, quelles délices pour moi ! Songez-vous que cet appartement-ci me conduira dans le vôtre ?

À peine achevais-je ces mots qu’un coup de sifflet nous avertit qu’il venait une visite.

Ah ! mon Dieu, s’écria madame de Miran, que je suis fâchée ! J’allais sonner pour donner ordre de dire que je n’y étais pas ; retournons chez moi. Nous nous y rendîmes.

Un laquais entra, qui nous annonça deux dames que je ne connaissais pas, qui n’avaient point entendu parler de moi non plus ; elles me regardèrent beaucoup, et me prirent peut-être pour une parente de la maison. Elles venaient rendre elles-mêmes une de ces visites indifférentes, qui entre femmes n’aboutissent qu’à se voir une demi-heure, qu’à se dire quelques bagatelles ennuyeuses, et qu’à se laisser là sans se soucier les unes des autres.

Je remarquerai, pour vous amuser seulement (et je n’écris que pour cela), que, de ces dames, il y en eut une qui parla fort peu, ne prit presque point de part à ce que l’on disait, ne fit que remuer la tête pour en varier les attitudes et les rendre avantageuses ; enfin qui ne songea qu’à elle et à ses grâces ; et il est vrai qu’elle en aurait eu quelques-unes si elle s’était moins occupée de la vanité d’en avoir ; mais cette vanité gâtait tout, et ne lui en laissait pas une de naturelle. Il y a beaucoup de femmes comme elle qui seraient fort aimables si elles pouvaient oublier un peu qu’elles le sont. Celle-ci, je suis sûre, n’allait et ne venait par le monde que pour se montrer, que pour dire : Voyez-moi ; elle ne vivait que pour cela.

Je crois qu’elle me trouva jolie, car elle me regarda peu et toujours de côté ; on démêlait qu’elle faisait semblant de me compter pour rien, de ne pas s’apercevoir que j’étais là, et le tout pour persuader qu’elle ne trouvait rien en moi que de fort commun.

Une chose la trahit pourtant, c’est qu’elle avait toujours les yeux sur Valville, pour observer laquelle des deux il regardait le plus, d’elle ou de moi ; et en un sens c’était bien là me regarder moi-même, et craindre que je n’eusse la préférence. L’autre dame, plus âgée, était une femme fort sérieuse, et cependant fort frivole, c’est-à-dire, qui parlait gravement et avec dignité d’un équipage qu’elle faisait faire, d’un repas qu’elle avait donné, d’une visite qu’elle avait rendue, d’une histoire que lui avait contée la marquise une telle : et puis c’était madame la duchesse de… qui se portait mieux, mais qui avait pris l’air de trop bonne heure, qu’elle l’en avait querellée, que cela était effroyable : et puis c’était une repartie haute et convenable qu’elle avait faite la veille à madame une telle, qui s’oubliait de temps en temps à cause qu’elle était riche, qui ne distinguait pas d’avec elle les femmes d’une certaine façon ; et mille autres choses d’une aussi plate et d’une aussi vaine espèce qui firent le sujet de cet entretien, pendant lequel d’autres visites aussi fatigantes arrivèrent encore.

De sorte qu’il était tard quand nous en fûmes débarrassées et qu’il n’y avait point de temps à perdre pour me remener à mon couvent.

Nous nous reverrons demain, ou le jour d’après, dit ma mère, je t’enverrai chercher ; hâtons-nous de partir, j’ai besoin de repos, et je me coucherai dès que je serai revenue. Pour vous, mon fils, vous n’avez qu’à rester ici, nous n’avons pas besoin de vous. Valville se plaignit, mais il obéit ; et nous remontâmes en carrosse.

Nous voici arrivées au couvent, où nous vîmes un instant l’abbesse dans son parloir ; ma mère l’instruisit de la fin de mon aventure, et puis je rentrai.

Deux jours après, madame de Miran vint me reprendre à l’heure de midi ; vous savez qu’elle me l’avait promis ; je dînai chez elle avec Valville ; il y fut question de notre mariage. En ce temps-là même on traitait pour Valville d’une charge considérable ; il devait en être incessamment pourvu ; il n’y avait tout au plus que trois semaines à attendre ; et il fut conclu que nous nous marierions dès que cette affaire serait terminée.

Voilà qui était bien positif. Valville ne se possédait pas de joie ; je ne savais plus que dire dans la mienne ; elle m’ôtait la parole, et je ne faisais que regarder ma mère.

Ce n’est pas le tout, me dit-elle ; je vais ce soir pour huit ou dix jours à ma terre, où je vais me reposer de toutes les fatigues que j’ai eues depuis la mort de mon frère, et je suis d’avis de te mener avec moi, pendant que mon fils va passer quelque temps à Versailles, où il est nécessaire qu’il se rende. Tu n’as rien apporté de ton couvent pour cette petite absence, mais je te donnerai tout ce qu’il te faut.

Ah ! mon Dieu, que de plaisir ! Quoi ! dix ou douze jours avec vous, sans vous quitter lui répondis-je ; ne changez donc point d’avis, ma mère.

Aussitôt elle passa dans son cabinet, écrivit à l’abbesse qu’elle m’emmenait à la campagne, fit porter le billet sur-le-champ et deux heures après nous partîmes.

Notre voyage n’était pas long ; cette terre n’était éloignée que de trois petites lieues, et Valville se déroba deux ou trois fois de Versailles pour nous y venir voir. Il ne fut pas pourvu de cette charge dont j’ai parlé aussi vite qu’on l’avait cru ; il survint des difficultés qui traînèrent l’affaire en longueur ; chaque jour cependant on en attendait la conclusion. Nous revînmes de campagne, ma mère et moi, et je retournai encore à mon couvent, où elle ne comptait pas que je dusse rester plus d’une semaine ; j’y restai cependant plus d’un mois pendant lequel je vins, comme à l’ordinaire, dîner quelquefois chez elle, et quelquefois chez madame Dorsin.

Durant cet intervalle, Valville fut toujours aussi empressé et aussi tendre qu’il l’avait jamais été, mais sur la fin plus gai qu’il n’avait coutume de l’être ; en un mot, il avait toujours autant d’amour, mais que de patience sur les incidents qui reculaient la conclusion de son affaire. Ce que je vous dis là, je ne me le rappelai que longtemps après, en repassant sur tout ce qui avait précédé le malheur qui m’arriva dans la suite. La dernière fois même que je dînai chez sa mère, il ne s’y trouva pas lorsque je vins, et ne se rendit au logis qu’un instant avant que nous nous missions à table. Un importun l’avait retenu, nous dit-il ; et je le crus, d’autant plus qu’à cela près je ne voyais rien de changé en lui. En effet il était toujours le même, à l’exception qu’il était un peu plus dissipé qu’à l’ordinaire, à ce que m’avait dit madame de Miran avant qu’il entrât. C’est qu’il s’ennuie, avait-elle ajouté, de voir différer vote mariage.

Enfin, la dernière fois qu’elle me ramenait à mon couvent : Je vous prie, ma mère, que je sois de la partie, lui dit Valville, qui avait été charmant ce jour-là ; qui, à mon gré, ne m’avait jamais tant aimée ; qui ne me l’avait jamais dit avec tant de grâces, ni si galamment, ni si spirituellement. Et tant pis, tant de galanterie et tant d’esprit n’étaient pas bon signe : il fallait apparemment que son amour ne fût plus ni si sérieux, ni si fort ; et il ne me disait de si jolies choses qu’à cause qu’il commençait à n’en plus sentir de si tendres.

