Michel Lévy frères (p. 167-171).


XXIV

DU DANGER DE SE TROUVER MAL


Quand Rosine rouvrit les yeux, elle était dans le lit d’Edmond La Roche.

— Où suis-je ? demanda-t-elle en jetant partout des regards effarés.

— Chez vous, lui répondit l’étudiant.

Elle voulut se jeter à bas du lit, mais elle s’aperçut qu’elle était à moitié nue.

— Me voilà, dit-elle en souriant et en se cachant sous le couvre-pied, me voilà, par pudeur, forcée de rester dans votre lit. Ne dirait-on pas que j’y suis venue tout exprès ?

— On dirait cela, si on ne vous connaissait pas.

— Ah ! que je suis heureuse de vous voir ! Je vais mourir ! mais l’heure de la mort sera pour moi l’heure de la vie.

— Mourir ! vous êtes un enfant. Vous avez dix-huit ans et je vous aime.

— Vous m’aimez ? Depuis quand ?

— Depuis toujours.

Et ils se regardèrent tous les deux avec des yeux humides.

— Vous m’aimez ? reprit-elle.

Rosine voulait qu’il lui redît encore ce mot si doux, même pour ceux qui ne sont pas aimés.

Je vous aime, répéta Edmond La Roche.

— Oh ! dites-moi encore ce mensonge-là.

Il lui prit les mains et lui baisa les cheveux.

Elle était si heureuse, qu’elle ne songea pas à s’offenser. Il lui semblait que son âme était passée dans celle de l’étudiant, et qu’elle n’avait plus d’autre vie que la sienne.

Mais, après cette ivresse d’un instant, elle se retrouva.

— Ah ! mon Dieu ! dit-elle en retirant ses mains et en éloignant sa tête du baiser du jeune homme, je croyais que nous nous aimions depuis un siècle !

— Qu’importe, si nous nous aimons pendant un siècle.

— Je ne vous crois pas, mais parlez-moi toujours ainsi. Songez qu’on ne m’a jamais aimée.

— Mais contez-moi donc toute cette histoire romanesque.

— Demain. Ce soir je n’ai que le temps de m’en aller.

— Vous passerez la nuit ici.

— Non. On m’attend.

Edmond La Roche ressaisit la main de Rosine avec un mouvement de jalousie.

— Si vous vous en allez, j’irai vous veiller chez vous.

— Je demeure trop loin.

— Je ne pourrai plus vivre sans vous.

— Je reviendrai. Je vous en prie, passez dans votre cabinet, et laissez-moi m’habiller.

Disant ces mots, Rosine détachait ses mains et essayait de renouer sa chevelure, dont les ondes rebelles noyaient ses blanches épaules. Elle s’était animée ; la couleur de la vie revenait sur ses joues : elle était plus belle que jamais.

— Non, reprit l’étudiant d’un air décidé. Il ne sera pas dit que vous serez venue ici trois fois sans que je vous aie emprisonnée dans mes bras. Je me ferai plutôt mettre au violon.

— Vous me ferez mourir de désespoir. Si vous m’aimez, donnez-moi la liberté de revenir demain, puis après, puis toujours.

— Toujours, toujours, murmura le jeune homme, qui ne savait plus ce qu’il disait.

Il s’était penché au-dessus de Rosine, et ses lèvres couraient comme les flammes vives sur les joues et sur les yeux de la jeune fille.