La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XXXIV

P. Fort (p. 163-165).

CHAPITRE XXXIV

LES EMBÊTEMENTS DE BAPTISTE.

Pendant ce temps-là, Jean-Baptiste était plus que jamais dans la forteresse de Machéronte. Mais le régime de cette prison n’était pas très rigoureux. En effet, le fils de Zacharie, quoique détenu, se faisait tenir régulièrement au courant de tous les faits et gestes de son cousin. Il continuait même à avoir des disciples et à entretenir des relations avec eux. Ce qui prouverait que, loin d’être le tyran féroce de la légende, Hérode était, au contraire, une bonne pâte d’homme.

En général, les prisonniers ne savent guère ce qui se passe en dehors de leur cachot, et, quand le chef d’une bande de malfaiteurs est sous les verroux, on ne le laisse pas correspondre avec ses complices, encore moins les diriger. Or, les disciples de Jean-Baptiste continuaient, comme par le passé, à former une secte, à vagabonder en troupes, à mendier et à baptiser moyennant finances. Ces compères, munis d’autorisations en bonne et due forme, ne manquaient pas de le visiter souvent.

— Eh bien, demandait Baptiste, quelles nouvelles ?

— Les pharisiens sont toujours à cheval sur la loi de Moïse ; ils parlent de nous empêcher de baptiser le samedi.

— Cela ne m’étonne pas. Et Jésus que devient-il ?

— On raconte qu’il exécute des miracles en ville et à la campagne ; il se transporte même à domicile pour opérer des prodiges.

— Pristi ! le premier miracle qu’il devrait faire, ce serait celui de ma délivrance. Je sais bien que je ne suis pas trop mal ici ; la nourriture est assez soignée, le lit est doux pour une prison, le directeur du pénitencier m’accorde toutes les permissions que je demande. Mais je m’embête tout de même, moi, l’amateur passionné du vaste espace des déserts.

Partant de ce raisonnement, Baptiste pensa que peut-être Jésus n’était pas le moins du monde le Messie qu’il avait été chargé d’annoncer ; car comment expliquer l’oubli que le Verbe témoignait à l’égard de son précurseur ?

Lors donc, il choisit deux d’entre ses disciples et les députa vers le fils du pigeon avec ce message :

— Veuillez avoir l’obligeance de dire aux porteurs de la présente si, oui ou non, vous êtes celui qui doit venir ou si nous devons en attendre un autre.

Les deux baptiseurs partirent à la recherche de Jésus et le rencontrèrent à Naïm. Ils s’acquittèrent de leur commission.

— Tiens, tiens, tiens, se dit l’Oint, voici mon précurseur qui a des doutes sur moi !… Je sais bien ce qu’il voudrait, le cousin… Il serait fort aise que par un miracle je le fisse sortir de sa prison… Ah ! mon bonhomme, tu affectes de ne pas savoir à quoi t’en tenir sur la divinité de mon caractère : eh bien ! je vais accomplir des prodiges à renverser d’épatement tes disciples eux-mêmes ; mais le miracle que tu désires, Baptiste, tu ne l’auras pas !…

Il avait précisément autour de lui des infirmes de toutes sortes, quand les disciples du précurseur se présentèrent à lui : des aveugles, des boiteux, des bossus, des hydropiques, des lépreux, des possédés, des culs-de-jatte, des manchots, des fiévreux, des vérolés, des catharreux, des poitrinaires. Des familles éplorées l’entouraient même avec nombre de cercueils.

Jésus se tourna vers les disciples de Baptiste et parla en ces termes :

— Votre patron prétend ne pas être certain que je sois bien le Messie ?… Or ça, ouvrez les yeux et regardez.

Il étendit la main, prononça quelques paroles cabalistiques, esquissa rapidement un geste étrange. Aussitôt, tous les malades devinrent bien portants, tous les estropiés recouvrèrent leurs membres, tous les morts rompirent leur boîte de sapin et piquèrent un quadrille général.

— Que dites-vous de ça ? fit le Christ. Est-ce assez bien réussi ?

