Stock (p. 233-235).
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XLIII


Je puis dire sans orgueil que le domaine avait pris de la valeur, et beaucoup, depuis que je le cultivais. Je n’y avais pas plus ménagé mes peines que s’il m’eût appartenu, ou que si l’on m’eût donné la certitude d’y passer toute ma vie. J’avais épierré des pièces entières, défriché des coins broussailleux, divisé des haies trop larges et creusé des mares dans les champs qui en étaient dépourvus. Le jardinier du château ayant consenti à me donner quelques leçons de greffage, tous les arbres sauvageons des haies étaient devenus, par mes soins, producteurs de bons fruits. J’étais aussi parvenu à rendre très praticable le chemin qui nous reliait à la route et que M. Lavallée, pas plus que son oncle, n’avait voulu faire réparer. Je n’avais jamais reculé devant les frais : tous les champs venaient d’être chaulés pour la seconde fois et donnaient de belles récoltes ; les prés produisaient le double grâce aux composts et aux engrais ; et mon cheptel était quasi toujours le meilleur des six domaines. Les affaires continuant de n’aller pas trop mal, j’espérais me voir avant qu’il soit longtemps en possession d’une somme équivalente à celle que j’avais perdue.

Mais voilà que Roubaud, certain jour, vint tout penaud me dire :

— Le maître veut trois cents francs d’augmentation à dater de la Saint-Martin prochaine.

Je fus abasourdi. Dix ans auparavant, j’avais accepté l’augmentation de deux cents francs qu’il lui avait plu de m’imposer et que justifiait un peu la hausse du bétail. Mais je ne voyais, cette fois-ci, nul motif plausible à cette augmentation nouvelle qui eût porté à neuf cents francs le chiffre de mon impôt colonique annuel, et cela indépendamment des redevances en nature. Les cours des bestiaux n’étaient pas supérieurs à ceux qu’on pratiquait dix ans plus tôt. Si les produits de la ferme augmentaient, c’était uniquement en raison des frais faits en commun et parce que je l’avais, moi cultivant, améliorée de mes sueurs.

Je jurai mes grands dieux que j’aimais mieux que le diable m’emporte que de consentir à un sou d’augmentation. Roubaud me dit :

— Réfléchissez ; vous n’êtes pas forcé de donner aujourd’hui une réponse définitive.

Je repartis que c’était tout réfléchi, et renouvelai mes serments : cette injustice me faisait trop mal au cœur.

Pourtant, après en avoir délibéré longuement avec Victoire et les garçons, j’offris cent francs, puis cent cinquante francs. Comme s’il eût craint d’affronter de près notre mécontentement, le propriétaire restait à Paris. Au bout d’un mois, il ordonna à Roubaud, qui lui transmettait nos réponses, d’annoncer à ceux des métayers qui n’avaient pas encore adhéré entièrement aux conditions nouvelles qu’ils aient à se pourvoir ailleurs d’un logement. C’était le congé définitif pour ceux du Plat-Mizot, pour ceux de Praulière et pour nous.

Je n’aurais jamais cru que le maigre et remuant Lavallée cachât sous des dehors affables une telle dose de perfidie. Roubaud, plus tard, me rapporta de lui cette phrase :

— Les métayers sont comme les domestiques : avec le temps ils prennent trop de hardiesse ; il est nécessaire de les changer de loin en loin.