La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre VI

P. Fort (p. 22-27).

CHAPITRE VI

GÉNÉALOGIE DU MESSIE

Il ne serait pas mauvais ici de faire connaître la généalogie de Jésus et de rappeler les promesses faites par Jéhovah aux patriarches. Cette généalogie curieuse — curieuse surtout quant à sa conclusion — se trouve dans l’Évangile ; il est donc nécessaire de lui donner une place dans ces pages.

Au moment où la Vierge fut sur le point d’enfanter, tout en demeurant pucelle (c’est un article de foi), il est logique d’admettre que les patriarches se rendirent en délégation auprès de Jéhovah et lui manifestèrent toute leur joie d’avoir dans leur descendance directe un enfant qui allait naître, suivant les prophéties, pour racheter le genre humain du péché de la pomme commis par Adam et Ève.

Abraham se présenta donc le premier au Très-Haut, et dit :

— Seigneur Dieu, pour récompenser ma fidélité à vos lois célestes, vous m’avez juré que je serais père d’une race bénie et que dans ma descendance directe le Messie naîtrait. Aujourd’hui, les temps sont accomplis. Vous, Dieu Tout-Puissant, dont les serments sont immuables et sacrés, vous avez donc réalisé votre sainte parole ?

— Certainement, Abraham de mon cœur.

— Seigneur, j’ai engendré Isaac.

Isaac vint et dit : Moi, Seigneur, j’ai engendré Jacob. — Jacob vint et dit : J’ai engendré Juda. — Juda vint et dit : J’ai engendré Pharès. — Pharès vint et dit : J’ai engendré Esron. — Esron vint et dit : J’ai engendré Aram. — Aram vint et dit : J’ai engendré Aminadab. — Aminadab vint et dit : J’ai engendré Naason. — Naason vint et dit : J’ai engendré Salmon. — Salmon vint et dit : J’ai engendré Booz. — Booz vint et dit J’ai engendré Obeb. — Obeb vint et dit : J’ai engendré Jessé. — Jessé vint et dit : J’ai engendré David.

David se présenta à son tour. Jéhovah lui tapota amicalement la joue.

— Mon bien-aimé David, fit-il, toi surtout tu as été mon élu prédilectionné ; aussi t’ai-je renouvelé les promesses que j’avais formulées à Abraham. Dans l’histoire, mon cher David, tu seras appelé l’ancêtre du Messie.

David s’inclina et dit :

— J’ai engendré Salomon.

Salomon vint et dit : J’ai engendré Roboam. — Roboam vint et dit : J’ai engendré Abias. — Abias vint et dit : J’ai engendré Asa. — Asa vint et dit : J’ai engendré Josaphat. — Josaphat vint et dit : J’ai engendré Joram. — Joram vint et dit : J’ai engendré Ozias. — Ozias vint et dit : J’ai engendré Joathan. — Joathan vint et dit : J’ai engendré Achaz. — Achaz vint et dit : J’ai engendré Ezéchias. — Ezéchias vint et dit : J’ai engendré Manassé.

Manassé vint. Il allait nommer son fils, quand le bon Dieu père l’arrêta du geste :

— Toi, je te connais, fit le Seigneur ; c’est une fameuse chance pour toi que tu aies été inscrit à l’avance sur mon grand-livre comme devant être un des ascendants du Messie ; car, ce n’est pas pour t’en faire un reproche, mais tu as été pendant toute ta vie une jolie fripouille. Tu as commis mille sacrilèges, tu as adoré le diable, tu as fait scier en deux Isaïe, l’un de mes prophètes préférés. Le Christ, qui va naître un de ces quatre matins, n’aura pas à se flatter de te compter parmi ses aïeux.

