La Vie de M. Descartes/Livre 4/Chapitre 5

Daniel Horthemels (p. 306-315).

Nous ne pouvons mieux délasser M Descartes des embarras que luy avoient causez l’impression et la distribution de son livre, qu’en luy faisant faire une promenade au siége de Breda, où se trouvoient quelques-uns de ses amis tant de France que de Hollande. C’est ce que nous pouvons imaginer de plus vray-semblable pour tâcher d’accorder quelque chose au Sieur Borel, qui appuyé sur les relations de son ami De Ville-Bressieux, a publié d’un ton fort affirmatif que M Descartes s’étoit trouvé personnellement à deux siéges de la ville de Breda.

Nous avons remarqué ailleurs l’impossibilité où étoit M Descartes d’assister à celuy de l’an 1625, où le Marquis De Spinola prit la ville sur les hollandois.

Nous ne voyons guéres plus d’apparence à croire qu’il eût voulu se trouver à celuy de cette année, où le Prince D’Orange reprit cette ville sur les espagnols. Depuis le siége de La Rochelle, au retour duquel il avoit entiérement quitté l’épée pour prendre le manteau, il s’étoit tellement dépoüillé de son humeur guerriére, et il faisoit une profession si publique de poltronnerie (pour ne pas perdre ses termes,) qu’il est hors de toute apparence qu’il eût voulu servir dans les troupes avec ces dispositions.

Etant une fois sorti de sa retraite, et se voyant sur les frontiéres des Pays-Bas catholiques, il peut avoir eu la pensée de passer en Flandre avant que de se renfermer dans le poësle. Il paroît au moins qu’il fut à Doüay vers ce têms-là, s’il est sûr de se reposer sur la foy d’une personne de probité, qui soûtient avoir vû M Descartes à Doüay, et l’avoir revû environ sept ans aprés à Paris, tant au collége de Boncourt avec le Chevalier D’Igby, qu’aux théatins avec le P Chappuis, ce qui n’est arrivé qu’en 1644. Selon cette relation, M Descartes accompagné d’un gentil-homme polonois, vint rendre visite à M De La Bassecourt gouverneur ou commandant de la ville de Doüay pour le roy d’Espagne, qui le retint huit ou dix jours à le régaler et à l’entendre raisonner sur sa philosophie, dont il étoit devenu amoureux. Le gouverneur s’appliquant sur tout à des-ennuyer son hôte par la diversité des objets qu’il luy présentoit, n’avoit pas oublié de luy procurer la compagnie des plus habiles gens de l’université du lieu à sa table, afin de lier entre eux de curieuses et sçavantes conversations aprés le repas. L’un des plus renommez étoit un petit docteur bossu appellé François Silvius, habile thomiste, l’un des grands théologiens de son siécle, et le prémier ornement de l’université depuis la mort d’Estius. Il étoit de Braine-Le-Comte sur les extrémitez du Haynaut et du Brabant : il occupoit la chaire royale et ordinaire de théologie depuis environ dix-huit ans ; et sa mort ne prévint celle de M Descartes que d’un an et quelques semaines. M De La Bassecourt ayant convié ce docteur de venir manger tous les soirs chez luy tant que M Descartes y seroit, se procura à luy-même un plaisir dans leurs entretiens, dont il se fit un honneur le reste de ses jours. M Descartes y parloit peu selon son ordinaire : mais ce qu’il disoit étoit accompagné d’un flegme mêlé de gayeté. L’ardeur du discours étoit le plus souvent entre le docteur Silvius et le gentil-homme polonois. La conversation dégénéroit presque toûjours en dispute qui duroit fort avant dans la nuit, mais jamais hors des termes de la philosophie : et la chaleur les emportoit presque toûjours au grand divertissement de M De La Bassecourt. On en revenoit toûjours à M Descartes comme à l’arbitre des parties : et jamais il n’abusoit de leur confiance, ny de leur soûmission à son jugement. Il commençoit par les faire revenir l’un et l’autre des extrémitez où la dispute les avoit jettez, et il terminoit leur différent en peu de mots, mais d’une maniére qui contentoit l’un sans mécontenter l’autre, parce qu’outre la douceur et l’honnêteté qu’il y apportoit, il proposoit sa pensée d’un air de doute plûtôt que de décision. Autant que la modestie de M Descartes plaisoit à M Silvius, autant celui-cy témoignoit-il être peu satisfait de la violence avec laquelle il se sentoit poussé par le polonois. Ce fût pourtant ce docteur qui fut cause qu’on disputa de la philosophie jusqu’au départ de M Descartes. Car nonobstant la résolution qu’il avoit prise dés le prémier jour de ne vouloir plus se commettre avec le gentil-homme, il ne laissoit pas de revenir le lendemain avec de nouveaux arguments pour réparer le mauvais succés de la veille : et quoy qu’il s’en retournât toûjours faisant de nouvelles protestations de ne plus entrer en lice, les civilitez de M Descartes jointes à l’envie de tirer au moins une fois raison du polonois, luy faisoient oublier sa protestation ; et il n’y eut que l’adieu de M Descartes qui fut capable de luy faire garder enfin la promesse qu’il renouvelloit tous les jours de ne plus retourner à la charge.

