Michel Lévy frères (p. 45-48).


VII

LE CAPITAL D’UNE MARCHANDE DE BOUQUETS


— Décanillons, ma belle, car voilà l’aurore qui écarquille ses yeux rouges, dit la Harpie en réveillant Rosine au point du jour.

Elles descendirent le quai. Rosine silencieuse et résignée, la joueuse de harpe babillant comme une pie, cherchant à répandre à petites doses le poison dans ce jeune cœur, qui n’avait d’autre défense que ses nobles instincts.

Elles traversèrent la Cité pour acheter des violettes au quai aux Fleurs. Le marché fut bientôt fait : pour cent sous, la joueuse de harpe eut un éventaire, une botte de violettes, une botte de feuillage, une pelote de fil et une médaille d’emprunt.

Elle conduisit Rosine sur le pont.

— Voilà ton affaire, lui dit-elle d’un air victorieux. Tu as une jolie voix, tu n’as qu’à parler pour faire flores, surtout avec ton miroir aux alouettes. Que tes bouquets soient joliment épanouis, qu’ils soient faits de rien, car c’est plutôt ton sourire qu’on achètera que tes fleurs.

— Je ne veux vendre que des bouquets, dit Rosine d’un air digne et naïf.

— Allons, ne te fâche pas. Souffle dans tes doigts, et promène-toi de long en large, car il fait froid aujourd’hui. Pour moi, je vais continuer ma chanson, comme le Juif errant, n’ayant pas plus le sac que lui. À la brune, je viendrai te prendre pour t’emmener souper avec mes cinq sous. Mais n’oublie pas que je t’ai dotée d’un capital qui doit me rapporter cent sous par jour.

La joueuse de harpe s’éloigna sur ces paroles, en pensant que c’était de l’argent bien placé. Restée seule, Rosine respira plus à l’aise. Elle dénoua les violettes et le feuillage, cassa un bout de fil sous ses petites dents blanches et fit son premier bouquet. Le bouquet fait, elle le trouva si joli, — il y avait longtemps qu’elle rêvait au plaisir d’acheter une simple fleur, — qu’elle oublia un instant que ce premier bouquet était fait pour être vendu : elle le mit sans façon à son corsage. Jamais femme du monde ne mit une parure de diamants avec un plus doux plaisir. En voyant les violettes à sa gorge, Rosine sentit doucement son cœur battre, un gai sourire s’épanouit sur sa figure.

— Le bonheur doit sentir les violettes, murmura-t-elle.