La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XIV

P. Fort (p. 50-55).

CHAPITRE XIV

PRÉCOCITÉ DU FILS BON-DIEU

Grandissant en âge et en sagesse, tel Jésus nous est représenté par l’évangéliste Luc.

Et les pères de l’Église ajoutent :

« Son intelligence s’éveillait au fur et à mesure que ses organes se développaient. » (Manuscrits du Vatican, du Sinaï et de Bèze).

Tiens ! mais alors Jésus n’eut donc pas la plénitude de son esprit divin dès l’instant même de sa conception ? Quoi ! lorsqu’il tressaillait dans le ventre maternel, il n’était qu’un fœtus vulgaire ? Quoi ! tant que ses organes ont été imparfaits, sa pensée de jeune dieu a été imparfaite ?

Mystère, mystère.

L’abbé Fouard, auteur d’une Vie de Jésus approuvée par le cardinal de Bonnechose, en donne sa langue aux chiens.

« Jésus, dit-il, puisqu’il a été enfant, a-t-il été soumis aux lents progrès de l’âge ? Il y a là, nous l’avouons, une impénétrable difficulté, et mieux vaut abaisser notre esprit que de nous entêter à la résoudre. Nous croyons d’une ferme foi que Jésus est le fils de Dieu, Dieu comme son père, et, à ce titre, infiniment sage et infiniment grand ; d’un autre côté, nous lisons dans l’Évangile que Jésus a été enfant, qu’il a crû en âge, en grâce, en sagesse. Ni l’une ni l’autre de ces vérités ne doit être niée ou altérée ; quant à la manière de les concilier, elle nous échappe ; mais il n’en peut être autrement sans que l’Incarnation cesse d’être ce que Dieu a voulu qu’elle fût, un mystère qui surpasse notre raison sans la contredire. »

Cet abbé a vraiment tort de se faire tant de bile.

Qu’importe, après tout, que le fils de Marie et du pigeon ait eu toute son intelligence divine dès le moment où il exista ne fût-ce qu’à l’état de simple embryon, ou bien que toutes les facultés de son esprit n’aient été parfaites qu’au jour où ses organes furent complètement développés.

Pour mieux s’humilier, monsieur Dieu fils a tenu à ne pas savoir ce qu’il disait avant l’époque ordinaire, comme il serait devenu un bon dieu gâteux s’il était mort de vieillesse.

Ce qui eût été déplorable, c’est si son intelligence ne s’était jamais éveillée, et s’il était demeuré un cancre pendant toute la durée de ses précieux jours. Pauvre religion chrétienne ! elle est déjà remplie de pas mal d’absurdités, pour avoir été fondée par un Dieu qui avait grandi en âge et en sagesse ; pensez un peu ce qu’elle serait, si son fondateur avait grandi en âge et en crétinisme !

Heureusement, il n’en a pas été ainsi.

Le petit Jésus a été soumis à tous les embarras que comporte la nature humaine ; mais il a eu du moins la chance d’être très précoce.

Il eût pu savoir lire tout d’un coup, sans avoir jamais appris ; cela se serait fait, s’il l’avait voulu. Il préféra ne pas le vouloir et commencer son instruction comme tout le monde, par le B-A-BA.

Ce fut sa mère qui lui donna ses premières leçons ; elle lui apprit à lire dans la Bible. « Or, disent les théologiens catholiques, le livre saint ne parlait que de lui, et Marie savait qui il était ; de sorte que, chargée du devoir de l’instruire, elle n’oublia jamais celui de l’adorer ».

Je me représente volontiers cette éducation en partie double : elle a un aspect réellement joyeux.

La maman. — Jésus, récitez-moi votre leçon,

Le petit. — Maman, je me suis levé tard ce matin, et je n’ai pas eu le temps de l’apprendre.

La maman. — Montrez-moi alors vos devoirs.

Le petit. — Maman, je me suis agacé parce que je ne pouvais pas arriver à finir une phrase, et j’ai fait un gros pâté sur mon cahier, et, ma foi, j’ai jeté mes devoirs dans le feu.

La maman. — Monsieur, vous êtes un vilain ; ce soir, à dîner, vous serez privé de dessert.

Le petit, pleurnichant. — Maman, maman, je ne le ferai plus !

La maman, en elle-même. — Allons, bon ! voilà que je fais verser des larmes à mon Dieu !

Le petit, se remettant. — D’abord, moi, je veux du dessert, na ! et tu ne peux pas m’en priver, puisque je suis le maître de tout l’univers !

La maman, joignant les mains. — Ô Jésus, ô Seigneur, je vous en prie, ne vous fâchez pas contre votre mère qui est votre servante ; vous aurez une belle tartine de confiture, ô mon divin Maître.