M Descartes comblé des amitiez de M De La Bassecourt s’en retourna en Hollande vers le commencement de l’hyver : mais il ne demeura dans Amsterdam qu’autant qu’il luy fallut de têms pour chercher un lieu de retraite, où il pût se donner quelque sorte d’établissement sans s’éloigner trop des commoditez de la vie. Il crut avoir enfin trouvé ce qu’il souhaitoit dans la Nort-Hollande prés de la ville d’Alcmaer au comté d’Egmond. Il y avoit alors dans ce comté trois villages du nom d’Egmond, dont il en reste encore aujourd’huy deux dans un état assez florissant. Celuy qui paroît maintenant ruiné presque entiérement s’appelloit Egmond Sur Mer ou Op-Zée, pour parler avec ceux du pays. Il étoit situé à l’occident d’Alcmaer, mais les flots dont ses maisons ont été batuës l’ont tellement miné qu’il n’y reste plus maintenant que quelques cabanes pour servir de retraite à des pêcheurs. Le lieu n’est point en réputation d’être fort sain ny fort commode, aussi M Descartes n’y fit-il jamais de séjour. à une demie lieuë dela, mais toûjours à l’occident d’Alcmaer est un autre Egmond, qui s’appelle T’Huis Te Egmond, ou Egmond-La-Maison et tout prés est le hameau de Hoef, qui est un lieu de plaisance à cause des beaux jardins qu’on y entretient. M Descartes a pris quelquefois son logement dans cét Egmond, et même dans le hameau de Hoef, qui est censé faire partie de cét Egmond. Mais sa principale demeure et le lieu du plus long séjour qu’il ait fait en Hollande est Egmond, surnommé cy-devant De Abdie, à cause d’une célébre abbaye de bénédictins qui y florissoit avant les révolutions de la religion dans les provinces-unies.

Cét Egmond à qui il semble que l’on donne aujourd’huy le surnom de Binnen a toujours passé pour le plus beau village de la Nort-Hollande. Il est au sud-ouest d’Alcmaer, à une lieuë et demie de cette ville, et à un quart de lieuë d’Egmond-De-Hoef. M Descartes ayant été informé des commoditez qui s’y trouvent pour la vie alla s’y loger dés la fin de l’an 1637.

