Stock (p. 191-197).
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XXXIV


M. Lavallée avait deux enfants, un garçon et une fille : Ludovic et Mathilde. Ils venaient souvent chez nous avec leur père, ou bien avec quelqu’un des domestiques. Ludovic était de l’âge de mon Charles ; la petite avait trois ans de moins. Or, je fus bien étonné d’entendre un jour la cuisinière, et un autre jour le cocher, employer vis-à-vis ces gamins les termes « monsieur » et « mademoiselle ». Je pris à part le cocher et lui demandai s’il était indispensable de leur appliquer ces qualificatifs qui me semblaient ridicules. Il m’expliqua qu’il était d’usage de les décerner dès le berceau à tous les petits riches, et qu’il fallait bien se soumettre à la règle pour faire plaisir aux parents. Je dis cela chez nous et ordonnai qu’on s’en souvînt le cas échéant. Tout le monde se mit à rire :

— À ces deux crapauds-là « monsieur » et « mademoiselle », c’est trop fort ! fit la servante.

Ils étaient en effet rudement insupportables, le « Monsieur » et la « Demoiselle ». En compagnie de leur père, ils se tenaient à peu près tranquilles ; mais avec les domestiques ils faisaient déjà le diable à quatre, et ce fut bien autre chose lorsqu’ils eurent pris l’habitude de venir seuls. À la maison ils furetaient partout, dérangeaient tout, faisaient tomber avec des bâtons les paniers accrochés à la poutre, montaient avec leurs souliers boueux sur les bancs et même sur la table cirée. Dehors, ils effarouchaient les volailles, séparaient les poussins de leur mère, poursuivaient les canards jusqu’à les faire tomber haletants, si bien que deux en crevèrent, certain jour. Ils ouvrirent une fois les cabanes de planches qui servaient de clapier, et les lapins prirent la clef des champs ; plusieurs furent perdus. Une autre fois, ils firent s’éparpiller les moutons qu’on eut mille peines à rassembler. Au jardin, ils couraient au travers des carrés, sur les semis frais et les légumes binés ; ils secouaient des prunes encore vertes, détachaient des poires inutilisables. Bref, comme personne n’osait rien leur dire, ils devenaient de vrais petits tyrans. La fillette surtout paraissait d’autant plus heureuse qu’elle nous voyait plus consternés de ses frasques. J’osais parfois une timide observation :

— Mais voyons, mam’selle Mathilde, vous faites du mal ; ce n’est pas gentil…

Elle souriait malicieusement et continuait de plus belle.

— Ça m’amuse, moi, là…

Contre cette raison, toute réplique était vaine.

Mais ce fut surtout notre petit Charles qui eut à se plaindre des enfants du maître. Tout de suite ils voulurent le prendre pour camarade de jeux ; et comme lui ne s’en souciait guère, nous le forçâmes d’accepter, sa mère et moi :

— Allons, Charles, veux-tu bien aller t’amuser avec monsieur Ludovic et mam’selle Mathilde, puisqu’ils sont assez aimables pour vouloir de toi.

Mais le pauvre gamin faisait peu de cas de cet honneur. Jouer avec des camarades auxquels il fallait dire « monsieur » et « mademoiselle » lui semblait une corvée bien plus qu’un plaisir.

D’ailleurs, l’expérience prouva bientôt qu’ils avaient souhaité sa compagnie non pour en faire un commensal sans conditions, mais bien pour le traiter en esclave, le martyriser.

Ils l’emmenèrent un jour dans le parc du château où M. Lavallée venait de faire édifier une balançoire à leur intention. Il dut les pousser l’un après l’autre, plus ou moins vite, selon leurs indications, et aussi longtemps qu’ils en eurent la fantaisie. Puis les deux tyranneaux le firent s’asseoir à son tour sur la planchette et le poussèrent tout de travers et violemment, riant bien fort parce qu’il avait peur. Cela l’effrayait, en effet, de voir qu’il s’en fallait de peu qu’il n’aille heurter les poteaux ; et la tête lui tournait ; il croyait voir en dessous le sol s’ouvrir. Mais plus il leur criait de cesser, d’une voix suppliante, plus Ludovic et Mathilde poussaient vite et mal. Quand Charles put descendre, il était pâle comme un linge, il chancelait, tremblait, et il fut obligé de s’asseoir sur le gazon pour ne pas tomber.

— Ah ! ce qu’il est poltron tout de même, firent les petits bourgeois, enchantés.

Ils croquaient des bonbons. Ludovic, qui avait bon cœur parfois, en offrit à Charles.

— Prends donc, ça te remettra…

Mais sa sœur intervint :

― Maman a défendu qu’on lui en donne parce que ça lui fausserait le goût… Tu sais bien qu’il n’est pas un petit garçon comme toi ; lui et ses parents sont les instruments dont nous nous servons.

J’éprouvai un grand malaise, un sentiment de colère et de révolte, quand mon pauvre gas me rapporta ces paroles. Ce ne fut pas assurément à la vicieuse fillette que j’en voulus, mais bien à sa mère, qui lui inculquait ainsi le mépris des travailleurs. Je me pris à haïr cette grande molle aux allures langoureuses et au regard hautain qui passait ses journées, — disaient les domestiques, — à demi couchée sur un canapé, en longues flâneries coupées de petites séances de piano.

