La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre VII

P. Fort (p. 27-30).

CHAPITRE VII

LA NAISSANCE ET LES BERGERS

Nous savons qu’un rêve avait suffi à Joseph pour le tranquilliser. Joseph, modèle des fiancés, devait être la perle des époux. Ah ! que la fille à Joachim avait eu tort de s’effrayer un moment du mariage !

Sitôt après la cérémonie nuptiale, le charpentier déclara que dans son ménage on ferait deux lits.

Tint-il toujours parole ? — La légende évangélique manque de précision sur ce point. On verra, dans un des chapitres qui suivront, qu’il est à présumer que la vierge de Nazareth ne se montra pas éternellement cruelle envers son brave homme de mari. Mais n’anticipons pas sur les événements.

La vérité nous oblige à reconnaître (et nous le faisons volontiers), que, du moins au début, Marion se contenta de l’opération du Saint-Esprit[1].

Joseph, pour sa part, était très fier de l’honneur insigne qui allait lui échoir. Être le père en titre, sinon de fait, d’un Messie, n’était pas une mince bagatelle ! Il s’institua donc, avec joie, papa légal du moutard qui allait naître ; il entoura Marion des plus tendres soins.

Sur ces entrefaites, survint un édit de César-Auguste qui ordonnait le dénombrement de tous les sujets de l’empire romain. La Judée faisait partie de ce puissant empire ; elle était administrée par des délégués de César, parmi lesquels il faut compter le tétrarque Hérode, que nous avons nommé précédemment.

L’édit de l’empereur prescrivait que le recensement se fît, non au lieu d’origine ou de domicile de chaque recensé, mais à l’endroit d’où provenait sa famille ou sa tribu. Ainsi, Joseph, qui appartenait à la race de David, issue de Bethléem, dut aller se faire inscrire à Bethléem.

Le voyage qu’il s’agissait d’accomplir pour ce motif tombait fort mal. Marie était arrivée au terme de sa grossesse, quand il fallut quitter Nazareth.

À peine parvenue à destination, la pauvre jeune femme fut prise des douleurs de l’enfantement. On s’adressa aux auberges du village ; toutes étaient bondées de voyageurs et refusèrent l’hospitalité au ménage Joseph.

Dans ces conditions, que faire ? — On chercha asile n’importe où, on entra dans la première écurie venue, et ce fut sur la paille qui servait de litière aux bêtes, loin de toute assistance, par une froide nuit d’hiver, par un temps de neige, que Marion mit au monde notre héros. Piteuse naissance pour un dieu !

Toutefois, ne nous attristons pas sur cette aventure plus grotesque que réellement lamentable. Plaignons les pauvres gens à qui ces malheurs surviennent ; mais n’oublions pas que cet accouchement misérable de Jésus était prévu et voulu par lui, que rien ne l’obligeait à naître dans une écurie, et que c’est par un effet de son bon plaisir que les témoins de ses premiers vagissements furent un bœuf et un âne. Gardons donc notre compassion pour les infortunes plus sérieuses des humains en butte à une guigne imméritée.

Je profiterai seulement de l’occasion pour émettre une petite idée qui me turlupine chaque fois que je pense à la naissance de Jésus-Christ.

Joseph avait accepté, à propos de la grossesse de Marie, l’explication que lui avait donnée un ange en songe. Très bien. L’idée qu’il allait avoir dans sa famille le Messie avait calmé sa susceptibilité. Plus que très bien. Mais si, au moment de l’accouchement de la Vierge, le Messie avait été une fille, je me demande et je vous demande quelle tête aurait fait Joseph ?

Je me figure même qu’à cet instant suprême le Père Éternel ne devait pas être exempt d’une certaine inquiétude. Je le vois, assis sur un nuage, comptant les secondes, et se disant : « Si la brune Marie nous donne un garçon, tout va bien ; mais si le Messie que mon Saint-Esprit s’est offert le plaisir d’engendrer appartient au beau sexe, comment vais-je me tirer de là ? »

Au fait, si Jésus avait été une fille, le genre humain se serait peut-être plus facilement laissé convertir.

Quoi qu’il en soit, papa bon Dieu a dû faire part de ses réflexions à monsieur le Saint-Esprit ; il a sans doute longuement exposé ses transes, fait ressortir combien la naissance d’une fille dérangerait tous ses plans, et conclu qu’un Christ femelle serait difficile à crucifier, vu la galanterie reconnue des soldats, même romains.

