Michel Lévy frères (p. 49-57).


VIII

COMMENT UN ÉTUDIANT BLOND CUEILLIT
LE PREMIER BOUQUET DE VIOLETTES


À peine Rosine eut-elle si bien placé son premier bouquet qu’un grand garçon un peu dégingandé, avec une certaine tournure chevaleresque, s’arrêta devant elle en fouillant dans la poche de son habit.

— La belle bouquetière, donnez-moi un bouquet.

— Je n’en ai point de fait, dit Rosine en rougissant sans oser lever les yeux.

— Eh bien, j’attendrai, quoique avec une si jolie fille, on perde tout pour attendre. Mais si vous vouliez me donner celui que vous avez là ?

Disant ces mots, le jeune homme toucha doucement le corsage de Rosine. Elle leva les yeux d’un air offensé.

— Ah ! c’est vous ! s’écria-t-elle avec entraînement.

Elle devint plus rouge encore ; elle soupira et laissa tomber les violettes qu’elle avait à la main.

Elle venait de reconnaître l’étudiant de la rue de la Harpe.

— Hélas ! pensa-t-elle, il ne m’a pas reconnue, lui !

En effet, l’étudiant avait presque oublié cette jolie figure, qui l’avait arrêté et séduit dans la sombre rue des Lavandières.

Cependant, dès que Rosine leva ses beaux yeux veloutés, il la reconnut aussi.

— Je suis enchanté de la rencontre, car nous sommes de vieux amis ; à ce titre, vous ne pouvez me refuser le bouquet que voilà.

Il avança encore la main pour cueillir le bouquet.

— Attendez donc, lui dit-elle avec un charmant sourire.

Elle prit elle-même le bouquet et l’offrit au jeune homme.

— Quel bon parfum de jeunesse ! dit-il en le portant à ses lèvres.

Il avait déposé une petite pièce de cinq francs sur l’éventaire.

— Adieu, reprit-il en s’éloignant, ou plutôt au revoir, car je passe souvent sur ce pont, qui va devenir pour moi le pont des soupirs.

Il revint sur ses pas sans s’inquiéter des curieux qui s’amusaient à cette comédie.

— Ma pauvre enfant, vous allez mourir de froid ici. Que diable ! on ne se fait pas bouquetière en janvier. Je ne suis pas dans l’habitude d’enlever les femmes ; cependant vous savez que je vous offre mon hôtel peu garni et mon cœur, — rue de la Harpe, no 50, hôtel de Paris. Vous demanderez M. Edmond La Roche, — vingt-trois ans, — quasi magistrat, — en un mot un homme sérieux.

— Si vous me parlez de cette façon, monsieur, je ne vous vendrai plus de violettes.

— Vous me les donnerez. Adieu !

Cette fois, Edmond La Roche s’éloigna pour tout de bon ; cependant il se retourna avant de perdre de vue Rosine pour lui faire un signe de main. La belle bouquetière, qui l’avait suivi du regard, ne put s’empêcher de lui faire un signe de tête. Elle se remit à l’œuvre avec un rayon de joie dans l’âme. L’amour était venu pour elle, l’heure d’aimer sonnait son gai carillon. Tout en faisant ses bouquets, elle se rappelait mot à mot tout ce que lui avait dit l’étudiant. Elle le voyait sans cesse, avec son manteau à l’espagnole fièrement et négligemment jeté sur son épaule, ses grands cheveux blonds ébouriffés, sa fine moustache, ses traits un peu sévères, qui contrastaient si bien avec sa façon railleuse et gaie de parler l’amour.

— Si j’osais ! dit-elle en soupirant.

Quand Rosine eut noué trois ou quatre bouquets, il lui vint un autre chaland : c’était encore un étudiant ; mais celui-ci avait une belle fille à son bras. Ils allaient follement par la ville, d’un air sans souci, dans toute la liberté de la jeunesse et de l’amour. Le jeune homme prit un gros sou dans son gilet, le mit dans la main de la bouquetière et choisit sans façon son bouquet.

— Tiens, Indiana, dit-il à sa compagne, voilà ton bouquet de mariée.

— Après le mariage, dit Indiana.

Rosine ne comprit pas.

— D’où vient, se demanda-t-elle, que ce jeune homme ne me va pas comme l’autre ?

Il y avait plusieurs bonnes raisons : Edmond La Roche était le premier venu ; il allait sans compagne, il n’avait eu garde de lui glisser un gros sou dans la main.

— Au moins, dit-elle, il ne m’a pas payé le bouquet, lui.

Elle achevait à peine ces paroles, quand elle découvrit, en détournant ses violettes, la petite pièce d’or.

— Oh ! mon Dieu ! dit-elle en pâlissant, je ne lui ai pas rendu la monnaie de sa pièce. Comment faire ?

Après avoir un peu réfléchi, elle reprit en souriant :

— Je suis bien sûre qu’il reviendra, et alors…

Elle vit au bout du pont l’autre étudiant et sa maîtresse qui avaient l’air de danser en marchant, soit par accès de folle gaieté, soit pour mieux braver le froid, car ils étaient court-vêtus.

— Où vont-ils ainsi ? se demanda Rosine. On est donc bien heureux quand on n’est pas seul ?

Rosine en était là de sa rêverie amoureuse, quand la joueuse de harpe vint lui rappeler son infortune en se présentant devant elle, comme un créancier impitoyable qui n’attend pas même l’heure de l’échéance.

— Eh bien, mademoiselle Printemps, combien as-tu vendu de bouquets ?

— Deux, répondit Rosine en tremblant ; et encore on ne m’en a payé qu’un.

La joueuse de harpe se fâcha tout rouge.

— Tu es une sotte ! Si j’avais tes vingt ans et ton minois, j’aurais déjà vendu et revendu toutes mes violettes ; mais toi, tu es là comme une statue, sans desserrer les dents ! C’est bien la peine d’avoir des dents de loup ! On sourit, on jase, on chante, on pipe son monde.

— Je vois bien que je n’entends rien à ce métier-là, dit Rosine avec orgueil : reprenez votre éventaire.

— Point tant de façons ! tu es à mon service, tu n’auras point d’autre volonté que la mienne.

Et, disant cela, la joueuse de harpe secoua violemment Rosine.

La pauvre fille, indignée, dénoua le ruban fané qui retenait l’éventaire.

— Voilà votre bien, dit-elle en pleurant ; moi, je ne suis à personne.

L’éventaire tomba ; la joueuse de harpe se mit en fureur ; Rosine, effrayée, s’enfuit sans savoir où elle allait.