― Les instruments te valent bien, poupée, pensais-je ; sans eux tu crèverais de misère avec toute ta fortune : car de quelle besogne utile es-tu capable ?

Une autre fois, les enfants jouèrent à l’équipage. Charles, bien entendu, faisait le cheval ; il était attaché dans le haut des bras avec de longues ficelles dénommées guides ; Ludovic en tenait les bouts par derrière, et Mathilde, avec conviction, faisait claquer un petit fouet qui était mieux qu’un jouet.

― Hue ! Hue donc !

Le cheval faisait le rond comme dans un manège autour du conducteur qui ne bougeait guère. Vint un moment où, fatigué, il ne voulut qu’aller au pas. Mais cela ne faisait pas l’affaire de Mathilde.

― Hue ! Hue donc ! Veux-tu courir !…

Et comme il n’avait pas l’air de vouloir obéir, elle le cingla en pleine figure d’un coup de fouet qui fit un sillage rouge. Charles se mit à pleurer : il pleura silencieusement, ne voulant pas faire d’éclat à cause de la proximité du château. Ludovic s’approcha, remué de ses larmes.

— Elle t’a fait mal ?

— Oui, monsieur Ludovic.

— Ce n’est rien : il faut tamponner ça avec de l’eau fraîche.

Il l’entraîna jusqu’à la cuisine du château où la bonne, avec une serviette mouillée, mit de la fraîcheur sur le sillage rouge qui lui brûlait la face.

Mathilde regardait, sans pitié :

— C’est bien fait : il ne voulait pas courir, le cheval.

Par hasard, Mme Lavallée vint à ce moment donner des ordres pour le dîner ; elle se fit mettre au courant, puis déclara :

— Mathilde, c’est très mal. Ludovic, il ne faut pas permettre à ta sœur d’agir ainsi.

Elle s’adressa ensuite à Charles :

— Vois-tu, mon garçon, Mathilde est vive ; quand tu joues avec elle, il ne faut pas la contrarier.

Elle lui fit donner par la cuisinière un biscuit avec un peu de vin, puis les renvoya tous trois de compagnie.

— Allons, retournez jouer ; et tâchez de ne plus vous battre.

À la suite de cette aventure, Charles fit des difficultés pour retourner avec ses deux tyrans. Il s’en venait avec moi dans les champs ; il se cachait pour leur échapper. Un jour, ils allèrent le relancer dans un pré de bas-fond très humide où il gardait les vaches. Avant leur arrivée il s’était amusé à faire une grelottière. (C’est une sorte de petit panier ovale qu’on tresse avec des joncs et dans lequel on met deux ou trois cailloux menus avant de le boucher tout-à-fait : les cailloux font ensuite, lorsqu’on agite l’objet, un vague bruit de grelots.) Mathilde voulut absolument posséder ce jouet rustique que mon gamin refusa de lui donner, car il lui en voulait toujours du coup de fouet. Et comme elle insistait, se suspendant à ses vêtements, il la repoussa en disant :

— Tu m’embêtes, à la fin, tu ne l’auras pas… ; et je ne veux plus te dire « mademoiselle ». Tu n’es qu’une ch’tite méchante gatte.

Alors elle se mit à geindre :

— Je le dirai à maman, oui, oui, oui… Je lui dirai que tu m’as frappée, que tu m’as insultée, vilain paysan… Et vous partirez de la ferme, tes parents et toi.

Elle s’en alla en bougonnant, furieuse de l’offense.

Ludovic, au bord de la mare voisine, s’occupait à lancer des pierres sur les grenouilles qu’il apercevait hors de l’eau. Après que sa sœur se fut éloignée, il se rapprocha de Charles.

— Tu sais qu’elle est capable, en effet, de le dire à maman ; tu as eu tort.

— Ça m’est égal qu’elle le dise. Je ne peux plus supporter qu’elle soit toujours à me taquiner. Je ne veux plus que vous veniez me trouver ni l’un ni l’autre : vous me prenez pour votre chien.

Et il rassembla les vaches et les ramena, le laissant à ses grenouilles.

M. Lavallée vint le soir même nous rapporter cet incident, car Mathilde avait mis sa menace à exécution.

— Décidément, nos enfants ne s’entendent pas, dit-il. J’ai interdit aux miens de venir trouver Charles et je veillerai à ce qu’ils tiennent compte de mes ordres.

Il se passa peut-être une semaine sans qu’on les vît, puis ils revinrent comme auparavant. Fort heureusement, le départ pour Paris ne tarda pas à survenir.

Je sus plus tard par le jardinier, qui le tenait de la cuisinière, que Mme Lavallée avait été très mécontente de l’affront fait à sa fille par mon gamin. Pour un peu, elle eût exigé notre départ que la bonne petite demandait à hauts cris. Mais le mari avait refusé de prendre au tragique cette querelle d’enfants.

L’année d’après, Charles, touchant à ses treize ans, commençait à s’occuper régulièrement : ce me fut un prétexte pour dire aux petits bourgeois qu’il n’avait plus le temps de jouer avec eux, et je pus éviter le recommencement de la camaraderie tyrannique dont ils auraient continué à l’honorer sans nul doute.