La Vertu de Rosine/XXIII
XXIII
ASPIRATION VERS L’ARBRE DE LA SCIENCE
La veille de la représentation de la comédie où Rosine devait se révéler, on avait donné son rôle à une mauvaise comédienne qui avait de belles robes.
Rosine, déjà souffrante, tomba malade, — le mal de la vie ou le mal de la mort. — Sa pâleur devint plus marbrée, ses yeux plus profonds, son sourire plus attendri.
Elle resta deux jours sans se plaindre à personne. Le troisième jour, la fille de l’hôtelière la força de recevoir un médecin. Cet homme lui trouva une forte fièvre, mais ne put savoir d’où venait la fièvre.
— Monsieur le docteur, vous aurez beau faire, dit-elle au médecin, je suis perdue, car je n’ai plus le courage de la vie.
— Allons, mon enfant, c’est une bataille. Soyons braves jusqu’au bout.
— Oui, docteur, c’est une bataille et je vais à l’ennemi.
Et elle souriait de son charmant sourire attristé.
Il lui demanda son secret ; mais elle ne se voulut pas confesser. Il écrivit une ordonnance qui ne pouvait pas lui faire de mal, mais qui ne devait pas l’empêcher de souffrir.
Son mal, c’était l’amour ; sa fièvre, c’était la jalousie ; sa pâleur, c’était la faim.
La faim, je m’explique : Rosine mangeait, mais que mangeait-elle ? Du pain, des gâteaux, des pommes, des oranges. La pauvre fille, elle donnait aux oiseaux, sur sa fenêtre, les miettes de son festin. Les oiseaux pillent les riches, mais il n’y a que les pauvres qui leur donnent la pâtée.
Le soir, la passion vint soulever Rosine dans son lit ; la fièvre était plus forte, les rêveries ardentes battaient des ailes sur ses tempes. Elle se leva, s’habilla à moitié, et monta quatre à quatre, tout éperdue, sans regarder derrière elle, vers la chambre d’Edmond La Roche. Elle croyait le trouver seul ; mais, arrivée à la porte, elle entendit un gai quatuor, c’est-à-dire deux voix d’hommes et deux voix de femmes ; on soupait bruyamment et amoureusement. Cette gaieté la frappa au cœur comme un coup de couteau.
— Je ne suis pas du festin, dit-elle amèrement. Ce n’est pas pour moi que l’amour dresse sa table.
Et elle voulut redescendre ; mais la curiosité la cloua à la porte.
Elle écouta. Edmond La Roche et la Folie Amoureuse racontaient la joie qu’ils avaient eue la veille de courir les bois de Meudon pour voir les premières feuilles et cueillir les premiers lilas. C’était par un beau soleil qui versait l’espérance aux cœurs amoureux, l’herbe s’étoilait déjà de primevères, la pervenche souriait de ses yeux bleus sous le buisson, le merle sifflait dans les branches pour braver le rossignol, — en un mot, une de ces matinées qui emparadisent la terre pour une heure.
— L’eau m’en vient encore à la bouche, dit Edmond La Roche.
— Paresseux, dit la Folie Amoureuse, tu ne m’as embrassée que vingt fois.
— Ah ! murmura Rosine, si j’avais hier vécu une heure de cette vie-là dans le bois de Meudon !
Elle était au bout de ses forces ; elle cria sans le vouloir et s’évanouit.
Edmond La Roche ouvrit la porte, car le cri de Rosine avait traversé son cœur.
— Ce n’est rien, dit-il ; c’est une femme qui se trouve mal.
Et il souleva Rosine et la traîna dans sa chambre.
— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda la Folie Amoureuse.
L’autre femme, qui était une bonne créature, s’était déjà agenouillée et avait dégrafé la robe de Rosine.
— Prenez donc garde, dit la Folie Amoureuse, les oiseaux vont s’envoler. Pauvre petite ! elle s’est perdue en chemin : il faut écrire au bon Dieu de lui envoyer ses papiers. N’est-ce pas, mon ange ?
Edmond La Roche, qui avait reconnu Rosine, saisit la main de sa maîtresse et lui dit qu’il allait la jeter à la porte si elle continuait à parler ainsi.
— Je comprends, dit-elle en prenant son chapeau, c’est un rendez-vous déguisé. Ce n’est pas une femme qui s’évanouit, c’est une vertu qui se trouve mal.
Et, disant ces mots, elle s’envola, croyant que son amant allait courir après elle.