Quoi qu’il en soit, il eut envie de nous suivre ; madame de Miran disputa d’abord, et puis consentit ; le Ciel en avait ainsi ordonné. Je le veux bien, reprit-elle, mais à condition que vous resterez dans le carrosse, et que vous ne paraîtrez point, pendant que j’irai voir un instant l’abbesse. Et c’est de cette complaisance qu’elle eut pour lui que vont venir les plus grands chagrins que j’aie eus de ma vie.

Une dame de grande distinction était venue la veille à mon couvent avec sa fille, qu’elle voulait y mettre en pension jusqu’à son retour d’un voyage qu’elle allait faire en Angleterre, pour y recueillir une succession que lui laissait la mort de sa mère.

Il y avait très peu de temps que le mari de cette dame était mort en France. C’était un seigneur anglais, qu’à l’exemple de beaucoup d’autres, son zèle et sa fidélité pour son roi avaient obligé de sortir de son pays ; et sa veuve, dont le bien avait fait toute sa ressource, partait pour le vendre, et pour recueillir cette succession, dont elle voulait se défaire aussi, dans le dessein de revenir en France, où elle avait fixé son séjour.

Elle était donc convenue la veille avec l’abbesse que sa fille entrerait le lendemain dans ce couvent, et elle venait positivement de l’amener quand nous arrivâmes, de telle sorte que nous trouvâmes leur carrosse dans la cour.

À peine sortions-nous du nôtre, que nous vîmes ces deux dames descendre d’un parloir d’où elles venaient d’avoir un moment d’entretien avec l’abbesse.

On ouvrait déjà la porte du couvent pour recevoir la fille, qui, jetant les yeux sur cette porte ouverte et sur quelques religieuses qui l’attendaient, regarda ensuite sa mère qui pleurait, et tomba tout à coup évanouie entre ses bras.

La mère, presque aussi faible que sa fille, allait, à son tour, se laisser tomber sur la dernière marche de l’escalier qu’elles venaient de descendre, si un laquais, qui était à elle, ne s’était avancé pour les soutenir toutes deux.

Cet accident, dont nous avions été témoins, madame de Miran et moi, nous fit faire un cri, et nous nous hâtâmes d’aller à elles pour les secourir, et pour aider le laquais lui-même, qui avait bien de la peine à les empêcher de tomber toutes deux.

Eh ! vite mesdames, vite, je vous conjure, criait la mère en pleurs, et du ton d’une personne qui n’en peut plus ; je crois que ma fille se meurt.

Les religieuses qui étaient à l’entrée du couvent, bien effrayées, appelaient de leur côté une tourière, qui vint en courant ouvrir un petit réduit, une espèce de petite chambre où elle couchait, et qui, par bonheur, était à côté de l’escalier du parloir.

Ce fut là que l’on tâcha de porter la demoiselle évanouie ; nous entrâmes avec la mère, que madame de Miran soutenait, et à qui on craignait qu’il n’en arrivât autant qu’à sa fille.

Valville, ému de ce spectacle qu’il avait vu aussi bien que nous du carrosse où il était resté, oubliant qu’il ne devait pas se montrer, en sortit sans aucune réflexion, et vint dans cette petite chambre.

On y avait mis la demoiselle sur le lit de la tourière, et nous la délacions cette tourière et moi, pour lui faciliter la respiration.

Sa tête penchait sur le chevet ; un de ses bras pendait hors du lit, et l’autre était étendu sur elle, tous deux (il faut que j’en convienne), tous deux d’une forme admirable.

Figurez-vous des yeux qui avaient une beauté particulière à être fermés.

Je n’ai rien vu de si touchant que ce visage-là, sur lequel cependant l’image de la mort était peinte : c’en était une image qui attendrissait, et qui n’effrayait pas.

En voyant cette jeune personne, on eût plutôt dit, elle ne vit plus, qu’on n’eût dit, elle est morte. Je ne puis vous représenter l’impression qu’elle faisait qu’en vous priant de distinguer ces deux façons de parler, qui paraissent signifier la même chose, et qui dans le sentiment pourtant en signifient de différentes. Cette expression, elle ne vit plus, ne lui donnait pas les laideurs de la mort.

Enfin avec ce corps délacé, avec cette belle tête penchée, avec ces traits, dont on regrettait les grâces qui y étaient encore, quoiqu’on s’imaginât ne les y plus voir, avec ces beaux yeux fermés, je ne sache point d’objet plus intéressant qu’elle l’était, ni de situation plus propre à remuer le cœur que celle où elle se trouvait alors.

Valville était derrière nous, qui avait la vue fixée sur elle ; je le regardai plusieurs fois, et il ne s’en aperçut point. J’en fus un peu étonnée, mais je n’allai pas plus loin, et n’en inférai rien.

Madame de Miran cherchait dans sa poche un flacon plein d’une eau souveraine en pareils accidents, et elle l’avait oublié chez elle.

Valville, qui en avait un pareil au sien, s’approcha tout d’un coup avec vivacité, nous écarta tous, pour ainsi dire, et, se mettant à genoux devant elle, tâcha de lui faire respirer de cette liqueur qui était dans le flacon, et lui en versa dans la bouche ; ce qui, joint aux mouvements que nous lui donnions, fit qu’elle entr’ouvrit les yeux, et les promena languissamment sur Valville, qui lui dit avec je ne sais quel ton tendre ou affectueux que je trouvai singulier : Allons, mademoiselle, prenez-en, respirez-en encore.

Et lui-même, par un geste sans doute involontaire, lui prit une de ses mains qu’il pressait dans les siennes. Je la lui ôtai sur-le-champ, sans savoir pourquoi.

Doucement, monsieur, lui dis-je ; il ne faut pas l’agiter tant. Il ne m’écouta pas : mais tout cela ne paraissait, de part et d’autre, que l’effet d’un empressement secourable pour la demoiselle ; et il se disposait encore à lui faire respirer de cet élixir, quand la jeune personne, soupirant, ouvrit tout à fait les yeux, souleva sa main que je tenais, et la laissa retomber sur le bras de Valville, qui la prit, et qui était toujours à genoux devant elle.

Ah ! mon Dieu, dit-elle, où suis-je ? Valvilte gardait cette main, la serrait, ce me semble, et ne se relevait pas.

La demoiselle, achevant enfin de reprendre ses esprits, l’envisagea plus fixement aussi, lui retira tout doucement sa main sans cesser d’avoir les yeux sur lui ; et comme elle devina bien au flacon qu’il avait, qu’il s’était empressé pour la secourir : Je vous suis obligée, monsieur, lui dit-elle : où est ma mère ? est-elle encore ici ?

Cette dame était au chevet du lit, assise sur une chaise où on l’avait placée, et où elle n’avait eu jusque-là que la force de soupirer et de pleurer.

Me voilà, ma chère fille, répondit-elle avec un accent un peu étranger. Ah, Seigneur ! que vous m’avez effrayée, ma chère Varthon ! Voici des dames à qui vous avez bien de l’obligation, aussi bien qu’à monsieur.

