Stock (p. 197-200).
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XXXV


Ma mère se faisait très vieille et n’était pas heureuse. Elle habitait toujours au bourg de Saint-Menoux la même chaumière et, bien qu’elle fût toute courbée par l’âge, elle continuait d’aller en journée quand son état de santé le lui permettait. Mais, depuis plusieurs années, elle souffrait les hivers d’un rhumatisme qui la tenaillait tantôt à la tête, tantôt à l’estomac, et, dans ces moments-là, elle ne pouvait guère quitter son foyer.

J’allais la voir tous les ans aux environs de Noël, quand nous avions tué le cochon, et je lui portais pour ses étrennes un panier de lard frais avec un peu de boudin. En 1863, quand je lui fis ma visite habituelle, je la trouvai couchée et cela me fit froid au cœur en arrivant de voir l’expression navrée de sa figure vieillie. Le rhumatisme, devenu aigu, la tenait clouée au lit depuis six semaines, et personne ne s’occupait de la soigner, sinon une autre vieille journalière du voisinage qui lui apportait son eau et son pain, et l’aidait à faire son lit.

— Je vais pourtant mourir seule là… On me trouvera un beau matin morte de chagrin, de souffrance, de froid et de misère !

Après qu’elle m’eut dit cela en me regardant d’un air sombre, ma mère se mit à déblatérer contre mes frères et leurs femmes, puis contre moi-même. Toute la rancune amoncelée en ce vieux cœur aigri s’épancha en paroles amères. Il ne lui restait plus rien des petites ressources qu’elle avait apportées en quittant la communauté et elle prétendait que mes frères, à ce moment, ne lui avaient pas donné assez, qu’ils l’avaient grugée. Cette idée, née sans doute d’une suggestion de commère malveillante, avait grandi en elle au cours de ses longues réflexions solitaires ; le soupçon s’était changé en certitude : elle considérait mes frères comme des garnements et ma belle-sœur Claudine comme une saleté. Elle répétait à satiété ces mots-là :

— Les garnements ! la saleté !

De ses longues mains sèches sorties des couvertures, elle faisait des gestes de menace, et parfois elle se soulevait toute en une furieuse exaltation : sa physionomie parcheminée, aux os saillants, était plus dure que jamais et les mèches grises qui s’échappaient de son serre-tête noir lui donnaient un air de sorcière lançant l’anathème.

Je m’efforçai de la calmer, de lui prouver qu’elle exagérait, puis je m’occupai d’allumer du feu, car il faisait très froid.

— Ne fais pas tant brûler de bois ; tu vois qu’il ne m’en reste plus guère, dit ma mère.

Sa provision était maigre, en effet : il n’y avait que quelques morceaux épars au coin de la cheminée et deux ou trois brouettées de grosses bûches non fendues entre l’armoire et le lit. Elle reprit :

— Je l’ai tellement ménagé que j’ai laissé geler mes pommes de terre. D’ailleurs, la maison est glaciale ; il vient du vent par la trappe du grenier.

Les pommes de terre étaient sous la maie et débordaient au travers de la pièce. Celles de dessus étaient dures comme des cailloux, mais celles de l’intérieur n’étaient pas gelées, et je le dis à ma mère.

Quand il y eut du feu, je l’aidai à se lever et à mettre la soupe en train, puis je fendis le reste des grosses bûches et m’en allai dans un domaine voisin acheter deux bottes de paille que je montai au grenier pour empêcher le froid de venir par la trappe.

En mangeant, ma mère se montra d’un peu meilleure humeur ; elle me parla de la Catherine, sa préférée. Chaque année, à l’époque de la Saint-Martin, la Catherine lui envoyait l’argent de son loyer ; de plus, lorsqu’elle était venue, elle lui avait apporté toute une provision de bonnes choses : du sucre, du café, du chocolat, même une bouteille de liqueur.

— Si je pouvais lui faire savoir comme je suis, gémit la pauvre femme, bien sûr elle m’enverrait un colis de friandises.

Prenant note de ce désir, je me rendis chez l’instituteur et lui fis faire une lettre pour la Catherine. J’allai ensuite chez un marchand de bois auquel je commandai pour ma mère une voiture de bois que je payai d’avance. J’entrai enfin, au retour, chez la vieille journalière qui la secourait, et, sous promesse de dédommagement, je la chargeai de veiller sur elle de façon suivie.

C’était beaucoup : la réflexion me fit comprendre que ce n’était pas encore assez. Avant de m’en retourner, je voulus parler à mes frères. Ils n’habitaient plus ensemble depuis déjà longtemps. Mon parrain était à Autry : il avait eu des malheurs sur ses bêtes et deux de ses enfants avaient été longtemps malades. Le Louis, qui était à Montilly, faisait bien ses affaires : la Claudine s’en montrait fière et un peu arrogante.

J’allai donc le lendemain les voir l’un après l’autre ; je leur exposai qu’il était de notre devoir de coopérer de compagnie au soutien de la mère et leur dis ce que j’avais fait pour elle. Le Louis prit l’engagement de payer son pain. Mon parrain promit de l’entretenir de légumes et d’envoyer sa plus jeune fille pour avoir soin d’elle quand son rhumatisme la tiendrait alitée.

Je rentrai à la Creuserie le troisième jour, bien content de moi. En effet, grâce à mon initiative, ma mère fut assurée du nécessaire jusqu’à sa mort, qui survint trois ans plus tard.