Le petit. — À la bonne heure, maman, comme ça, tu es bien gentille ; et maintenant que la classe est terminée, maman, mets-toi à genoux et adore-moi.

La maman se met à genoux et adore le petit.

Il ne faut pas croire cependant que tous les jours les choses se passaient de la sorte. En général, le petit Jésus qui était précoce, savait ses leçons et n’apportait pas à la classe des devoirs couverts de pâtés. L’instruction que sa mère lui donnait, tout en l’adorant, lui profitait.

Lorsqu’il eut douze ans, Joseph rappela à Marie que la loi juive les obligeait à conduire l’enfant à Jérusalem.

En effet, à cet âge, l’enfant israélite se trouvait, dans une certaine mesure, soustrait à l’autorité paternelle. Introduit dans la synagogue, il commençait dès lors à ceindre son front des « phylactères » qui étaient de longues bandes de parchemin couvertes de textes sacrés, et devenait « Fils de la Loi », soumis à ses prescriptions, dont une des principales était de visiter Jérusalem à la fête de Pâque.

Le jeune Oint avait donc douze ans (Luc, chap. ii, verset 42), quand, pour la première fois sans doute, il fit avec sa famille le voyage de Jérusalem. Il y avait trente-deux lieues de Nazareth à cette ville. Cette pérégrination demandait de trois à quatre jours.

La sainte famille passa à Jérusalem les sept jours de la Pâque. On mena Jésus au Temple, et aussi dans toutes les baraques de femmes géantes ; car la Pâque était une véritable fête nationale, à l’occasion de laquelle les saltimbanques venaient, comme de tout temps, gruger les gros sous des badauds.

Les fêtes terminées, Joseph et Marie pensèrent à rentrer à Nazareth. Ils se joignirent aux caravanes qui allaient de ce côté. Au bout d’un jour de marche, le père et la mère s’aperçurent que l’enfant n’était plus avec eux. Jésus avait été égaré comme un simple parapluie.

Citons le texte de l’Évangile :

« Quand les jours de la fête furent passés, lorsqu’ils s’en retournèrent, l’enfant Jésus resta dans Jérusalem sans que son père ni sa mère s’en aperçussent, et ils marchèrent ainsi durant un jour ; et pensant qu’il était avec quelqu’un de ceux de leur compagnie, ils le cherchèrent parmi leurs parents et parmi ceux de leur connaissance ; mais, ne l’ayant point trouvé, ils retournèrent à Jérusalem pour l’y chercher. » (Luc, chap. ii, versets 43, 44 et 45.)

— Diable ! diable ! faisait Joseph, te rappelles-tu, Marie, si l’enfant était avec nous quand nous sommes sortis de chez le veau à six têtes ?

— Je n’en suis pas bien sûre, mais il me semble que oui.

— Oui, en effet, c’est cela ; à ce moment, Jésus était encore avec nous, puisque c’est précisément en sortant de chez le veau à six têtes que nous avons acheté des gaufres à l’enfant… Bon ! je vois maintenant où nous l’avons perdu…

— Où ça ?

— Chez la belle Bérénice, la femme-poisson.

— Mais non !

— Mais si !

— À propos de Messie, je crois plutôt qu’il est resté à la ménagerie des chiens savants… Te rappelles-tu, Joseph, comme cela l’intéressait, l’exercice de l’épagneul qui marchait sur une boule ?

— Tu as peut-être raison… Allons demander à la municipalité ce que sont devenus les montreurs de chiens savants.

— Pourvu que ces maudits saltimbanques n’aient pas emmené notre petit Jésus avec eux, gémissait Marie. Je ne veux pas qu’ils fassent de mon enfant un danseur de corde !…

— Calme-toi, ma femme, calme-toi, répondait Joseph ; nous le retrouverons : bien sûr, il est à l’hôtel de ville, chez le concierge, avec les clefs perdues.

Ils allèrent donc partout, d’abord chez les autorités, ensuite dans les établissements publics ; pas plus de Jésus que dans ma poche !

Joseph perdait la tête : il ne pouvait pas croire au malheur qui lui était survenu ; il se frappait la poitrine à coups redoublés et s’accusait, non sans quelque raison, de négligence. Il lui semblait à tout instant qu’il se trouvait au jugement dernier et qu’il entendait le père Éternel lui crier d’une voix tonnante :

— Arrive ici, Joseph !… Plus près, sacripant, afin que je te pulvérise !… Vieux propre à rien, je t’avais confié mon fils, ou plutôt celui du pigeon, afin que tu l’eusses en bonne garde ; ce fils était un Messie qui devait obtenir la grande croix de sauvetage pour avoir repêché le genre humain noyé dans le péché… Je comptais sur toi comme j’eusse compté sur moi-même, si mes fonctions m’avaient laissé le temps de venir sur terre élever le divin moutard… Et voilà que le morveux n’a pas eu plutôt douze ans que tu t’es empressé d’avoir la bêtise d’aller le perdre dans une foule !… Non, un pareil idiotisme dépasse toutes bornes !… Par ta faute, le genre humain n’a pas été sauvé, vu qu’on n’a jamais pu retrouver mon Messie… Et tu crois que je peux digérer cela ?… Fichu imbécile, ta négligence est un crime qui mérite un châtiment exemplaire !… Je te condamne à trois éternités d’enfer, Joseph ; tu ne les as pas volées !

