Stock (p. 231-233).
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XLII


Mon gendre et mes deux garçons étaient dans la force de l’âge ; moi, je tenais encore ma place ; à nous quatre, nous pouvions aisément faire valoir le domaine. Mais ça ne dura que deux ans ainsi, car la guerre subsistait entre les jeunes ménages, et Moulin fut obligé de partir. Grâce à l’intermédiaire de ses parents et au mien, il put louer la petite locaterie des Fouinats, et Roubaud, le régisseur, promit de l’employer le plus souvent possible au château, comme aide-jardinier et homme de peine.

Malgré cela, il nous fut bien pénible, à Victoire et à moi, de nous séparer de notre fille. Nous avions la crainte qu’elle ne soit malheureuse. Elle n’était qu’à sa cinquième année de mariage et se trouvait déjà enceinte pour la troisième fois. Et sa santé continuait de nous donner de l’inquiétude ; elle devenait de plus en plus maigriote et pâlotte, et conservait toujours un air découragé.

Les premiers temps, Clémentine, qui s’ennuyait beaucoup toute seule avec ses mioches dans sa petite maison, venait régulièrement tous les deux jours nous voir. Chaque fois, sa mère lui donnait un bidon de lait ; et, de temps à autre, elle lui garnissait un panier avec des fromages, du beurre, quelques fruits, ou bien de la galette les jours de fournée. Cependant la pauvre enfant ne tarda guère, ayant trop de travail, d’espacer ses visites : et même, en raison de son état, elle finit par les supprimer tout à fait. Alors ce fut ma femme qui alla la voir et qui lui porta à domicile quelques provisions. Mais un beau jour, Rosalie intervint. C’était l’époque où les vaches approchaient d’être à terme, et le lait abondait si peu que nous étions obligés de nous en priver. La bourgeoise voulant quand même en porter un bidon à sa fille, la bru saisit ce prétexte pour dire qu’elle en avait assez de travailler et de se tuer pour les autres, qu’elle allait partir à son tour si ça continuait de marcher de cette façon. Victoire ayant répondu doucement que ça n’allait pas loin, quelques demi-livres de beurre, quelques fromages, un peu de lait, elle répartit d’un ton aigre que c’était suffisant pour entretenir le ménage en épicerie et mercerie, et que c’était bien malheureux de voir la Clémentine jouir à volonté de ces denrées dont se privaient ceux qui avaient la peine de les préparer.

— Nous aurons beau travailler, ajouta-t-elle, si tout ce que nous entrons par la porte sort par la fenêtre, nous ne parviendrons pas même à nous suffire.

Cette opposition méchante de Rosalie, qui se reproduisit à toute occasion, attrista beaucoup ma femme ; elle en gémissait quand nous étions seuls ; nous nous en entretenions longuement la nuit. Pourtant nous donnions à nos enfants un gage annuel ; ils n’étaient pas en communauté et n’avaient nulle part de maîtrise. Mais nous leur reconnaissions néanmoins un certain droit de contrôle et de critique. Ils concouraient à la prospérité de la maisonnée familiale ; ils collaboraient à une œuvre qu’ils devaient continuer pour leur compte plus tard ; et, en dépit de la rétribution annuelle qu’ils tiraient de leur travail, nous admettions un peu qu’ils se puissent considérer comme grugés en voyant partir sans profit les produits de l’exploitation.

Il est juste de dire que Charles ne se fâchait pas ; il approuvait même les libéralités faites à sa sœur. Mais l’aîné, stimulé par sa femme, appuyait ses observations.

Il fallut donc en arriver à ne plus faire de présents à Clémentine, ouvertement du moins. Nous rusions. Je me chargeais souvent de lui porter, dissimulés sous ma blouse, de petits paquets de denrées ou de victuailles. Mais les yeux inquisiteurs de Rosalie furetaient partout. Il était bien difficile à Victoire de faire disparaître les moindres choses en dehors d’elle et c’étaient des scènes de plus en plus violentes quand elle découvrait quelque don fait à son insu.

Mais un événement plus important vint reléguer au second plan ces misères de notre intérieur.