Il fut porté principalement à préférer ce lieu à tout autre dans le païs par la considération de sa religion, pour l’exercice de laquelle il ne croyoit pas devoir se contenter d’un culte intérieur. Or il y avoit dans Egmond une eglise pour les catholiques, dont ce village étoit rempli : et l’exercice de nôtre religion y étoit entiérement libre et tout public. Ce qui contribua aussi à l’y arrêter fut le voisinage d’Alcmaer et de Harlem, où étoit pareillement un grand nombre de catholiques, et entre autres quelques prêtres de ses amis, gens de bien, fort connus et fort aimez dans le païs, faisant profession des mathématiques, et des autres sciences. Aprés avoir donc établi ses correspondances à Harlem, et à Amsterdam, il se renferma dans Egmond De Binnen pour y goûter les plaisirs de la solitude qu’il avoit tant cherchée jusques-là, et qu’il n’avoit pas encore trouvée ailleurs si accomplie.

Pendant qu’il étoit occupé de son déménagement, il laissoit aux sçavans et aux curieux le loisir de lire son livre. Un de ceux qui parurent des prémiers à luy en rendre compte fut le docteur Fromond, ou Froimond.

Cét homme qui étoit d’environ neuf ans plus âgé que M Descartes, et qui mourut trois ans aprés luy, s’étoit déja acquis une belle réputation dans les Païs-Bas catholiques et pour la philosophie, et pour la théologie, qu’il avoit enseignées avec beaucoup de suffisance, tant à Anvers qu’à Louvain. Il étoit actuellement professeur royal des saintes ecritures dans l’université de cette derniére ville depuis environ deux ans, c’est-à-dire, depuis la promotion de Jansenius son prédécesseur à l’evêché d’Ypre. M Descartes qui connoissoit ce docteur de réputation, ayant appris qu’il étoit celuy qui avoit le mieux écrit sur les météores au jugement des habiles gens, ne s’étoit pas contenté de voir l’ouvrage qu’il en avoit fait imprimer en cinq livres à Anvers dés l’an 1631 : mais pour luy donner des marques de son estime il luy avoit envoyé un exemplaire de ce qu’il venoit de faire imprimer. M Fromond ne crut pas pouvoir mieux reconnoître ses honnêtetez, qu’en se mettant incessamment à la lecture de ce nouveau livre, dont il sçût assez faire valoir le prix. Il recueillit même les difficultez qui l’arrêtérent, et les points dont il ne pouvoit convenir avec l’auteur, suivant la priére que M Descartes luy en avoit faite. Il les mit en forme d’objections, qu’il luy envoya incontinent. M Descartes les reçût avant son départ pour Egmond ; et il fut surpris de la diligence d’un homme qui avoit d’ailleurs beaucoup d’occupation. Il reçût en même têms d’autres objections touchant le mouvement du cœur de la part de Plempius son amy, professeur en médecine à Louvain, qui s’étoit fait l’entremetteur du commerce qu’il commençoit d’avoir avec Fromond.

M Descartes récrivit à Plempius d’une maniére qui faisoit paroître qu’il appréhendoit de trouver des marques d’une trop grande précipitation dans ses remarques et dans celles de Fromond, vû le peu de têms qu’ils avoient eû pour lire son livre, outre que plusieurs de ses autres lecteurs luy avoient mandé qu’on ne pourroit en porter un jugement équitable qu’aprés l’avoir lû et relû plusieurs fois .

Néanmoins il témoigna être trés-obligé à Plempius de l’applaudissement que son livre recevoit dans son païs, et à Fromond de la faveur qu’il luy avoit faite de luy en écrire ses sentimens : s’imaginant que dans le jugement d’un si grand homme, et si bien versé dans les matiéres qu’il traitoit, il trouveroit comme ramassées les opinions de beaucoup d’autres . Pour ne pas abuser de l’honneur que luy faisoit Fromond il voulut imiter sa diligence, et répondre sur l’heure aux principales objections qu’il luy avoit proposées touchant divers endroits de sa méthode, de sa dioptrique, et de ses météores. Il addressa sa réponse à Plempius pour la faire voir à Fromond, et le pria de luy faire sçavoir s’il en auroit été satisfait aprés l’avoir lûë, et s’il n’auroit rien à repliquer pour demander quelque nouvel éclaircissement. Nous avons cette réponse traduite du latin en nôtre langue au second tome de ses lettres.