Et observez que ce monsieur demeurait toujours dans la même posture ; je le répète à cause qu’il m’ennuyait de l’y voir. La demoiselle, bien revenue à elle, jeta d’abord ses regards sur nous, ensuite les arrêta sur lui ; et puis, s’apercevant du petit désordre où elle était, ce qui venait de ce qu’on l’avait délacée, elle en parut un peu confuse, et porta sa main sur son sein. Levez-vous donc, monsieur, dis-je à Valville ; voilà qui est fini, mademoiselle n’a plus besoin de secours. Cela est vrai, me répondit-il comme avec distraction, et sans ôter les yeux de dessus elle. Je voudrais bien me lever, dit alors la demoiselle en s’appuyant sur sa mère qui l’aida du mieux qu’elle put. J’allais m’en mêler et prêter mon bras, quand Valville me prévint et avança précipitamment le sien pour la soulever.

Tant d’empressement de sa part n’était pas de mon goût ; mais de dire pourquoi je le désapprouvais, c’est ce que je n’aurais pu faire ; je ne serais pas même convenue qu’il me déplaisait ; je pense que ce petit dépit que j’en avais me faisait agir sans que je le connusse ; comment en aurais-je connu les motifs ? Et, suivant toute apparence, Valville y entendait aussi peu de finesse que moi.

Il fallait bien cependant qu’il se passât quelque chose d’extraordinaire en lui ; car vous avez vu la brusquerie avec laquelle je lui avais parlé deux ou trois fois, et il ne l’avait pas remarquée, il n’en fut point surpris, comme il n’aurait pas manqué de l’être dans un autre temps ; ou bien il la souffrit en homme qui la méritait, qui se rendait justice à son insu, et qui était coupable dans le fond de son cœur ; aussi l’était-il, mais il l’ignorait. Poursuivons.

Les religieuses attendaient toujours que la demoiselle entrât. Elle nous remercia, madame de Miran et moi, de fort bonne grâce, mais avec un air modeste, du service que nous venions de lui rendre. Je m’imaginai la voir un peu plus embarrassée dans le compliment qu’elle fit à Valville, et elle baissa les yeux en lui parlant. Allons, ma mère, ajouta-t-elle ensuite, c’est demain le jour de départ ; vous n’avez pas de temps à perdre, et il est temps que j’entre. Là-dessus elles s’embrassèrent, non sans verser encore beaucoup de pleurs.

J’ai supprimé toutes les politesses que madame de Miran et la dame étrangère s’étaient faites. Cette dernière lui avait même conté en peu de mots les raisons qui l’obligeaient à laisser la jeune personne dans le couvent.

Ma fille, me dit ma mère en les voyant s’embrasser pour la dernière fois, puisque vous allez avoir l’honneur d’être la compagne de mademoiselle, tâchez de gagner son amitié, et n’oubliez rien de ce qui pourra contribuer à la consoler.

Voilà bien de la bonté, madame, repartit aussitôt la dame étrangère ; je prendrai donc à mon tour la liberté de vous la recommander à vous-même. À quoi madame de Miran répondit qu’elle demandait aussi la permission de la faire venir chez elle, quand elle m’enverrait chercher ; ce qui fut reçu, de la part de l’autre, avec tous les témoignages possibles de reconnaissance.

Ces deux dames se connaissaient de nom, et par là savaient les égards qu’elles se devaient l’une à l’autre.

À tout cela Valville ne disait mot, et regardait seulement la demoiselle, sur qui, contre son ordinaire, je lui trouvais les yeux attachés plus souvent que sur moi ; ce que j’attribuais, sans en être contente, à un pur mouvement de curiosité.

Le moyen de le soupçonner d’autre chose, lui qui m’aimait tant, qui venait dans la même journée de m’en donner de si grandes preuves ; lui que j’aimais tant moi-même, à qui je l’avais tant dit, et qui était si charmé d’en être sûr.

Hélas ! sûr ! peut-être ne l’était-il que trop. On ne le croirait pas, mais les âmes tendres et délicates ont volontiers le défaut de se relâcher dans leur tendresse, quand elles ont obtenu toute la vôtre : l’envie de vous plaire leur fournit des grâces infinies, leur fait faire des efforts qui sont délicieux pour elles ; mais dès qu’elles ont plu, les voilà désœuvrées.

Quoi qu’il en soit, la jeune demoiselle, en reconnaissance de l’attachement que madame de Miran m’ordonnait d’avoir pour elle, vint galamment se jeter à mon cou, et me demander mon amitié. Cette action, à laquelle elle se livra de la manière du monde la plus aimable et la plus naïve, m’attendrit ; je n’en aurais peut-être pas fait autant qu’elle ; non qu’elle ne m’eût paru fort digne d’être aimée ; mais mon cœur ne me disait rien pour elle, ou plutôt je me sentais un fond de froideur que j’aurais eu de la peine à vaincre, et qui ne tint point contre ses caresses : je les lui rendis avec toute la sensibilité dont j’étais capable, et m’intéressai véritablement à elle, qui, s’arrachant encore d’entre les bras de sa mère, se retira dans le couvent. Je lui criai que j’allais la suivre dès que nous aurions vu l’abbesse, avec qui madame de Miran voulait avoir un instant d’entretien.

La mère remonta dans son équipage, baignée de ses larmes et le lendemain partit en effet pour l’Angleterre.

Madame de Miran alla un instant parler à l’abbesse, me vit entrer dans le couvent, et alla rejoindre Valville, qui s’était remis dans le carrosse où il l’attendait. Il nous avait quittées à l’instant où nous avions été au parloir de l’abbesse, et je ne l’avais pas vu moins tendre qu’il avait coutume de l’être ; il n’y eut qu’une chose à laquelle il manqua, c’est qu’il oublia de parler à madame de Miran du jour où nous nous reverrions, et je me rappelai cet oubli un quart d’heure après que je fus rentrée ; mais nous avions été dérangés ; l’accident de la demoiselle avait distrait nos idées, avait fixé notre attention ; et puis, ma mère n’avait-elle pas dit au logis que je reviendrais le lendemain ou le jour d’après ? Cela ne suffisait-il pas ?

Je l’excusais donc, et je traitais de chicane la remarque que j’avais d’abord faite sur son oubli.

Je reçus de l’abbesse, des religieuses et des pensionnaires que je connaissais, l’accueil le plus obligeant ; je vous ai déjà dit qu’on m’aimait, et cela était vrai, surtout de la part de cette religieuse dont j’ai déjà fait mention, et qui m’avait si bien vengée de la hauteur et des railleries de la jeune et jolie pensionnaire dont je vous ai parlé aussi. Dès que j’eus remercié tout le monde de la joie qu’on avait témoignée pour mon retour, je courus chez ma nouvelle compagne dont on avait la veille apporté toutes les hardes, qu’une sœur converse arrangeait alors, pendant qu’elle rêvait tristement à côté d’une table sur laquelle elle était appuyée.

Elle se leva du plus loin qu’elle m’aperçut, vint m’embrasser, et marqua un extrême plaisir à me voir.

Il aurait été difficile de ne pas l’aimer ; elle avait les manières simples, ingénues, caressantes, et, pour tout dire enfin, le cœur comme les manières. C’est un éloge que je ne puis lui refuser, malgré tous les chagrins qu’elle m’a causés.

Je me pris pour elle de l’inclination la plus tendre. La sienne pour moi, disait-elle, avait commencé dès qu’elle m’avait vue ; elle n’avait senti de consolation qu’en apprenant que je demeurerais avec elle. Promettez-moi que vous m’aimerez, que nous serons inséparables, ajouta-t-elle avec des tons, des serrements de main, avec des regards dont la douceur pénétrait l’âme et entraînait la persuasion ; de sorte que nous nous liâmes du commerce de cœur le plus étroit.