— C’est vrai, Seigneur, objecta Manassé, j’ai été un mécréant ; j’ai manqué de foi, je le confesse ; j’ai sacrifié aux idoles et j’ai martyrisé votre Isaïe : mais enfin, après tout, je n’ai jamais outragé la morale comme Salomon, je n’ai jamais spéculé sur les charmes de ma femme comme Abraham, je ne suis pas le fils d’une prostituée comme le gros Booz.

— Plaît-il ? qu’avez-vous à dire sur mon compte ? dit Booz intervenant.

— Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? firent Abraham et Salomon.

— Il y a, répondit Manassé, que le Seigneur me flanque au nez mes sacrilèges, et que je plaide les circonstances atténuantes en me mettant en parallèle avec vous. Il ne sera pas flatteur pour le Messie de me compter parmi ses ancêtres, soit, je l’admets ; mais, en définitive, il me semble qu’il aura moins à rougir de moi que de la mère de Booz, Mme  Rahab, la fille publique de Jéricho…

— Chut ! chut ! interrompit le Très-Haut. Ne lavons pas notre linge sale devant tous ces jeunes chérubins et séraphins qui nous écoutent. Pas de scandale, mes enfants ! Manassé, mon ami, je t’ai pardonné tes frasques ; je te dispense donc de critiquer les autres aïeux et aïeules du Christ. Reprenons notre petit défilé généalogique, qui est très intéressant, et dont le but est de prouver que j’ai tenu mes promesses à Abraham et à David. Qui as-tu engendré, Manassé ?

Manassé dit : J’ai engendré Amon. — Amon vint et dit : J’ai engendré Josias. — Josias vint et dit : J’ai engendré Jéchonias. — Jéchonias vint et dit : J’ai engendré Salathiel. — Salathiel vint et dit : J’ai engendré Zorobabel. — Zorobabel vint et dit : J’ai engendré Abiud. — Abiud vint et dit : J’ai engendré Eliacim. — Eliacim vint et dit : J’ai engendré Azor. — Azor vint et dit : J’ai engendré Sadoc. — Sadoc vint et dit : J’ai engendré Achim. — Achim vint et dit : J’ai engendré Eliud. — Eliud vint et dit : J’ai engendré Éléazar. — Éléazar vint et dit : J’ai engendré Mathan. — Mathan vint et dit : J’ai engendré Jacob.

Jacob se leva.

— Ouf ! fit Jéhovah. Il ne reste plus que toi, mon petit Jacob numéro 2.

— En effet, Seigneur, il y a peu de temps que vous m’avez retiré du nombre des vivants, et mon fils est encore sur la terre.

— Qui as-tu donc engendré ?

Jacob dit : J’ai engendré Joseph.

Tous les patriarches se regardèrent.

— C’est donc ce Joseph, demanda Abraham, qui sera le père du Messie ?

— Pas du tout, mon fiston ; ce Joseph est seulement l’époux d’une nommée Marie, de qui naîtra le Christ en question.

— C’est cela, observa David qui croyait avoir compris ; ce Joseph, mon descendant, a engendré le Messie promis par vous.

— Mais, sacrebleu ! non… Joseph est étranger à cette paternité. Il est l’époux de Marie, et voilà tout. Le reste ne vous regarde pas.

Il y eut un long murmure dans les rangs des patriarches.

— Mais alors, Seigneur, s’écrièrent-ils, vous vous êtes abominablement moqué de nous !

— À quoi bon, dit Abraham, m’avoir mis à la tête de toute cette généalogie, si le dernier de mes descendants n’a collaboré en rien à l’engendrement du Messie ?… Je suis volé !

— Nous sommes volés ! répétèrent les autres.

Le Bon-Dieu père frappa un coup de poing sur son comptoir (un magnifique comptoir en zinc, enrichi de diamants).

— Sont-ils têtus ! fit-il. Ils ne peuvent pas comprendre, et ils veulent quand même trouver la clef de l’énigme.

Le réveil des bergers, à minuit, dans la neige (chap. VII).
Le réveil des bergers, à minuit, dans la neige (chap. VII).
Le réveil des bergers, à minuit, dans la neige (chap. vii).
 