Plempius ne l’eût pas plûtôt reçûë qu’il la fit voir à Fromond, et manda ensuite à M Descartes ce qu’il avoit fait. M Descartes fut surpris d’apprendre que sa réponse eût donné occasion à Fromond de croire qu’il auroit été un peu picqué de son écrit, à quoy il n’avoit pourtant nullement songé. Il s’étoit seulement contenté d’imiter son stile, et de luy rendre une partie des expressions qu’il avoit employées dans cét écrit : en quoy il fut obligé de forcer son inclination pour se rendre plus conforme à luy. Il s’étoit imaginé que Fromond qui étoit accoûtumé à la pratique des écoles de philosophie et de théologie pour les exercices, et à la controverse contre les protestans, avoit voulu donner un air de dispute aux questions dont il s’agissoit entre eux : et ce n’avoit été que pour l’obliger, et pour condescendre à ses maniéres qu’il s’étoit assujetti à luy répondre en stile scholastique, contre son humeur et sa coutume ; de peur, dit-il à Plempius, qu’en soûtenant son effort trop lâchement et avec trop de mollesse, ce jeu luy fût moins agréable. Et comme ceux qui se font la guerre aux échecs ou aux dames n’en sont pas pour cela moins bons amis, continuë-t-il, jusques-là même que l’addresse en ce jeu est souvent la cause où l’occasion de l’amitié qui se contracte, et qui s’entretient entre plusieurs personnes : ainsi j’ay tâché de mériter sa bien-veillance par ma réponse.

M Descartes ne fut point trompé dans le jugement qu’il faisoit de l’affaire qu’il avoit avec Fromond.

Elle leur fut une occasion de se connoître l’un et l’autre plus particuliérement, et de lier entre eux une étroite amitié, qu’ils eurent soin d’entretenir par des recommandations mutuelles, jusqu’à la mort de M Descartes. Voicy ce qu’il en écrivit quelques mois aprés à M De Zuytlichem qui avoit ouy parler de leur dispute. Pour Monsieur Fromond, dit-il, le petit différend qui a été entre luy et moy ne méritoit pas que vous en eussiez connoissance : et il ne peut y avoir eû si peu de fautes dans la copie que vous en avez vûë, que ce n’ait été assez pour défigurer entiérement ce que vous y eussiez pû trouver de moins desagréable. Au reste, cette dispute s’est passée entre luy et moy comme un jeu d’échecs. Nous sommes demeurez bons amis aprés la partie achevée, et nous ne nous renvoyons plus l’un à l’autre que des complimens.

M Descartes ne fit pas moins de cas des objections que Plempius luy avoit faites sur le mouvement du cœur. Elles contenoient selon luy tout ce qu’on pouvoit luy objecter raisonnablement sur cette matiére : et parcequ’il les luy avoit faites comme un amy pour mieux découvrir la vérité , et dans un dessein sincére de s’instruire, il crut devoir luy répondre du même stile qu’il luy avoit écrit, et la chose fut terminée alors à la satisfaction de l’un et de l’autre.

En effet, M Descartes contoit alors Plempius parmy l’un de ses meilleurs amis, et Plempius ne dissimuloit à personne l’honneur et l’avantage qu’il croyoit recevoir de cette amitié. Il étoit natif d’Amsterdam, et s’appelloit Vopiscus Fortunatus de son nom de batême. Il étoit de cinq ans et prés de neuf mois plus jeune que M Descartes, à qui il survéquit prés de Xxii ans. Il avoit fait la plus grande partie de ses études aux Païs-Bas catholiques, et en Italie ; et s’étoit fait passer docteur en médecine à Boulogne.