Elle était pour ainsi dire étrangère, quoiqu’elle fût née en France ; son père était mort, sa mère partait pour l’Angleterre, elle y pouvait mourir ; peut-être cette mère venait-elle de lui dire un éternel adieu ; peut-être au premier jour annoncerait-on à sa fille qu’elle était orpheline ; et moi j’en étais une ; mes infortunes allaient bien au-delà de celles qu’elle avait à appréhender, mais je la voyais en danger d’éprouver une partie des miennes. Je songeais donc que son sort pourrait avoir bientôt quelque ressemblance avec le mien, et cette réflexion m’attachait encore plus à elle ; il me semblait voir en elle une personne qui était plus réellement ma compagne qu’une autre.

Elle me confiait son affliction ; et, dans l’attendrissement où nous étions toutes deux, dans cette effusion de sentiments tendres et généreux à laquelle nos cœurs s’abandonnaient, comme elle m’entretenait des malheurs de sa famille, je lui racontai aussi les miens, et les racontai à mon avantage, non par aucune vanité, prenez garde, mais, ainsi que je l’ai déjà dit, par un pur effet de la disposition d’esprit où je me trouvais. Mon récit devint intéressant ; je le fis, de la meilleure foi du monde, dans un goût tragique ; je parlai en déplorable victime du sort, en héroïne de roman, qui ne disait pourtant rien que de vrai, mais qui ornait la vérité de tout ce qui pouvait la rendre touchante, et me rendre moi-même une infortunée respectable.

En un mot, je ne mentis en rien, je n’en étais pas capable, mais je peignis dans le grand : mon sentiment me menait ainsi sans que j’y pensasse.

Aussi la belle Varthon m’écoutait-elle en me plaignant, en soupirant avec moi, en mêlant ses larmes avec les miennes ; car nous en répandions toutes deux : elle pleurait sur moi, je pleurais sur elle.

Je lui fis l’histoire de mon arrivée à Paris avec la sœur du curé, qui y était morte ; je traitai le caractère de cette sœur aussi dignement que je traitais mes aventures.

C’était, disais-je, une personne qui avait eu tant de dignité dans ses sentiments, dont la vertu avait été si aimable, qui m’avait élevée avec des égards si tendres, et qui était si fort au-dessus de l’état où le curé son frère et elle vivaient à la campagne ! Et cela était encore vrai.

Ensuite je rapportai la situation où j’étais restée après sa mort ; et ce que je dis là-dessus fendait le cœur.

Le père Saint-Vincent, M. de Climal, que je ne nommai point (mon respect et ma tendresse pour sa mémoire m’en auraient empêchée, quand j’en aurais eu envie), l’injure qu’il m’avait faite, son repentir, sa réputation, la Dutour même chez qui il m’avait mise, si peu convenablement pour une fille comme moi ; tout vint à sa place, aussi bien que madame deMiran, à qui, dans cet endroit de mon récit, je ne songeai point non plus à donner d’autre nom que celui d’une dame que j’avais rencontrée, sauf à la nommer après, quand je serais hors de ce ton romanesque que j’avais pris. Je n’avais omis ni ma chute au sortir de l’église, ni le jeune homme aimable et distingué par sa naissance chez lequel on m’avait portée ; et peut-être, dans le reste de mon histoire, lui aurais-je appris que ce jeune homme était celui qui l’avait secourue ; que la dame qu’elle venait de voir était sa mère, et que je devais bientôt épouser son fils, si une sœur converse qui entra ne nous eût pas averties qu’il était temps d’aller souper ; ce qui m’empêcha de continuer et de mettre au fait mademoiselle Varthon, qui n’y était pas encore, puisque j’en restais à l’endroit où madame de Miran m’avait trouvée ; ainsi cette demoiselle ne pouvait appliquer rien de ce que je lui avais dit aux personnes qu’elle avait vues avec moi.

Nous allâmes donc souper. Mademoiselle Varthon, pendant le repas, se plaignit d’un grand mal de tête, qui augmenta et qui l’obligea, au sortir de table, de retourner dans sa chambre où je la suivis ; mais comme elle avait besoin de repos, je la quittai après l’avoir embrassée ; et rien de ce qui s’était passé pendant son évanouissement ne me revint dans l’esprit.

Je me levai le lendemain de meilleure heure qu’à mon ordinaire, pour me rendre chez elle ; on allait la saigner ; je crus que cette saignée annonçait une maladie sérieuse, et je me mis à pleurer ; elle me serra la main et me rassura. Ce n’est rien, ma chère amie, me dit-elle ; c’est une légère indisposition qui me vient d’avoir été hier fort agitée, ce qui m’a donné un peu de fièvre, et voilà tout.

Elle avait raison ; la saignée calma le sang ; le lendemain elle se porta mieux ; et ce petit dérangement de santé auquel j’avais été si sensible, ne servit qu’à lui prouver ma tendresse, et à redoubler la sienne, que l’état où je tombai moi-même mit bientôt à une plus forte épreuve.

Elle venait de se lever l’après-midi, quand, voulant aller prendre mon ouvrage qui était sur sa table, je fus surprise d’un étourdissement qui me força d’appeler à mon secours.

Il n’y avait dans sa chambre qu’elle, et cette religieuse que j’aimais et qui m’aimait. Mademoiselle Varthon fut la plus prompte, et accourut à moi.

Mon étourdissement se passa, et je m’assis ; mais de temps en temps il recommençait. Je me sentis même une assez grande difficulté de respirer, enfin des pesanteurs, et un accablement total.

La religieuse me tâta le pouls, parut inquiète, ne me dit rien qui m’alarmât, mais me conseilla d’aller me mettre au lit, et sur-le-champ mademoiselle Varthon et elle me menèrent chez moi. Je voulais tenir bon contre la souffrance, et me persuader que ce n’était rien ; mais il n’y eut pas moyen de résister, je n’en pouvais plus, il fallut me coucher, et je les priai de me laisser.

À peine sortaient-elles de ma chambre qu’on m’apporta un billet de madame de Miran, qui n’était que de deux lignes.

« Je n’ai pu te voir ces deux jours-ci ; n’en sois point inquiète, ma fille ; j’irai demain te prendre à midi. »

N’y a-t-il que celui-là, ma sœur ? dis-je, après l’avoir lu, à la sœur converse qui me l’avait apporté. C’est que je croyais que Valville aurait pu m’écrire aussi, et assurément il n’avait tenu qu’à lui ; mais il n’y avait rien de sa part.

Non, répondit cette fille à la question que je lui faisais ; c’est tout ce que vient de remettre à la tourière un laquais qui attend. Avez-vous quelque chose à lui faire dire, mademoiselle ?

Apportez-moi, je vous prie, une plume et du papier, lui dis-je ; et voici ce que je répondis, tout accablée que j’étais :

« Je rends mille grâces à ma mère de la bonté qu’elle a de me donner de ses nouvelles, j’avais besoin d’en recevoir ; je viens de me coucher, je suis un peu indisposée ; j’espère que ce ne sera rien, et que demain je serai prête. J’embrasse les genoux de ma mère. »

Je n’aurais pu en écrire davantage, quand je l’aurais voulu, et deux heures après j’avais une fièvre si ardente que la tête s’embarrassa. Cette fièvre fut suivie d’un redoublement, qui, joint à d’autres accidents compliqués, fit désespérer de ma vie.