Mais le pigeon, qui est le personnage spirituel de la Trinité, n’a certainement pas manqué de répondre :

— Père Sabaoth, vous n’y songez pas ! Il est impossible que le Messie soit une fille, puisqu’il existe depuis avant sa naissance, depuis aussi longtemps que nous. Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu, vie de vie, lumière de lumière, flambeau de flambeau. Par conséquent, puisque votre Fils, dont c’est moi qui suis le Père, est aussi vieux que vous et moi, nous sommes sûrs de son sexe, qui est le sexe masculin, et nous n’avons à nous faire aucune bile.

À ce discours débité tout d’un trait, Jéhovah, sans aucun doute, n’a rien trouvé à répliquer, si ce n’est peut-être ceci :

— Saint-Esprit, ton langage est aussi beau que ton plumage. Tu es un phénix !

Quant à Marion, qui n’avait pas le pigeon sous la main dans l’étable de Bethléem, elle n’a su à quoi s’en tenir qu’une fois l’enfantement complètement terminé.

Dès cet instant, Joseph est heureux : il a son Messie, il le tient, il l’enveloppe de chiffons, il lui fait risette ; c’est lui, et personne autre, qui passera pour le papa. Quelle gloire !

Sans compter que Joseph, qui est destiné à marcher d’épatements en épatements, n’en a pas fini avec les surprises : elles ne font que commencer.

D’abord c’est une procession de bergers qui descendent de toutes les collines des environs pour venir adorer son fils.

Des bergers ! allez-vous me dire, des bergers qui flânent sur les collines en plein hiver ! — car la scène se passe au 25 décembre.

Oui, monsieur, oui, madame, des bergers en chair et en os, des bergers qui faisaient paître leurs troupeaux à minuit, au beau milieu de la neige.

Cela vous étonne ? Il en est pourtant ainsi, puisque l’Église nous en donne sa parole d’honneur.

Ces bergers étaient installés sur les collines de Bethléem ; ils gardaient leurs moutons. Tout à coup, une grande lumière les environna. Le firmament s’entr’ouvrit et laissa pleuvoir des anges en masse, qui, embouchant leurs trompettes, se mirent à faire un charivari de tous les diables. Le tapage dut, à coup sûr, être formidable ; car, dit saint Luc, « les bergers furent saisis d’une grande crainte. »

— Rassurez-vous, bergers, firent les anges. Nous venons vous annoncer une grande joie pour vous et pour tout votre peuple. En cet instant, un Sauveur vient de naître tout exprès à votre intention. Descendez en ville ; vous prendrez la troisième rue à gauche sur la grande route ; vous trouverez, à cinquante pas de la sixième lanterne, une étable mal fermée ; là-dedans, vous verrez une jeune femme, un bœuf, un vieux bonhomme, un âne, et un bébé mal emmaillotté. Le bébé en question, c’est le Messie. Avez-vous lu les livres des prophètes ? Non, car vous ne savez pas lire. Mais peu importe ; apprenez que les prophètes ont annoncé un Messie ; le monde entier l’attend depuis quatre mille ans, vous voyez que ce n’est pas d’hier : or, ce Messie si attendu, vous le possédez aujourd’hui. Allez à Bethléem, allez, vous l’avez !

Les bergers se levèrent, et les anges, remontant vers l’endroit très élevé d’où ils étaient dégringolés, chantèrent à pleins poumons : « Hosannah ! hosannah ! hosannah au plus haut des cieux ! et paix aux hommes, et paix aux hommes, et paix aux hommes de bonne volonté ! »

Quelques quarts d’heure après, les bergers envahissaient l’écurie, se prosternaient devant le poupon qui piaillait comme on fait à cet âge, l’adoraient, lui offraient du beurre, du lait et toutes sortes de fromages.

Joseph les remerciait, leur donnait des poignées de main et fourrait les fromages dans sa besace en disant, les yeux remplis de larmes de joie :

— C’est pour l’enfant !


  1. Le texte sacré, reproduit par l’abbé Fouard, professeur de la Faculté de théologie de Rouen, dans un ouvrage sur la Vie de Jésus, dit ceci : « Les cérémonies nuptiales introduisirent la jeune fiancée dans sa demeure ; mais Joseph ne la connut point jusqu’au jour où elle enfanta un fils, et lui donna le nom de Jésus » (Extrait de la Vulgate). — Et après ? demandera le lecteur curieux. — Après ?… Eh bien, nous verrons.