Etant revenu dans le païs, il exerçoit la médecine à Amsterdam, lorsqu’en 1633 il fut appellé par l’infante Isabelle gouvernante des Païs-Bas espagnols, pour professer cette science à Louvain dans une chaire de l’université. L’amitié qu’il avoit pour M Descartes étoit plus ancienne que celle de Fromond : aussi sembla-t-elle finir plûtôt. Nous verrons au moins dans la suite de cette histoire, que Plempius y causa de l’altération quelques années aprés.

Il n’eût pas plûtôt lû le livre de M Descartes, qu’il voulut procurer à d’autres la satisfaction qu’il en avoit reçûë. Ce fut dans cette vûë qu’il préta le livre au Pére Ciermans qui enseignoit actuellement les mathématiques dans le collége des jésuites à Louvain.

Ce pére qui avoit pris sa naissance à Bosleduc n’étoit guéres plus âgé que M Descartes.

Il n’y avoit que dix-huit mois qu’il avoit fait les quatre vœux solennels dans la compagnie. Il se dégoûta depuis de la profession des sciences humaines, et son zéle pour la propagation de l’evangile luy fit demander la mission pour la Chine, où ses supérieurs luy permirent d’aller prêcher : mais il mourut en Portugal l’an 1648. M Descartes n’avoit aucune habitude avec ce pére : mais ayant appris de Plempius qu’il avoit entrepris la lecture de son livre, il manda à celuy-cy qu’il seroit fort aise que ce pére voulût y faire ses remarques, et les mettre par écrit : parce, dit-il, qu’il n’étoit pas à croire qu’il pût rien venir que de bon et de bien concerté d’aucun de cette compagnie ; et que plus les objections qu’on luy proposeroit seroient fortes, plus elles luy seroient agréables.

En effet, n’ayant point d’autre passion dans tout ce qu’il écrivoit que de découvrir la vérité, et ne se croyant pas capable seul d’en venir à bout, il cherchoit pour ainsi dire des adversaires plûtôt que des approbateurs, afin que l’obligation de leur répondre et d’examiner leurs objections le rendît de plus en plus exact, et luy ouvrît les yeux sur ce qu’il n’auroit pû découvrir auparavant. Je souhaite, témoignoit-il à M De Zuytlichem, que plusieurs m’attaquent de la même maniére qu’ont fait M Fromondus, le docteur Plempius, et quelques autres ; et je ne plaindray pas le têms que j’employeray à leur répondre, jusqu’à ce que j’aye dequoy en remplir un volume entier. Car je me persuade que c’est un assez bon moyen pour faire voir si les choses que j’ay écrites peuvent être réfutées ou non. J’eusses désiré sur tout que les rr. Pp. Jésuites eussent voulu être du nombre des opposans : et ils me l’avoient fait espérer par lettres de La Fléche, de Louvain, et de Lille. Mais j’ay reçû depuis peu une lettre de l’un de ceux de La Fléche, où je trouve autant d’approbation que j’en sçaurois desirer de personne, jusqu’à m’assûrer qu’il ne desire rien en ce que j’ay voulu expliquer, mais seulement en ce que je n’ay pas voulu écrire : d’où il prend occasion de me demander ma physique et ma métaphysique avec grande instance. Et parceque je sçay la correspondance et l’union qui est entre ceux de cét ordre, le témoignage d’un seul est suffisant pour me faire espérer que je les auray tous de mon côté.