— Énigme tant qu’il vous plaira ! objecta David ; mais enfin, oui ou non, m’avez-vous juré que le Messie sortirait de ma race ?

— Parfaitement.

— Et à moi ? riposta Abraham.

— Parfaitement. Et c’est en effet en vertu de cette promesse que vous avez dans votre descendance directe le charpentier Joseph, époux de Marie, laquelle sera demain mère du Christ.

— Mais, seigneur Dieu, glapit toute la bande, si ce Joseph n’est qu’un époux platonique ?…

— Eh bien, qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— Cela nous fait beaucoup ! Vous ne tenez pas vos engagements !

— Je vous demande pardon.

— Vous les éludez !

— Pas le moins du monde.

— Oh ! c’est trop fort !

Et les aïeux-postiches du Messie, en disant cela, trépignaient et ne prenaient pas la peine de cacher la colère que leur causait leur déception.

Le Très-Haut perdit patience ; la moutarde lui montait au nez à son tour.

— Ah ! sac à papier ! cria-t-il d’une voix éclatante, vous m’ennuyez, à la fin des fins ! Fichez-moi la paix, et débarrassez-moi le plancher, et lestement, je vous prie ! Vos réclamations sont saugrenues. J’ai tenu ma promesse, car je suis infaillible. Joseph n’est pas le père du Messie, et cependant c’est de vous que le Messie descend. Je vous l’affirme, cela doit vous suffire. Vous n’avez pas besoin de comprendre la chose, mille millions de je ne sais quoi !… puisque c’est un mystère.

Et, comme les patriarches murmuraient encore, Sabaoth ajouta :

— Trônes, Dominations et Principautés, flanquez-moi tout ce monde à la porte !

Ce qui fut fait en un clin d’œil.

Et voilà pourquoi l’Évangile se donne un mal inouï pour nous démontrer que Jésus-Christ descend de David et d’Abraham, en n’étant pas le fils de Joseph, puisque Joseph vient en droite ligne de ces deux patriarches chéris de Dieu[1].

Courbons-nous donc, mes frères, devant ce galimatias, et sans comprendre, croyons.


  1. Afin que l’on ne m’accuse pas d’inventer à plaisir des absurdités pour les mettre ensuite sur le compte des livres soi-disant saints, voici textuellement les seize versets de l’Évangile de saint Mathieu :

    Chapitre premier. — 1. Ceci est le livre de la généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham. — 2. Abraham engendra Isaac. Isaac engendra Jacob. Jacob engendra Juda et ses frères — 3. Juda engendra, de Thamar, Pharès et Zara. Pharès engendra Esron. Esron engendra Aram. — 4. Aram engendra Aminadab. Aminadab engendra Naason. Naason engendra Salmon. — 5. Salmon engendra Booz, de Rahab. Booz engendra Obeb, de Ruth. Obeb engendra Jessé. Et Jessé engendra David, qui fut roi. — 6. Le roi David engendra Salomon, de celle qui avait été femme d’Urie. — 7. Salomon engendra Roboam. Roboam engendra Abias. Abias engendra Asa. — 8. Asa engendra Josaphat. Josaphat engendra Joram. Joram engendra Ozias. — 9. Ozias engendra Joathan. Joathan engendra Achaz. Achaz engendra Ezéchias. — 10. Ezéchias engendra Manassé. Manassé engendra Amon. Amon engendra Josias. — 11. Josias engendra Jéchonias et ses frères, vers le temps où les Juifs furent transportés à Babylone. — 12. Et, depuis qu’ils furent transportés à Babylone, Jéchonias engendra Salathiel. Salathiel engendra Zorobabel. — 13. Zorobabel engendra Abiud. Abiud engendra Eliacim. Eliacim engendra Azor. — 11 Azur engendra Sadoc. Sadoc engendra Achim. Achim engendra Eliud. — 15. Eliud engendra Éléazar. Éléazar engendra Mathan. Mathan engendra Jacob. — 16. Et Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus qui est appelé Christ.

