La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XV

P. Fort (p. 56-60).

DEUXIÈME PARTIE

LES DÉBUTS DU VERBE


CHAPITRE XV

INCRÉDULITÉ DE LA FAMILLE DE JÉSUS

Or donc, Jésus fut, jusqu’à trente ans, le soutien de sa famille, laquelle était assez nombreuse.

Joseph, nous l’avons vu, « ne connut point Marie jusqu’au jour où elle enfanta un fils, qui fut le Christ » ; mais après, il prit bravement sa revanche.

À quel moment se posa-t-il en rival du Saint-Esprit et fit-il valoir ses droits d’époux ? Comment cela se passa-t-il ? — On ne le sait pas au juste. — Le champ est donc ouvert à toutes les suppositions.

Sans doute, Marion, qui, à l’époque où elle n’était que fiancée, avait envisagé avec terreur la perspective de toute une existence passée en tête-à-tête avec le charpentier, revint petit à petit sur ses craintes et finit par se convaincre que ses appréhensions de jeune fille étaient mal fondées.

L’homme aux fleurs de lis était, en somme, bon enfant : sous sa rude écorce se trouvait une nature pas trop désagréable.

Il est démontré, en outre, aujourd’hui, que Joseph était beaucoup plus vert qu’on ne pourrait le croire et qu’il était de taille à rendre des points aux jeunes Panther et autres cousins de Marion.

À la longue, la virginale épouse comprit que, du moment qu’elle avait gardé sa pureté au grand complet pour engendrer le Messie, c’était très suffisant, et que son devoir envers Dieu était convenablement rempli.

Du reste, le Saint-Esprit n’avait aucun motif de redescendre sur terre à l’effet de procréer un second Christ, puisque le premier, quoique non vacciné, avait échappé à la petite vérole, qui fait tant de victimes chez les jeunes enfants.

Marie se trouvait libre de tout engagement.

Il y avait bien le vœu formulé devant les autels à l’époque où elle était encore gamine ; mais n’avait-elle pas été relevée de ce vœu par le grand-prêtre qui avait consacré son mariage ? On ne se marie pas pour casser des noisettes, que diable !

Jean le Précurseur baptise son cousin Jésus (chap. XVI).
Jean le Précurseur baptise son cousin Jésus (chap. XVI).
Jean le Précurseur baptise son cousin Jésus (chap. xvi).
 

Quant à la promesse qu’elle s’était faite à elle-même de ne jamais revenir sur les conditions posées lors de ses fiançailles, ce n’était certes qu’une bagatelle. Combien de fois une fillette se dit-elle : « Je serai sage », et, quand l’occasion se présente de mordre à la pomme, ajoute-t-elle : « un autre jour ! » Fragiles serments que ceux que l’on se jure à soi.

En réalité, Joseph dut manœuvrer habilement.

Il ne heurta pas à coup sûr les susceptibilités de sa jeune épouse. Il se montra, après la naissance du fils du pigeon, aussi réservé dans sa galanterie — j’en mettrais ma main au feu — qu’il l’avait été auparavant. En cela consista certainement toute la tactique du bonhomme, qui, en dépit de son âge, sut très bien prendre son temps.

Je ne serais même pas étonné si j’apprenais un jour que les premières avances vinrent de Marie.

Et pourquoi non, au fait ?

Marie s’habitua au charpentier : il témoignait au petit Jésus toute l’affection d’un papa « pour de vrai » ; il avait protégé les jours du divin poupon ; il l’avait nourri, élevé tout comme s’il avait été sa progéniture authentique.

Peu à peu, Marion, je gage, trouva à son mari un aspect moins rébarbatif ; sa grosse voix lui sembla à peu près douce ; ses manières lui parurent aimables, et, un beau soir, elle se dit :

— Ce pauvre Joseph ! je ne suis vraiment pas gentille pour lui, et cependant il est tout plein gentil pour moi !…

Quand une femme se tient un raisonnement de ce genre, de graves événements se préparent. Nourrices, faites-vous inscrire au bureau.

La conclusion de tout cela fut que quatre évangélistes sur quatre reconnaissent que Jésus eut des frères et des sœurs (Matthieu, chap. XII, vers. 46-50 ; Marc, chap. III, vers. 31-35 ; Luc, chap. VIII, vers. 19-21 ; Jean, chap. VII, vers. 3-10). On ne sait pas les noms ni la quantité des sœurs ; mais le Nouveau-Testament indique très nettement les noms des frères qui étaient quatre : « Jacques, Joseph, Simon et Jude. » (Marc, chap. VI, vers. 3).