J’eus le transport au cerveau ; je ne reconnus plus personne, ni mademoiselle Varthon, ni mon amie la religieuse, pas même ma mère, qui eut la permission d’entrer, et que je ne distinguai des autres que par l’extrême attention avec laquelle je la regardai sans lui rien dire.

Je restai à peu près dans le même état quatre jours entiers, pendant lesquels je ne sus ni où j’étais, ni qui me parlait ; on m’avait saignée, je n’en savais rien. La fièvre baissa le cinquième ; les accidents diminuèrent, la raison me revint, et le premier signe que j’en donnai, c’est qu’en voyant madame de Miran, qui était au chevet de mon lit, je m’écriai : Ah ! ma mère !

Et comme alors elle avançait sa main, dans l’intention de me faire une caresse, je tirai le bras hors du lit pour la lui saisir, et la portai à ma bouche, que je tins longtemps collée dessus.

Mademoiselle Varthon et quelques religieuses étaient autour de mon lit ; la première paraissait extrêmement triste.

J’ai donc été bien mal ? leur dis-je d’une voix faible et presque éteinte, et je vous ai sans doute causé bien de la peine ? Oui, ma fille, me répondit madame de Miran ; il n’y a personne ici qui ne vous ait donné des témoignages de son bon cœur ; mais, grâces au ciel, vous voilà échappée.

Mademoiselle Varthon s’approcha, me serra avec amitié le bras que j’avais hors du lit, et me dit quelque chose de tendre, à quoi je ne répondis que par un souris et par un regard qui lui marquait ma reconnaissance. Deux jours après, je fus entièrement hors de danger, je n’avais plus de fièvre ; il me restait seulement une grande faiblesse qui dura longtemps. Madame de Miran n’avait eu la permission de me voir qu’en conséquence de l’extrême péril où je m’étais trouvée, et elle s’abstint d’entrer dès qu’il fut passé ; mais j’omets une chose.

Le lendemain du jour où je reconnus ma mère, je fis réflexion que je pouvais redevenir tout aussi malade que je l’avais été, et que je n’en réchapperais peut-être pas. Je songeai ensuite à ce contrat de rente que m’avait laissé M. de Climal. À qui appartiendrait-il, si je mourais ? me disais-je : il serait sans doute perdu pour la famille et la justice, aussi bien que la reconnaissance, veulent que je le lui rende.

Pendant que cette pensée m’occupait, il n’y avait qu’une sœur converse dans ma chambre. Mademoiselle Varthon, qui ne me quittait presque pas, n’était point encore venue, et peut-être pas levée. Les religieuses étaient au chœur, et je me voyais libre.

Ma sœur, dis-je à cette converse, on a désespéré de ma vie ces jours passés ; ma fièvre est beaucoup diminuée, mais il n’est point sûr qu’elle ne me reprenne pas avec la même violence. À tout hasard, faites-moi le plaisir de me soulever un peu, et de m’apporter de quoi écrire deux lignes, qu’il est absolument nécessaire que j’écrive.

Eh ! Jésus Maria ! à quoi est-ce que vous allez rêver, mademoiselle ? me dit cette converse. Vous me faites peur, il semble que vous vouliez faire votre testament. Savez-vous bien que vous offensez Dieu d’aller vous mettre ces choses-là dans l’esprit, au lieu de le remercier de la grâce qu’il vous fait d’être mieux que vous n’étiez ? Eh ! ma chère sœur, ne me refusez pas, lui repartis-je il ne s’agit que de deux lignes, il ne faut qu’un instant.

Eh ! mon Dieu, reprit-elle en se levant, je m’en fais une conscience ; me voilà toute tremblante, avec vos deux lignes. Tenez, êtes-vous bien ? ajouta-t elle en me tenant sur mon séant. Oui, lui dis-je ; approchez-moi l’écritoire.

La mienne était garnie de tout ce qu’il fallait, et je me hâtai de finir avant que personne arrivât.

Je donne à madame de Miran, à qui je dois tout, le contrat que feu M. de Climal son frère a eu la charité de me laisser. Je donne aussi à la même dame tout ce que j’ai en ma possession, pour en disposer à sa volonté. » Je signai ensuite Marianne, et je gardai le billet que je mis sous mon chevet, dans le dessein de le remettre à ma mère, quand elle serait venue. Elle ne tarda pas ; à peine y avait-il un quart d’heure que mon petit codicille était écrit, lorsqu’elle arriva.

Eh bien ! ma fille, comment es-tu ce matin ? me dit-elle en me tâtant le pouls. Encore mieux qu’hier, ce me semble, et je te crois guérie ; il ne te faut plus que des forces.

Je pris alors mon petit papier, et le lui glissai dans la main, Que me donnes-tu là ? s’écria-t-elle ; voyons. Elle l’ouvrit, le lut, et se mit à rire. Que tu es folle, ma pauvre enfant me dit-elle ; tu fais des donations et tu te portes mieux que moi (elle avait quelque raison de dire cela, car elle était fort changée) ; va, ma fille, tu as tout l’air de ne faire ton testament de longtemps, et je n’y serai plus quand tu le feras, ajouta-t-elle en déchirant le papier qu’elle jeta dans ma cheminée ; garde ton bien pour mes petits-fils ; tu n’auras point d’autres héritiers, je l’espère.

Eh ! pourquoi dites-vous que vous n’y serez plus, ma mère ? Il vaudrait donc mieux que je mourusse aujourd’hui, lui répondis-je la larme à l’œil.

Paix, me repartit-elle ; n’est-il pas naturel que je finisse avant vous ? Qu’est-ce que cela signifie ? C’est l’extravagance de votre papier qui est cause de ce que je vous dis là ; songeons à vivre, et hâte-toi de guérir, de peur que Valville ne soit malade. Je t’avertis qu’il ne s’accommode point de ne te plus voir. (Notez que je lui en avais toujours demandé des nouvelles.)

Elle en était là quand mademoiselle Varthon et le médecin entrèrent. Celui-ci me trouva fort tranquille et hors d’affaire, à ma faiblesse près ; de façon que ma mère ne vint plus, et se contenta les jours suivants d’envoyer savoir comment je me portais, ou de passer au couvent pour l’apprendre elle-même ; et le lendemain ce fut Valville qui vint de sa part.

Je n’ai pas songé à vous dire que madame de Miran, durant ses visites, avait toujours extrêmement caressé mademoiselle Varthon, et qu’il était arrêté que nous irions, cette belle étrangère et moi, dîner chez elle, aussitôt que je pourrais sortir.

Or, ce fut à cette demoiselle que Valville demanda à parler, tant pour s’informer de mon état, et pour lui faire à elle-même des compliments de la part de sa mère, que pour s’acquitter d’un devoir de politesse envers cette jeune personne, à qui la bienséance voulait qu’il s’intéressât depuis le service qu’il lui avait rendu. Mademoiselle Varthon était dans ma chambre, lorsqu’on vint l’avertir qu’on souhaitait lui parler de la part de madame de Miran, sans lui dire qui c’était.

C’est apparemment vous que cela regarde, me dit-elle en me quittant pour aller au parloir ; et je ne doutai pas en effet que je ne fusse l’objet ou de la visite ou du message.