Nous ne sommes pas encore au têms d’examiner si l’espérance de M Descartes a été vaine : il suffit de remarquer maintenant que le Pére Ciermans fit quelques observations sur les météores, avec quelques réfléxions sur la géométrie de M Descartes ; et qu’il luy fit tenir ses objections touchant les couleurs de l’arc-en-ciel par l’entremise de Plempius, sans toutesfois se faire connoître à luy. M Descartes les trouva si judicieuses et si solides qu’il ne mit point en délibération d’y répondre : et le P Ciermans parut si satisfait de sa réponse, qu’il luy permit de faire imprimer ce qu’il luy avoit envoyé avec cette réponse, pourvû qu’il eût soin de n’y pas exprimer son nom, qu’il sçavoit bien luy avoit été indiqué par le Sr Plempius contre leur convention. M Descartes fit remercier ce pére de toutes ses honnêtetez par le même Plempius : et il prit dés-lors la résolution de faire imprimer toutes les objections qui luy avoient été faites par Fromond, Plempius, Ciermans, et par divers sçavans de France sur sa dioptrique, ses météores, et sa géométrie, avec ses réponses à ces objections. Mais il fallut attendre qu’il s’en fût amassé suffisamment pour remplir un juste volume : et pendant ce têms il survint des obstacles qui traversérent l’exécution de ce dessein. Si le public a recouvré enfin quelque chose de tout ce que ces obstacles et l’indifférence de M Descartes avoient pensé luy faire perdre, il en est redevable aux soins de M Clerselier, qui a pris la peine de traduire entr’autres l’écrit du P Ciermans, avec la réponse qu’y fit M Descartes, et de les insérer dans le prémier volume de ses lettres. On y voit ce que ce pére pouvoit juger du reste de la philosophie et de la force de l’esprit de M Descartes par ces essais. Ce qui luy plaisoit principalement étoit cette hardiesse qui faisoit que s’écartant des chemins battus et des routes ordinaires, il avoit l’assûrance de chercher de nouvelles terres, et de faire de nouvelles découvertes.

C’étoit, selon ce pére, découvrir un nouveau monde en philosophie, et tenter des routes inconnuës, que de rejetter comme faisoit M Descartes toutes ces troupes de qualitez, pour expliquer sans elles, et par des choses qui sont sensibles, et comme palpables, tout ce qu’il y a de plus caché dans la nature. On y trouve un éloge particulier du traité de géométrie dont il prétend que l’excellence seule ne manqueroit point d’acquérir une gloire immortelle à son auteur. Cét ouvrage, à son avis, méritoit d’être mis en un volume à part, au lieu d’être rejetté sur la fin d’un livre, en quoy il se plaignoit que M Descartes ne luy avoit pas rendu justice. Il croyoit qu’il auroit été plus à propos de luy faire porter le nom de mathématiques pures , que celuy de géométrie , parceque les choses que contient ce traité n’appartiennent pas davantage à la géométrie qu’à l’arithmétique, et aux autres parties des mathématiques. Il dit que les autres traitez sont remplis d’une infinité de trés-belles choses qui se recommandent assez d’elles-mêmes, et qui n’ont besoin de l’approbation de personne pour faire connoître la grandeur de leur prix ; que de toutes les autres matiéres même qui y paroissent sujettes à plus de dispute, et à une diversité d’opinions plus grande, il n’y en a point trouvé une qui ne fût digne d’une loüange trés-particuliére, tant pour la beauté de l’invention, que pour la nouveauté des raisons dont il se sert pour les expliquer et les éclaircir. Il y avoit remarqué neanmoins quelques endroits où il auroit souhaité un peu plus de vérité, ou du moins plus de lumiére pour la reconnoître. Pour luy en indiquer quelqu’un il avoit choisi le discours de l’arc-en-ciel, qui est l’endroit où il luy sembloit avoir fait paroître le plus d’esprit, et sur lequel il vouloit luy faire quelques objections. Il finit son écrit en exhortant M Descartes de tout son possible à ne se point lasser de donner au public de têms en têms quelques nouveaux témoignages de la beauté de son esprit. M Descartes satisfit ce pére, tant sur les couleurs de l’arc-en-ciel, que sur le titre de son traité de géométrie : et il luy promit tous les éclaircissemens qui dépendroient de luy, s’il luy faisoit la faveur de luy proposer les autres difficultez qu’il trouveroit dans ses écrits.

Hlivre 4 chapitre 6