Le malheureux charpentier se demandait à tout instant s’il ne rêvait pas, tant son infortune lui paraissait trop grande pour être possible. Deux fois par heure, il défaisait une de ses malles pour voir si le petit Jésus ne s’était pas caché à l’intérieur, histoire de rire.

Quant à Marie, elle était atterrée. Elle eût préféré les souffrances de mille morts à l’inquiétude qui la tourmentait.

Ces recherches infructueuses durèrent trois jours (Luc, chap. ii, verset 46) ; au troisième jour seulement, ils rencontrèrent l’enfant, « assis dans le Temple au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant, et tous ceux qui l’entendaient étaient ravis en admiration de sa sagesse et de ses réponses. »

Il paraît que le gamin était épatant. Il était entré là, dans le Temple, avec un aplomb imperturbable, comme s’il avait été chez lui. Il avait d’abord posé des questions aux plus forts des maîtres en théologie, et il s’amusait à leur river leur clou.

Cependant, les docteurs du Temple n’étaient pas peu malins. Il y avait là tout le haut clergé israélite : « Hillel, révéré à l’égal de Moïse, et gardant encore toute la majesté de la vieillesse ; l’inflexible Shammaï, enchaînant tout ce que déliait Hillel ; Jonathas, fils d’Uziel, dont la parole était si ardente que les oiseaux se brûlaient en passant sur sa tête, ou se transformaient en séraphins[1]. À leurs côtés, les parents de Jésus purent voir encore Rabban Siméon, le même qui avait prophétisé lors de la cérémonie de la Purification, et Joseph d’Arimathie, qui était sénateur. »

Et le petit Jésus émerveillait tout ce monde-là ; il embrouillait et débrouillait les problèmes théologiques à sa guise. Tous avaient fini par prendre le parti de se taire ; Jésus tenait le crachoir, et ils l’écoutaient bouche béante.

« Toutefois l’étonnement où cette scène jeta Marie ne put lui faire oublier tout ce qu’elle venait de souffrir, et de son cœur s’exhalèrent des reproches. »

— Eh bien, qu’est-ce donc que cela, petit polisson ? Vous vous échappez de votre famille, et, pendant que votre père et moi nous vous cherchons tout affligés, vous êtes en ce lieu à faire de l’esprit ! Allons, allons, monsieur le vagabond, rentrez au logis, et du leste !

Jésus, qui n’était pas embarrassé pour répondre, répliqua en se campant avec un petit air de suffisance :

— « Hé ! pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il faut que je sois occupé à ce qui regarde le service de mon père ? » (Luc, chap. ii, verset 49.)

Mais Joseph qui, en vertu de la loi, se considérait comme le seul papa, n’entendait pas que la plaisanterie durât plus longtemps. Il prit le gamin par le bras et l’entraîna hors du Temple. Après quoi, la sainte famille, au grand complet, reprit le chemin de Nazareth.

Il faut même croire que Joseph, ne voulant plus de pareilles escapades, fit couper court à l’instruction de l’enfant ; car il lui donna dès lors un état manuel. Il le mit en apprentissage dans sa boutique, et notre adolescent docteur devint un modeste ouvrier menuisier, en attendant que ses velléités de prédication le reprissent.

En effet, plus tard, quand ses compatriotes l’entendirent à la synagogue de Nazareth, ils s’écrièrent (le propos est inscrit dans l’Évangile) : « N’est-ce pas là le charpentier, fils de Marie ? »

Jusqu’à l’âge de trente ans, Jésus vécut tranquille, à son atelier, maniant la scie et le rabot, et succédant à Joseph quand celui-ci trépassa.

Nous allons le voir maintenant, entreprenant sérieusement ce qu’il appelait sa mission divine, et qui n’était, somme toute, qu’un vagabondage en actes et en paroles.

C’est depuis le jour où il jasa, des heures entières, au milieu des docteurs du Temple, que Jésus mérita d’être nommé le « Verbe », — tant il avait la langue bien pendue !




  1. Mishma, Soucca, 28 ; Baba-Batra, 134.