Les disciples de Baptiste furent obligés de convenir que c’était fort.

— Allez rapporter à Jean, poursuivit Jésus, ce que vous venez d’entendre et de voir : que les aveugles voient, que les boiteux marchent droit, que les lépreux sont guéris, que les sourds entendent, que les morts ressuscitent, et que je donne des conférences gratis. Si après cela il n’est pas édifié, c’est qu’il y mettra de la mauvaise volonté.

Les baptiseurs baissèrent le nez. Ils voyaient bien que Jésus était réellement le Messie : mais en même temps ils constataient qu’il opérait sans exiger de rémunération. Et cela les vexait beaucoup. En effet, l’Évangile nous représente les disciples de Jean comme absolument navrés à la déclaration faite par Jésus qu’il débitait ses discours « à l’œil ».

Ils haussèrent les épaules et dirent :

— La peste soit du gâte-métier !

Jésus comprit fort bien le sens de leur murmure. Il ajouta donc à ses paroles précédentes :

— Dites un peu, vous autres, il ne faudrait pas cependant faire vos têtes !… S’il me convient de donner mes conférences gratuites, cela ne regarde que moi… Au surplus, malheur à celui qui à mon propos aura l’air d’être scandalisé !… Je vous réponds qu’il lui en cuira…

Les baptiseurs ne demandèrent point leur reste. Ils s’empressèrent de filer. La foule qui entourait le Verbe, lui était sympathique ; elle commençait à murmurer contre ces particuliers qui se permettaient d’interroger Jésus sur l’authenticité de ses miracles, qui étaient venus en quelque sorte pour les contrôler. Les uns parlaient de courir après ces malotrus et de leur infliger une correction ; les autres déblatéraient carrément contre Jean-Baptiste lui-même. L’Oint sentit qu’il n’était pas inutile de calmer la colère de ses trop enthousiastes partisans.

— Laissez faire, dit-il, Baptiste n’est pas un mauvais homme au fond. Il est aigri par les embêtements de sa prison ; c’est sa paille humide qui fermente ; voilà tout le secret de l’ambassade qu’il m’a adressée… Mais cela n’empêche pas qu’il soit un prophète… Il m’a annoncé, il m’a traité d’agneau divin ; c’est très gentil, cela ; il faut lui en savoir gré. Je vous conseille donc de ne pas lui faire un crime de ses moments de mauvaise humeur.

Et, comme quelques-uns s’étonnaient de ce langage bénévole, il ajouta :

— Oui, mes amis, c’est comme cela. Il y en a d’autres qui sont bien plus grincheux que ces sacrés disciples de mon cousin : ce sont les pharisiens… Oh ! ceux-là, ils trouvent à redire à tout !… Quand Baptiste s’est mis à se nourrir de sauterelles, ils ont dit qu’il était possédé du démon… De moi qui mange bien et qui boit sec, ils disent que je suis un homme de mauvaise vie, ayant d’ignobles fréquentations… Quoi que l’on fasse, ils éprouvent toujours le besoin de renâcler… Le mieux, croyez-moi, est de ne pas s’inquiéter de tous ces cancans.

Lorsque Baptiste vit revenir ses messagers, il leur posa mille questions.

— Dame ! firent les disciples, on ne peut pas nier qu’il soit le Messie. Il accomplit des miracles et il jacasse à volonté. S’il ne vous délivre pas, s’il ne vous tire pas de cette forteresse, c’est qu’il a du plaisir à vous savoir dans l’embarras. On a bien raison de dire que les parents ne sont jamais dévoués. Supposons que vous soyez un étranger pour Jésus, il se ferait un honneur de vous venir en aide ; mais vous êtes son cousin, et il vous laisse débrouiller tout seul.

— C’est-à-dire qu’il me laisse ne pas me débrouiller du tout.

Là-dessus, Jean-Baptiste, désespéré de se voir ainsi abandonné, s’arracha quatre poignées de cheveux et se cogna la tête contre les murs. (Mathieu, XI, 2-19 ; Luc, VII, 18 35.)