Stock (p. 200-206).
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XXXVI


Nos enfants devenaient forts. J’étais très satisfait de mon aîné qui était courageux et montrait du goût au travail. Il labourait bien et commençait à me suppléer pour les pansages. Par exemple, il avait le défaut de dépenser beaucoup d’argent. Tous les dimanches, il se rendait, soit à Bourbon, soit à Franchesse, et ne rentrait que dans la nuit après avoir fait un bon repas d’auberge. Ah ! les rares pièces de quarante sous que me donnait mon père dans ma jeunesse ne l’auraient pas mené loin, lui, et je crois qu’il aurait fait joli s’il lui avait fallu s’en contenter. Il est vrai que les temps n’étaient plus les mêmes ; les affaires allaient mieux ; les salaires des domestiques avaient doublé et redoublé ; l’argent circulait davantage. Cela était cause qu’on s’habillait moins grossièrement et qu’on trouvait ridicules les amusements qui ne coûtaient rien : vijons, veillées, jeux avec des gages. L’auberge commençait d’être le cadre obligé de tous les plaisirs.

Le Jean était passionné pour le billard ; il dansait peu et restait timide avec les filles. Nous avions à ce moment une servante qui s’appelait Amélie, nous disions « la Mélie » ; elle avait une figure d’homme, une large bouche et les dents cariées ; elle était laide et avait, depuis plusieurs années, coiffé sainte Catherine. C’est même parce qu’elle était laide et vieille que nous la gardions, car elle avait de bien vilaines manières. Mais des servantes jeunes dans une maison où il y a des jeunes gens, c’est trop scabreux : ils ont toujours tendance à avoir des relations trop intimes, à moins qu’ils ne soient brouillés ; le premier cas entraîne fatalement des amours aux suites souvent fâcheuses ; le second provoque une guerre perpétuelle, un besoin de se faire réciproquement un tas de petites misères, et cela nuit à la bonne exécution des besognes journalières. J’avais cru m’apercevoir à différentes reprises que la Mélie, en dépit de son âge et de son physique désagréable, faisait au Jean des yeux en coulisse, des yeux d’amoureuse. Lui était grand et brun, avec une figure régulière qu’ornait une moustache déjà forte : beau garçon, en somme, et je ne croyais pas qu’il fût assez bête pour répondre à ces avances.

Un soir d’hiver, au cours de la veillée, ils allèrent ensemble broyer les pommes de terre et préparer la pâtée des cochons. Les pommes de terre cuisaient dans une méchante cabane faite de branches sèches, et couverte de genêts, qui était adossée au mur de la grange ; il y avait, à proximité du fourneau, une grande auge de pierre pour les écraser. Après un moment, l’idée me vint de savoir s’ils ne profitaient pas de ce tête à tête pour faire quelque bêtise. Ayant ouvert la porte avec précaution, je traversai la cour et m’avançai tout doucement au long de la grange jusqu’auprès du mur de branchage qui clôturait la cabane. La lanterne éclairait faiblement l’intérieur, tout plein de la buée chaude qui se dégageait des pommes de terre. Quand elles furent broyées, je pus voir néanmoins mon imbécile de gas s’approcher de la servante, l’enlacer et frotter son museau contre le sien. Ça ne dura qu’un instant : ils se lâchèrent pour continuer la séance. Il alla avec des seaux quérir de l’eau à la mare pendant qu’elle versait sur l’amas pâteux des pommes de terre une grande paillasse[1] de son et de farine ; elle se mit ensuite à démêler le tout avec l’eau qu’il apporta. Quand cette dernière besogne fut terminée, ils s’étreignirent de nouveau, se suçotèrent les lèvres encore un peu. Enfin, ils décrochèrent la lanterne, se disposant à rentrer ; alors je m’esquivai en hâte et regagnai la maison avant eux.

Je ne dis rien à Victoire que cela eût rendue furieuse. Mais le lendemain, au lever, j’attrapai le Jean dans la grange et lui passai une morale en règle.

— Une vieille comme ça, et laide comme elle est : tu devrais avoir honte !… Ailleurs, fais ce que tu voudras, mais à la maison, tiens-toi tranquille, tu m’entends bien !

Un peu plus tard, en pansant les cochons, je menaçai la Mélie de la ficher à la porte sans explication si jamais je m’apercevais d’autre chose. Je crois que la leçon porta ses fruits, car je ne les vis plus recommencer leurs mics-macs.

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Charles était tout l’opposé de son frère ; au physique il me ressemblait, mais il tenait plutôt de sa mère comme caractère. Il était un peu sournois ; il avait toujours l’air d’avoir à se plaindre de quelque injustice, de nous vouloir du mal à tous. À l’aller et au retour du travail, il restait en arrière sous un prétexte quelconque pour ne pas se mêler au groupe commun. Quand il allait le dimanche à la messe, jamais non plus il ne partait avec tout le monde. Et quand il nous arrivait, l’hiver, d’aller veiller à Baluftière, à Praulière ou au Plat-Mizot, lui ne nous accompagnait pas : il restait à la maison ce soir-là et partait tout seul le lendemain. Il semblait heureux d’agir en toutes choses au rebours des autres. Et pas obligeant pour deux sous ! N’étant pas bouvier, il ne voulait en aucune circonstance s’occuper du pansage. Le dimanche, il lui arrivait de rester à la maison tout le jour et de disparaître juste à l’heure du soin des bêtes. Comme le Jean rentrait toujours tard, c’est sur moi seul que tombait toute la besogne des jours de repos, car le domestique était souvent absent, lui aussi. Chose bizarre et qui me faisait lui en vouloir davantage, Charles, si mal plaisant chez nous, se montrait volontiers causeur aimable avec les voisins.