    Quand on lit l’Évangile, on reste stupéfait devant l’entassement des contradictions flagrantes et bêtes qui s’y rencontrent. Quoi ! voilà une religion qui repose en grande partie sur la virginité de Marie et qui défend, sous peine d’anathème, de supposer une seconde que Joseph ait pu coopérer à la procréation du Messie ! et, à côté de cela, l’Évangile se donne un mal extraordinaire pour établir la généalogie de Joseph, faire descendre de David et d’Abraham cet époux inactif et prouver de la sorte que Dieu a tenu ses promesses aux patriarches en mettant le Messie dans leur race. Quel monument d’idiotisme !

    Et même, sur ce point déjà stupide, l’Évangile se contredit. Ainsi, selon saint Luc, la généalogie du Christ n’est pas du tout la même que celle selon saint Matthieu. Voici encore textuellement la généalogie du Messie selon saint Luc :

    Chapitre troisième. — 23. Jésus avait environ trente ans lorsqu’il commença à exercer son ministère, étant, comme l’on croyait, fils de Joseph, qui fut fils d’Héli, qui fut fils de Mathat, — 24. qui fut fils de Lévi, qui fut fils de Melchi, qui fut fils de Janna, qui fut fils de Joseph, — 25. qui fut fils de Mathathias, qui fut fils d’Amos, qui fut fils de Nahum, qui fut fils de d’Hesli, qui fut fils de Naggé, — 26. qui fut fils de Mathath, qui fut fils de Mathathias, qui fut fils de Semeï, qui fut fils de Joseph, qui fut fils de Juda, — 27. qui fut fils de Joanna, qui fut fils de Resa, qui fut fils de Zorobabel, qui fut fils de Salathiel, qui fut fils de Néri, — 28. qui fut fils de Melchi, qui fut fils d’Addi, qui fut fils de Cosan, qui fut fils d’Elmadan, qui fut fils d’Her, — 29. qui fut fils de Jésus, qui fut fils d’Éliézer, qui fut fils de Jorim, qui fut fils de Mathat, qui fut fils de Lévi, — 30. qui fut fils de Siméon, qui fut fils de Juda, qui fut fils de Joseph, qui fut fils de Jona, qui fut fils d’Eliakim, — 31. qui fut fils de Mélea, qui fut fils de Menna, qui fut fils de Mathatha, qui fut fils de Nathan, qui fut fils de David, — 32. qui fut fils de Jessé, qui fut fils d’Obeb, qui fut fils de Booz, qui fut fils de Salmon, qui fut fils de Naason, — 33. qui fut fils d’Aminadab, qui fut fils d’Aram, qui fut fils d’Esron, qui fut fils de Pharès, qui fut fils de Juda, — 34. qui fut fils de Jacob, qui fut fils d’Isaac, qui fut fils d’Abraham.

    Ainsi, saint Mathieu et saint Luc sont d’accord sur la soi-disant généalogie de Jésus-Christ depuis Abraham jusqu’à David ; mais, à partir de David, ces deux évangélistes inspirés par le pigeon se contredisent carrément. Selon saint Matthieu, c’est par Salomon que suit la descendance ; selon saint Luc, c’est une autre branche de David, la branche de Nathan, qui sera celle par laquelle seront accomplies les promesses de Dieu. Et — ô miracle sans pareil ! — ces deux Branches opposées l’une à l’autre finissent tout de même par le charpentier Joseph, tant il est vrai que Jéhovah est tout-puissant.

    Conclusion : non seulement les deux généalogies de Jésus-christ données par l’Évangile sont absolument ridicules en elles-mêmes, vu que leur conclusion est la destruction de tout leur assemblage ; mais encore elles sont tout à fait en contradiction entre elles, ce qui est le comble de la stupidité.