Il est pourtant vrai que Valville n’avait point d’autre commission que celle de s’informer de ma santé, et que ce fut lui qui imagina de demander mademoiselle Varthon, à qui ma mère lui avait simplement dit de faire ses compliments, et voilà tout.

Il se passa bien une demi-heure avant que mademoiselle Varthon revînt. Vous remarquerez qu’il n’avait plus été question avec elle de la suite de mes aventures, depuis le jour où je lui en avais conté une partie, et qu’elle ignorait totalement que j’aimais Valville et que je devais l’épouser ; elle avait été indisposée dès le jour de son entrée au couvent ; deux jours après j’étais tombée malade ; il n’y avait pas eu moyen d’en revenir à la continuation de mon histoire.

Comment, donc ! me dit-elle, en rentrant d’un air content, vous ne m’avez pas dit que ce jeune homme, d’une si jolie figure, qui me secourut avec vous dans mon évanouissement, était le fils de madame de Miran, que j’ai vue depuis si souvent ici, et qui vous aime tant ! Savez-vous bien que c’est lui qui m’attendait dans le parloir ?

Qui ? M. de Valville ? répondis-je avec un peu de surprise. Eh ! que vous voulait-il ? Vous avez été bien longtemps ensemble. Un quart d’heure à peu près, reprit-elle ; il venait, comme on me l’a dit, de la part de sa mère, savoir comment vous vous portez ; elle l’avait aussi chargé de quelques compliments pour moi, et il a cru de son côté me devoir une petite visite de politesse.

Il avait raison, lui répondis-je d’un air assez rêveur ; ne vous a-t-il pas donné de lettre pour moi ? madame de Miran ne m’a-t-elle point écrit ? Non, me dit-elle, il n’y a rien.

La-dessus quelques pensionnaires de mes amies entrèrent, qui nous firent changer de conversation.

Je fus cependant étonné que madame de Miran ne m’eût point écrit : non pas que son silence m’inquiétât, ni que j’attendisse une lettre d’elle ; car il n’était pas nécessaire qu’elle m’écrivît, je l’avais vue la veille ; on lui apprenait que je me portais toujours de mieux en mieux, et il suffisait bien qu’elle envoyât savoir si cela continuait ; il n’en fallait pas davantage.

Mais ce qui m’étonnait, c’est que Valville, de qui, dans des circonstances peut-être moins intéressantes, j’avais reçu de si fréquentes lettres, qu’il joignait à celles que m’écrivait sa mère, ou qui m’avait si souvent écrit un mot dans celles de cette dame, ne se fût point avisé en cette occurrence-ci de me donner de pareilles marques d’attention.

Dans le fort de ma maladie, me disais-je, j’avoue que ses lettres n’auraient pas été de saison : mais j’ai pensé mourir ; me voici convalescente ; il lui est permis de m’écrire, et il ne m’écrit point ; il ne me donne aucun témoignage de sa joie.

Peut-être, dans l’état languissant où je suis encore, a-t-il cru qu’il fallait s’abstenir de m’envoyer un billet à part ; mais il aurait pu, ce me semble, prier sa mère de m’en écrire un, afin d’y joindre quelques lignes de sa main ; et il ne songe à rien.

Cette négligence me fâchait ; je ne l’y reconnaissais pas. Qu’est devenu Valville ? Ce n’est plus là son cœur. Cela me chagrinait sérieusement ; je n’en revenais point.

J’ai refusé jusqu’à ce jour, me dit mademoiselle Varthon pendant que nos compagnes s’entretenaient, d’aller dîner chez une dame qui est l’intime amie de ma mère, et à laquelle elle m’a recommandée ; vous étiez trop malade, et je n’ai pas voulu vous quitter ; mais ce matin, avant que d’entrer chez vous, je lui ai enfin mandé par un laquais qu’elle m’a envoyé, que j’irais demain chez elle. Je m’en dédirai pourtant si vous le souhaitez, ajouta-t-elle. Voyez, resterai-je ? Je vous avertis que j’aimerais bien mieux être avec vous.

Non, lui répondis-je en lui prenant affectueusement la main, je vous prie d’y aller ; il faut répondre à l’envie qu’elle a de vous voir. Ayez seulement la bonté d’en revenir une demi-heure plus tôt que vous ne le feriez sans moi, et je serai contente.

Mais je ne le serais pas, moi, me repartit-elle ; et vous trouverez bon que j’abrège un peu davantage ; je ne prétends point m’y ennuyer si longtemps que vous le dites.

Passons donc au lendemain. Mademoiselle Varthon se rendit chez cette amie de sa mère, dont le carrosse la vint chercher de si bonne heure qu’elle en murmura, qu’elle en fut de mauvaise humeur, et le tout encore à cause de moi avec qui elle était alors. Cependant elle en revint beaucoup plus tard que je ne l’attendais. Je n’ai pas été la maîtresse de quitter, me dit-elle, on m’a retenue malgré moi ; et il n’y avait rien de plus croyable.

Quelques jours après, elle y retourna encore, et puis y retourna ; il le fallait, à moins que de rompre avec la dame, à ce qu’elle disait, et je n’en doutai point ; mais elle me paraissait en revenir avec un fond de distraction et de rêverie qui ne lui était point ordinaire : je lui en dis un mot ; elle me répondit que je me trompais, et je n’y songeai plus.

Je commençais à me lever alors, quoique encore assez faible ; ma mère envoyait tous les jours au couvent pour savoir comment je me portais ; elle m’écrivit même une ou deux fois ; et de lettres de Valville, pas une.

Mon fils est bien impatient de te revoir ; mon fils te querelle d’être si longtemps convalescente ; mon fils devait mettre quelques lignes dans le billet que je t’écris, je l’attendais pour cela ; mais il se fait tard, il n’est pas revenu, et ce sera pour une autre fois.

Voilà toutes les nouvelles que je recevais de lui ; j’en fus si choquée, si aigrie, que, dans mes réponses à ma mère, je ne fis plus aucune mention de lui. Dans ma dernière, je lui marquai que je me sentais assez de force pour me rendre au parloir, si elle voulait avoir la bonté d’y venir le lendemain.

Je ne suis malade que du seul ennui de ne point voir ma chère mère, ajoutai-je ; qu’elle achève donc de me guérir, je l’en supplie. Je ne doutai point qu’elle ne vînt, et elle n’y manqua pas ; mais nous ne prévoyions ni l’une ni l’autre la douleur et le trouble où elle me trouva le lendemain.

La veille de ce jour, je me promenais dans ma chambre avec mademoiselle Varthon ; nous étions seules.

Vous crûtes vous apercevoir, il y a quelques jours, que j’étais un peu rêveuse, me dit-elle, et moi je m’aperçois aujourd’hui que vous l’êtes beaucoup. Vous avez quelque chose dans l’esprit qui vous chagrine, et je suis bien trompée si hier au matin vous ne veniez pas de pleurer, lorsque j’entrai chez vous. Je ne vous demande point de quoi il s’agit, ma chère compagne ; dans la situation où je suis, je ne puis vous être bonne à rien ; mais votre tristesse m’inquiète, j’en crains les suites ; songez que vous sortez de maladie, et que ce n’est pas le moyen de revenir en parfaite santé que de vous livrer à des pensées fâcheuses ; notre amitié veut que je vous le dise, et je n’irai pas plus loin.