Il ne me semblait pas pourtant que nous fassions de différence entre son frère et lui, et qu’il fût autorisé à nous taxer d’injustice. Dès qu’il eut seize ans, je lui donnai autant d’argent qu’à l’aîné pour ses menus plaisirs. Victoire leur achetait toujours en même temps des effets pareils. Je ne pouvais comprendre quels motifs le rendaient si grincheux. Il n’y avait peut-être pas, à vrai dire, de motifs particuliers : c’était sa naturelle tournure d’esprit qui lui faisait voir les choses du mauvais côté, rien de plus. Je crois que les embêtements qu’il avait eus avec les petits bourgeois avaient contribué à lui aigrir le caractère de cette façon. Et, plus tard, j’ai supposé qu’il était un peu jaloux de la petite suprématie qu’assurait au Jean son rôle de bouvier.

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Clémentine, la cadette, tenait aussi comme caractère le milieu entre nos trois enfants. Il y avait des jours où elle était affectueuse et courageuse plus encore que le Jean, et d’autres, par contre, où elle était épineuse autant que le Charles, sinon plus. Elle était d’autant meilleure que l’on se montrait plus disposé à satisfaire ses caprices. Comme toutes les jeunes filles, elle avait la manie de vouloir aller belle. Certes, on n’avait pas encore idée à cette époque du luxe d’à présent, mais on s’éloignait déjà beaucoup de la simplicité de ma jeunesse. C’était le règne des bonnets à dentelle qui coûtaient cher d’achat et qu’il fallait à tout moment faire repasser. Et les robes commençaient à se compliquer : voilà-t-il pas que les couturières de Bourbon, qui se tenaient au courant des modes, imaginèrent de faire adopter à leurs clientes les robes à crinoline qui vous les faisaient grosses comme des tonneaux !

Les filles de la ville en furent bientôt toutes munies et celles de la campagne ne tardèrent pas à en vouloir aussi. Clémentine insista pour en avoir une ; mais je soutins sa mère pour opposer un refus énergique.

— Ah, non par exemple ! Je ne veux pas te voir habillée comme une comédienne ![2]. En voilà une idée de se rentrer dans un cercle ?

Mais c’est en vain que j’essayais de ridiculiser cette crinoline qui lui tenait au cœur : cent fois elle revint à la rescousse, et, devant la persistance de notre refus, elle bouda pendant plusieurs semaines.

Nous lui permettions de fréquenter quelque peu les bals de la journée, mais nous lui refusions généralement l’autorisation d’aller danser la nuit aux fêtes ou aux veillées — même en compagnie de ses frères ou de la servante. Néanmoins, Victoire consentait parfois à l’y conduire elle-même, lorsqu’elle n’était pas souffrante. Aussi, lorsqu’il y avait un bal nocturne en perspective, Clémentine, quinze jours d’avance, la taquinait-elle :

― Dis, maman, nous irons… ― Et câline : ― Je t’en prie, ma petite mère !

— Tu m’embêtes, va ! Nous verrons quand ce sera le jour.

Quand c’était le jour, neuf fois sur dix la maman n’était pas disposée ; et la petite allait se coucher furieuse, refoulant ses larmes à grand’peine. Les jours suivants, elle était d’une humeur impossible, ne disait pas un mot, faisait sa besogne en rechignant. J’ai souvenance d’une fournée de pain qu’elle gâcha au lendemain d’une veillée dansante au Plat-Mizot, où sa mère n’avait pu la conduire en raison d’une crise de névralgie. Clémentine se défendit d’avoir fait exprès de mal travailler sa pâte, mais j’ai la certitude que sa mauvaise humeur y fut pour quelque chose.

Pourtant, quand rien ne la contrariait, elle travaillait fort bien, et elle se montrait très aimante et très douce. Sa mère l’avait envoyée quelque temps en apprentissage chez une couturière de Franchesse ; aussi était-ce toujours elle qui s’occupait de confectionner nos chemises et nos blouses et de les repasser. De plus, elle s’empressait à boucler nos cravates quand nous allions en route, à nous panser, à nous envelopper les doigts quand nous nous faisions des écorchures ou des coupures, et, quand nous prenions des épines, à nous les enlever. Enfin, quand quelqu’un toussait, elle était toujours la première à faire de la tisane, une infusion de tilleul, de guimauves, de violettes ou de feuilles de ronce. À cause de tous les petits services qu’elle rendait ainsi, elle était bien aimée. Charles même devenait plus expansif en compagnie de sa sœur : je le voyais parfois lui parler en confidence et ils riaient tous les deux.

Par malheur, la pauvre petite n’était pas d’un bien fort tempérament. Quand il nous fallait l’amener dans les champs, l’été, bien qu’on s’efforçât de lui éviter les postes trop durs, elle devenait maigre que c’en était pitié.

  1. Vanette faite de paille de seigle tressée avec des ronces.
  2. Se dit communément dans le sens de bohémienne.