La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre V

P. Fort (p. 19-22).

CHAPITRE V

OÙ JOSEPH, APRÈS L’AVOIR TROUVÉE MAUVAISE, EN PREND SON PARTI

Joseph était un brave homme de charpentier, nous le savons ; mais, malgré son air bonasse, il n’était pas tombé de la dernière pluie, et, de plus, il avait son petit amour-propre.

Quand le blé pousse, c’est qu’on a semé du grain, se disait-il ; et il n’eût pas plus tôt vu sa douce fiancée qu’il ajouta :

— Quelqu’un a marché dans mes plates-bandes !

Et le charpentier « connut dès lors la plus amère des tristesses ».

Rendons-lui cette justice : il n’était pas tout à fait dans son tort. Pouvait-il s’imaginer, lui, bonhomme à l’âme naïve, qu’un pigeon était seul son rival, et que Marie, quoique parfaitement enceinte, était aussi vierge qu’avant l’opération du Saint-Esprit ?

Non, Joseph ne pouvait pas s’imaginer cela.

Mettez à sa place le marguillier le plus crédule ; supposez que le dévot le plus rempli de foi ait été le fiancé de Marion, et qu’au retour d’un voyage de trois mois à Youttah, il ait trouvé la brune enfant dans la situation que vous savez ; je parie cent sous en pièces du pape que notre marguillier dévot se serait fâché peut-être plus fort encore que se fâcha Joseph.

Joseph tenait à avoir une femme pour la surveillance de son pot-au-feu et le raccommodage de ses culottes ; mais il ne poussait pas le désintéressement en matière d’amour conjugal jusqu’à demeurer insensible au ridicule qu’entraîne fatalement avec soi l’état de mari cocu.

Le jour où, venant selon l’usage offrir un bouquet à Marie, il s’aperçut que le ventre de sa fiancée avait pris des proportions inquiétantes, il sursauta en arrière, à en lâcher sa botte de fleurs de lis, et s’écria :

— Palsambleu ! mademoiselle, vous n’avez pas perdu votre temps à enfiler des perles depuis que je n’ai eu le plaisir de vous voir !…

Marie, confuse, baissa la tête.

Père Joachim et mère Anne étaient stupéfaits.

Joseph se tourna alors vers ceux-ci :

— Malepeste ! si vous croyez qu’à présent je m’en vas épouser votre galopine de fille, vous ne ferez pas mal, par la même occasion, d’attendre qu’il pousse des plumes aux abricotiers !… Un peu que déjà les camarades me blaguent d’avoir jeté mon dévolu sur une jeunesse !… C’est pour le coup qu’ils me monteraient une scie : « Ah ! mon pauvre Joseph, ça y est ! » J’entends d’ici toutes les chansons des ateliers… Et les apprentis, qui sont de vraies gales, c’est ceux-là qui s’en feraient une bosse, à mon propos !… Non, ma foi, ça ne peut pas aller comme ça…, Je suis dégagé de ma parole… Je n’ai pas envie de devenir la fable de tout le quartier !…

Tandis que Joseph parlait, Marion avait un peu repris contenance. Elle essaya d’amadouer son fiancé, esquissa une moue câline, pour lui faire avaler la pilule :

— Joseph, mon ami, je vous jure que vous vous trompez… Je suis aussi pure que l’enfant qui naîtra de moi…

— Aussi pure que votre futur poupon, dites-vous !… Eh bien, elle est raide, celle-là…

— Joseph, mon gros lapin, je vous donne ma parole d’honneur que je suis toujours digne de vous… Aucun homme ne peut se vanter d’avoir seulement baisé le bout de mes doigts…

— Ta, ta, ta, je ne prends pas des vessies pour des lanternes… Qui donc, si ce n’est un homme, vous a mis dans cette fichue position ?

— C’est le pigeon, Joseph !

Pour le coup, le charpentier se fâcha tout rouge.

— La vaurienne ! elle se moque encore de moi par-dessus le marché… Nom d’une pipe ! c’est fièrement heureux qu’elle ait commencé ses cascades avant que nous ayons passé devant le maire… Une fois le conjungo accompli, c’est Bibi qui aurait été dans de beaux draps !…

Là-dessus, Joseph se retira furieux, Il est regrettable que l’évangéliste Matthieu, qui nous fait part de cet incident, ne nous ait pas donné le texte des récriminations du bonhomme aux fleurs de lis. Les paroles que je viens de prêter au fiancé de Marie doivent être bien faibles à côté de celles qu’il a dû réellement prononcer. « Vaurienne » et « galopine » sont des qualificatifs fort pâles auprès de ceux qu’a certainement appliqués à sa fiancée infidèle le charpentier vexé ; car il est à présumer que notre manieur de rabot et de varlope n’a pas mis de gants pour dire à Marion tout ce qu’il avait sur le cœur.

Quant à Joachim et Anne, ils en étaient comme des tourtes ; ils ouvraient une bouche démesurée, tant chez eux l’étonnement était extrême.