Hélas ! je vous assure que vous me prévenez, lui répondis-je ; je n’avais point dessein de vous cacher ce qui me fait de la peine ; mon cœur n’a rien de secret pour vous ; mais il n’y a pas longtemps que je suis bien sûre d’avoir sujet d’être triste, et la journée ne se serait pas passée sans que je vous eusse tout confié. Je n’aurais eu garde de me refuser cette consolation-là.

Oui, mademoiselle, repris-je après m’être interrompue par un soupir, oui, j’ai du chagrin ; je vous ai déjà raconté la plus grande partie de mon histoire ; ma maladie m’a empêchée de vous dire le reste ; et le voici en deux mots.

Madame de Miran est cette dame que, s’il vous en souvient, je vous ai dit que j’avais rencontrée ; vous avez été témoin de ses façons avec moi : on la prendrait pour ma mère ; et, depuis le premier instant où je l’ai vue, elle en a toujours agi de même.

Ce n’est pas là tout : ce M. de Valville, qui vous vint voir l’autre jour… Eh bien ! ce M. de Valville, me dit-elle sans me donner le temps d’achever, est-ce qu’il vous est contraire ? Saurait-il mauvais gré à sa mère de l’amitié qu’elle a pour vous ?

Non, lui dis-je, ce n’est point cela ; écoutez-moi. M. de Valville est le jeune homme dont je vous ai parlé aussi, chez qui on me porta après ma chute, et qui prit dès lors pour moi la passion la plus tendre, une passion dont je n’ai pu douter ; bien plus, madame de Miran sait qu’il m’aime et que je l’aime aussi ; elle sait qu’il veut m’épouser, et, malgré mes malheurs, consent elle-même à notre mariage, qui doit se faire au premier jour, qui a été retardé par hasard, et qui peut-être ne se fera plus ; j’ai du moins lieu d’en désespérer par la conduite que Valville tient actuellement avec moi.

Mademoiselle Varthon ne m’interrompait plus, écoutait d’un air morne, baissait la tête, et même ne me regardait pas ; je ne la voyais que de côté ; et cette contenance qu’elle avait, je l’attribuais à la simple surprise que lui causait mon récit.

Vous savez de quel danger je sors, continuai-je ; je viens d’échapper à la mort ; avant ma maladie, jamais sa mère ne m’écrivait le moindre billet qu’il n’en joignît un au sien, ou qu’il ne m’écrivît quelque chose dans sa lettre. Et ce même homme qui m’a accoutumée à le voir si tendre et si attentif, lui qui a pensé me perdre, qui a dû être si alarmé de l’état où j’étais, lui qu’à peine j’aurais cru assez fort pour supporter des frayeurs sur mon compte, qui a dû être si transporté de joie de me voir hors de péril, croiriez-vous, mademoiselle, que je suis encore à recevoir de ses nouvelles, qu’il ne m’a pas écrit le moindre petit mot, lui qui m’aimait tant, pas un seul billet ? Cela est-il naturel ? Que veut-il que je pense, et que penseriez-vous à ma place ?

Je m’arrêtai là-dessus un moment, mademoiselle Varthon aussi ; mais elle me laissait toujours un peu derrière elle, restait muette, et ne retournait pas la tête.

Pas une lettre ! répétai-je ; lui qui m’en a tant prodigué dans des occasions moins pressantes ; encore une fois, le croiriez-vous ? Est-ce que sa tendresse diminue ? est-il inconstant ? est-ce que je perds son cœur, au lieu de la vie que j’aimerais mieux avoir perdue ? Mon Dieu, que je suis agitée ! Mais, dites-moi, mademoiselle, il me vient une chose dans l’esprit, ne serait-il pas malade ? Madame de Miran, qui sait que je l’aime, ne me le cacherait-elle point ? Elle m’aime beaucoup aussi, elle peut avoir peur de m’affliger. N’auriez-vous pas la même bonté qu’elle ? Cette visite que vous dites avoir reçue de M. de Valville, ne vous aurait-on pas engagée à la feindre, pour m’empêcher de soupçonner la vérité ? Car il me paraît impossible qu’il soit si négligent, et je vous assure que je serais moins affligée de le savoir malade : il est jeune, il en reviendra, mademoiselle, au lieu que, s’il était inconstant, il n’y aurait plus de remède ; ainsi ce dernier motif d’inquiétude est pour moi bien plus cruel que l’autre. Avouez-moi donc sa maladie, je vous en conjure ; vous me tranquilliserez ; avouez-la, de grâce, je serai discrète. Elle se taisait.

Alors, impatientée de son silence, je l’arrêtai par le bras, et me mis vis-à-vis d’elle pour l’obliger à me parler.

Mais jugez de mon étonnement quand, pour toute réponse, je n’entendis que des soupirs, et que je ne vis qu’un visage baigné de pleurs.

Ah ! Seigneur, m’écriai-je en pâlissant moi-même ; vous pleurez, mademoiselle ; qu’est-ce que cela signifie ? Et je lui demandais ce que mon cœur devinait déjà ; oui, j’en eus tout d’un coup un pressentiment, j’ouvris les yeux ; tout ce qui s’était passé pendant son évanouissement me revint dans l’esprit, et m’éclaira.

Nous étions alors près d’un fauteuil, dans lequel elle se jeta ; je me mis auprès d’elle, et je pleurais aussi.

Achevez, lui dis-je, ne me déguisez rien, ce ne serait pas la peine, je crois vous entendre. Où avez-vous vu monsieur de Valville ? L’indigne ! Est-il possible qu’il ne m’aime plus ?

Hélas ! ma chère Marianne, me répondit-elle, que n’ai-je su plus tôt tout ce que vous venez de me dire !

Eh bien ! insistai-je, après, parlez franchement ; est-ce que vous m’avez ravi son cœur ? Dites donc qu’il m’en coûte le mien, répondit-elle.

Quoi ! criai-je encore, il vous aime donc, et vous l’aimez ? Que je suis malheureuse ! Nous sommes toutes deux à plaindre, me dit-elle ; il ne m’a point parlé de vous ; je l’aime, et je ne le verrai de ma vie.

Il ne m’en aimera pas davantage, lui répondis-je en versant à mon tour un torrent de larmes ; il ne m’en aimera pas davantage. Ah ! mon Dieu, où suis-je, et que ferai-je ? Hélas ! ma mère, je ne serai donc point votre fille ! C’est donc en vain que vous avez été si généreuse ! Quoi ! vous, monsieur de Valville, vous, infidèle pour Marianne, après tant d’amour vous l’abandonnez ! et c’est vous, mademoiselle, qui me l’ôtez ; vous, qui avez eu la cruauté de m’aider à guérir ! Eh ! que ne me laissiez-vous mourir ? Comment voulez-vous que je vive ? Je vous ai donné mon cœur à tous deux, et tous deux vous me donnez la mort. Ah ! je ne survivrai pas à ce tourment-là, je l’espère ; Dieu m’en fera la grâce, et je sens que je meurs.

Ne me reprochez rien, me dit-elle d’un ton plein de douleur ; je ne suis point capable d’une perfidie ; je vous conterai tout ; il m’a trompée.