Saint Épiphane, père de l’Église assez chicaneur, veut à toute force que ces frères et ces sœurs de Jésus soient des enfants de Joseph, issus d’un premier mariage.

Allez conter cette histoire à d’autres, trop malin Épiphane !

D’abord, il n’est dit nulle part dans l’Évangile que le charpentier était veuf lorsqu’il épousa Marie.

Ensuite, il existe une légende régulièrement admise par l’Église dont nous n’avons pas parlé au début de cet ouvrage, mais qui trouve à ravir sa place ici. — Quand le père Joachim et la mère Anne, revenant sur la promesse qu’ils avaient faite de consacrer Marion au service du Temple, résolurent de la mettre en ménage, tous les prétendants furent réunis, et il fût décidé que la main de la petite serait accordée au plus pur d’entre tous. Il y eut en quelque sorte un concours de virginités. L’épreuve adoptée fut celle-ci : chaque prétendant apporta un bâton bien sec et l’on s’en remit au Seigneur pour avoir un miracle significatif ; et voilà que les bâtons de chacun restèrent secs, tandis que le bâton seul de Joseph se mit subito à fleurir, en s’agrémentant d’un magnifique lis. Ce lis en disait plus que bien des commentaires. — Nous avions négligé de relater cette aventure, et nous en demandons bien pardon aux lecteurs ; mais il n’est jamais trop tard pour dire de belles choses.

Enfin, si Joseph avait eu des enfants d’un premier mariage, nous les aurions vu figurer à Bethléem pour le recensement, et, en outre, Joseph les aurait aussi trimballés en Égypte.

Par conséquent, rengainez votre interprétation, excellent saint Épiphane : qui veut trop prouver ne prouve rien.

Il est tout naturel d’admettre que Jésus fût l’aîné de ses frères et sœurs, que ceux-ci naquirent vers l’époque de son retour d’Égypte, et que le Christ fut, avec et après Joseph, le gagne-pain de toute la famille.

Quand il fut parvenu à l’âge de trente ans, deux de ses frères devaient entrer dans leur majorité, et Jésus, pensant alors que les siens pouvaient désormais se passer de lui, se décida à entreprendre ses prédications.

Au premier moment, lorsque l’Oint manifesta ses intentions de verbiage, ce fut à qui se ficherait de lui dans sa famille ; on haussait les épaules, quand il annonçait qu’il allait remuer le monde au seul bruit de sa voix.

Ses frères, ses parents, ses amis s’abordaient tristement et se tenaient des conversations dans le goût de celle-ci :

— Eh bien, et Jésus, que devient-il ?

— Je l’ai vu hier. Il a toujours sa marotte…

— Ça ne lui passe donc pas ?

— Hélas, non !

— Quoi, il persiste à vouloir convertir le genre humain ?

— Plus que jamais !

— Je vous plains sincèrement et je plains surtout sa mère. Cette brave femme ne méritait pas cela.

— Que voulez-vous ? il faut en prendre son parti. Jésus a la cervelle détraquée, et il est têtu comme un mulet rouge. Il veut prêcher, il prêchera…

— Ah ! il va raconter de jolies choses !…

— Je ne sais pas ce qu’il débitera aux badauds ; mais, à coup sûr, ce n’est pas nous, ses frères, qui irons l’entendre. Il nous a déjà rebattu les oreilles d’un tas de sornettes de l’autre monde : c’est à vous rendre idiot en vingt-quatre heures. Aussi, quand ça lui prend, nous nous sauvons au plus vite…

— Triste, triste ; je vois qu’il a complètement perdu la boule.

— C’est comme vous le dites.

— Quel malheur pour votre famille ! Ce garçon-là finira mal…

Et là-dessus, parents et amis se séparaient en secouant lamentablement la tête.

Vous croyez que j’exagère ?

Lisez l’évangile de saint Jean (chap. VII. vers. 5) : « Ses frères eux-mêmes ne croyaient point en lui. »

Et si cela ne vous suffit pas encore, lisez saint Marc (ch. III, verset 21) : « Ses parents disaient : Il devient fou. »

Si Joseph avait été encore sur terre au moment où Jésus éprouva ses premières velléités de vagabondage, peut-être aurait-il mis ordre à cela ; mais le bonhomme était allé rejoindre ses aïeux. Sa mort fut sans doute fort vulgaire ; car l’Évangile ne dit même pas dans quelles circonstances le charpentier dévissa son établi.

Toujours est-il que Jésus avait de la famille et que cette famille ne croyait guère à la divinité de sa mission. — Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre ; il n’est pas de prophète pour son frère ou son cousin.