Lorsque Joseph fut sorti, il y eut un attrapage dans toutes les règles. Les mots désagréables grêlaient sur Marion. Le papa et la maman voulaient savoir à toute force quel polisson du voisinage était l’auteur de ce que Joachim et Anne, dans leur ignorance des desseins de Dieu, considéraient comme une vilaine besogne. Il y avait même un certain cousin, du nom de Panther, sur qui la mère Anne arrêtait particulièrement ses soupçons ; ce cousin Panther n’était pas mal de sa personne et, à un moment donné, avait demandé la petite en mariage. Marion avait beau jurer ses grands dieux que le pigeon était le seul coupable ; elle ne pouvait réussir à se faire croire.

Finalement, Anne et Joachim, navrés, se résignèrent à attendre les événements.

Ils avaient renoncé à l’espoir de marier jamais leur « galopine », lorsqu’un beau matin, ils virent arriver Joseph. Le charpentier se frottait les mains avec béatitude ; jamais on ne lui avait vu une figure aussi épanouie.

— Or çà ! fit-il, futur beau-papa et future belle-maman, êtes-vous toujours décidés à m’accepter pour gendre ?

— Ah bah ! exclamèrent les deux autres, mais c’est nous qui avons cru que vous ne vouliez plus de Marion depuis son petit accident !

— Oui, en effet, j’étais furieux, je ne m’en cache pas ; mais maintenant je sais tout…

Pour le coup, Anne et Joachim étaient plus ahuris que jamais.

— Quoi ! dit le père, vous savez tout maintenant, et c’est pour cela que vous voulez ?…

— Précisément.

— Nous avons mal entendu, sans doute.

— Je dis : précisément…

— Vous voulez rire… Joseph, ne plaisantez pas sur notre malheur !

— Je ne plaisante pas… Je sais tout, et je puis vous garantir que la petite ne nous a point trompés lorsqu’elle nous a affirmé que c’était le pigeon.

Anne et Joachim se regardèrent.

— Allez, vous n’avez pas besoin de vous regarder comme cela, avec des yeux de chat qui fait caca dans la braise… Je suis sûr de ce que j’avance à mon tour : c’est le pigeon !

— Dame, puisque vous y tenez aussi, murmura Joachim, je ne vois aucun inconvénient à ce que ce soit le pigeon… Au surplus, c’est votre affaire.

— Figurez-vous que cette nuit j’ai eu un songe… Un bel ange aux ailes d’or était assis familièrement sur ma descente de lit, les jambes croisées, et il me disait : « Joseph, sais-tu que tu es rudement godiche ?… Tu n’as qu’à étendre la main pour devenir le propriétaire d’un trésor, et tu ne remues seulement pas le petit doigt !… — Où ça, un trésor ? que je demandai à l’ange. — À deux pas de chez toi, dans ton village, à Nazareth même, quoi ! Ce trésor, c’est Marion, la fille au père Joachim, cette jolie brune à qui tu as été fiancé. — Oui, que je répliquai, et qui est enceinte de je ne sais pas qui ; tout le monde pense que c’est de Panther. Si Marion est un trésor, eh bien, ce n’est pas un trésor de vertu, toujours. — Joseph, tu te trompes. Panther n’y est pour rien, ni personne parmi les humains, Marion est vierge comme l’oiseau dans l’œuf ; l’enfant qu’elle porte dans son sein, mon vieux, c’est tout bêtement le Messie, introduit par l’opération du Saint-Esprit. — Alors, ce n’était donc pas une blague, le pigeon ? que je demandai. — Vrai, archi-vrai ! Je suis l’archange Gabriel ; ainsi, tu peux me croire. — Du moment que vous êtes l’archange Gabriel, je ne dis plus rien. Et que me conseillez-vous ? — Épouse Marie au plus vite, mon garçon. Tu seras ainsi, aux yeux de la loi, et sans y avoir pris aucune peine, le papa du Messie qui sauvera le peuple d’Israël et même le monde tout entier avec. »

Joachim et Anne étaient ravis. Joseph continua :

— Vous comprenez à présent si j’ai hâte de devenir votre gendre !… Un autre n’aurait qu’à recevoir du ciel la même révélation que moi et me souffler mon trésor.

— Soit, Joseph, firent le père et la mère enchantés ; topez là, excellent Joseph. Marion est à vous ; le temps de publier les bans, et l’affaire est faite… irrévocablement, n’est-ce pas ?

— Ir-ré-vo-ca-ble-ment !

Dix jours après cet entretien, la petite Marion s’appelait Mme Joseph. À la cérémonie nuptiale, quelques gamins risquèrent bien une ou deux plaisanteries sur la couronne de fleurs d’oranger de la mariée ; mais le grand-prêtre Siméon, qui, en sa qualité, était inspiré de Dieu, poussa le coude au charpentier et lui glissa ces deux mots à voix basse :

— Veinard, va !