Il vous a trompée, repartis-je ! Eh ! pourquoi l’écoutiez-vous, mademoiselle ? Pourquoi l’aimer, pourquoi souffrir qu’il vous aimât ? Votre mère venait de partir, vous étiez dans l’affliction, et vous avez le courage d’aimer ! D’ailleurs, il n’était point mon frère, vous le saviez, vous nous aviez trouvés ensemble ; il est aimable, et je suis jeune ; était-il si difficile de deviner que nous nous aimions ? Et quelle excuse avez-vous ? Mais, encore une fois, où l’avez-vous vu ? Vous vous connaissiez donc ! Comment avez-vous fait pour m’arracher sa tendresse ? On n’en a jamais eu tant qu’il en avait, et jamais il n’en trouvera tant que j’en avais moi-même. Il me regrettera, mais je n’y serai plus ; il se ressouviendra combien je l’aimais, il pleurera ma mort ; vous aurez la douleur de le voir ; vous vous reprocherez de m’avoir trahie, et vous ne serez jamais heureuse.

Moi ! vous avoir trahie ! me répondit-elle. Eh ! ma chère Marianne, vous avouerais-je que je l’aime, si je n’avais pas moi-même été surprise ; et ne vais-je pas être la victime de tout ceci ! Tâchez de vous calmer un moment pour m’entendre ; vous avez le cœur trop bon pour être injuste, et vous l’êtes ; vous allez en juger par ma sincérité.

Je n’avais jamais vu Valville avant la faiblesse dans laquelle je tombai au départ de ma mère ; vous savez qu’il me secourut avec empressement.

Dès que je fus revenue à moi, le premier objet qui me frappa, ce fut lui, qui était à mes genoux ; il me tenait la main. Je ne sais si vous remarquâtes les regards qu’il jetait sur moi. Toute faible que j’étais, j’y pris garde ; il est aimable, vous en convenez ; je le trouvai de même ; il ne cessa presque point d’avoir les yeux sur moi, jusqu’au moment où je m’enfermai, et, par malheur, rien de tout cela ne m’échappa.

J’ignorais qui il était. Ce que vous me contâtes de votre histoire ne me l’apprit point ; il est vrai que je pensais quelquefois à lui, mais comme à quelqu’un que je croyais ne pas revoir. On vint plusieurs jours après m’avertir qu’une personne (qu’on ne nommait pas) souhaitait de me parler de la part de madame de Miran. J’étais avec vous alors ; je descendis ; et c’était lui qui m’attendait.

Je rougis en le voyant ; il me parut embarrassé, et son embarras me rendit honteuse ; il me demanda en souriant si je le reconnaissais, si je n’avais pas oublié que je l’avais vu. Il me dit que mon évanouissement l’avait fait trembler, que de sa vie il n’avait été si attendri que de l’état où il m’avait vue ; qu’il l’avait toujours présent ; que son cœur en avait été frappé ; et tout de suite me conjura de lui pardonner la naïveté avec laquelle il s’expliquait là-dessus.

Pendant qu’elle me parlait ainsi, elle ne s’apercevait point que son récit me tuait ; elle n’entendait ni mes soupirs, ni mes sanglots ; elle pleurait trop elle-même pour y faire attention ; et, tout cruel qu’était ce récit, mon cœur s’y attachait pourtant, et trouvait je ne sais quel funeste plaisir dans le déchirement même qu’il me causait.

Et moi, continua-t-elle, je fus si émue de tous ses discours, que je n’eus pas la force de les arrêter ; il ne me dit pourtant point qu’il m’aimait, mais je sentis bien que ce n’était que cela qu’il me voulait dire ; et il me le disait d’une façon dont il n’aurait pas été raisonnable de me fâcher.

J’ai tenu cette belle main que je vois dans les miennes, ajouta-t-il encore, je l’ai tenue. Vous me vîtes à vos genoux, quand vous commençâtes à ouvrir les yeux ; j’eus bien de la peine à m’en ôter ; et je m’y jette encore toutes les fois que j’y pense.

Ah ! Seigneur, il s’y jette, m’écriai-je ici ; il s’y jetait pendant que je me mourais ; hélas je suis donc bien effacée de son cœur ! Il ne m’a jamais rien dit de si tendre.

Je ne me rappelle plus ce que je lui répondis, poursuivit-elle ; tout ce que je sais, c’est que je finis par lui dire que je me retirais, qu’un pareil entretien n’avait que trop duré ; et il s’excusa avec un air de soumission et de respect qui m’apaisa.

Je m’étais déjà levée ; il me parla de ma mère, et puis de l’envie que la sienne avait de me voir chez elle ; il me parla encore de madame la marquise de Kilnare, qu’il ne doutait point que je ne connusse, et dont il me dit qu’il était fort connu aussi ; et cette dame est celle chez qui j’ai été trois ou quatre fois depuis votre convalescence. Il ajouta qu’il voyait assez souvent un de ses parents, et qu’ils devaient, je pense, souper ce même soir ensemble. Enfin, lorsque j’allais le quitter : J’oubliais, me dit-il, une lettre que ma mère m’a chargé de vous remettre de sa part, mademoiselle. Il rougit en me la présentant ; je la pris, croyant de bonne foi qu’elle était de madame de Miran ; et point du tout, dès qu’il fut sorti, jugez de ma surprise, elle était de lui. Je l’ouvris en revenant chez vous dans l’intention de vous la porter, je n’en fis pourtant rien ; vous y verrez la raison qui m’en empêcha.

Elle tira cette lettre de sa poche, me la donna toute ouverte, et me dit : Lisez. Je la pris d’une main tremblante, et je n’osais en regarder le caractère. À la fin pourtant je jetai les yeux dessus en la mouillant de mes larmes : Il écrit, mais ce n’est plus à moi, dis-je, mais ce n’est plus à moi !

Je fus si pénétrée de cette réflexion, j’en eus le cœur si serré, que je fus longtemps comme étouffée par mes soupirs, et sans pouvoir commencer la lecture de cette lettre, qui était courte, et dont voici les termes :

« Depuis le jour de votre accident, mademoiselle, je ne suis plus à moi. En venant ici aujourd’hui, j’ai prévu que mon respect m’empêcherait de vous le dire, mais j’ai prévu aussi que mon trouble et mes regards timides vous le diraient ; vous m’avez vu en effet trembler devant vous, et vous avez voulu vous retirer sur-le-champ. Je crains que cette lettre-ci ne vous irrite aussi ; cependant mon cœur n’y sera pas plus hardi qu’il ne l’a été tantôt ; il y tremble encore, et voici simplement de quoi il est question. Vous aurez sans doute accordé votre amitié à mademoiselle Marianne, et il y a quelque apparence qu’au sortir du parloir vous irez lui confier votre étonnement, hélas ! peut-être votre indignation sur mon compte ; et vous me nuirez auprès de ma mère, que j’instruirai moi-même dans un autre temps, mais qu’il ne serait pas à propos qu’on instruisît aujourd’hui, et à qui pourtant mademoiselle Marianne conterait tout. J’ai cru devoir vous en avertir. Mon secret m’est échappé ; je vous adore ; je n’ai pas osé vous le dire, mais vous le savez. Il ne serait pas temps qu’on le sût et vous êtes généreuse. »

Remettons la suite de cet événement à la huitième partie, madame ; je vous en ôterais l’intérêt si j’allais plus loin sans achever. Mais l’histoire de cette religieuse, que vous m’avez tant de fois promise, quand viendra-t-elle ? me dites-vous. Oh ! pour cette fois-ci, voilà sa place ; je ne pourrai plus m’y tromper ; c’est ici que Marianne va lui confier son affliction ; et c’est ici qu’à son tour elle essaiera de lui donner quelques motifs de consolation en lui racontant ses aventures.