Michel Lévy frères (p. 35-44).


VI

LA HARPIE


Comme Rosine arrivait au pont Notre-Dame, elle se trouva devant une peuplade bruyante et bariolée qui faisait cercle autour d’une chanteuse des rues s’accompagnant d’une harpe.

Ceux qui la connaissaient d’un peu près l’appelaient la Harpie. C’était une femme ravagée par le temps et surtout par les passions. Elle avait à peine trente-cinq ans ; on lui en eût donné cinquante au premier coup d’œil. Elle était sèche et cassée ; elle agitait sans cesse de grands bras et de grandes jambes comme un faucheux ou comme un moulin à vent. C’était un moulin à paroles. Mais elle avait encore je ne sais quoi dans le regard et dans le sourire qui révélait une vie meilleure. Dans son beau temps, elle avait montré ses jambes dans les chœurs de l’Opéra. Du ciel de l’Opéra, elle était descendue dans l’enfer des petits théâtres ; enfin, de chute en chute, elle était tombée dans la rue avec une voix cassée et une harpe de rencontre. Elle vivait au jour le jour de ses grâces fanées et de ses chansons sentimentales. Elle passait la nuit où il plaisait à Dieu. Elle avait, six semaines durant, entre les deux époques où l’on paye son terme, habité la même maison que le tailleur de pierres. Ayant alors rencontré Rosine dans l’escalier et dans la rue, elle avait songé, à diverses reprises, à l’entraîner avec elle dans le vagabondage en plein vent.

Rosine, qui n’avait pas l’oreille à la chanson, allait passer outre, quand elle fut arrêtée de vive force entre un soldat et un oisif qui n’étaient pas fâchés d’écouter en si fraîche et si douce compagnie. Les survenants ayant, en moins de rien, fait la chaîne autour d’elle, il lui fut impossible d’avancer ou de reculer. Elle se résigna à être du spectacle. Elle reconnut à cet instant la joueuse de harpe. Cette femme reconnut aussi Rosine. Ce jour-là, elle fut frappée de la sombre tristesse de la pauvre fille. Après avoir promené sa sébile, où tombèrent quelques sous, elle prit Rosine par le bras et l’entraîna au prochain cabaret, tout en lui demandant la cause de son chagrin.

— Je n’ai rien, répondit Rosine.

— Des ruisseaux de larmes ! cela se changera en rivières de diamants. Prends garde de les perdre ! Pour moi, quand je pleure, c’est que j’ai soif ou que j’ai mangé de l’oignon.

La Harpie frappa sur la table pour appeler la cabaretière.

— Nous allons becquiller. Donnez-moi un oignon en attendant le festin ; l’oignon fait la force, dit-elle avec sa phraséologie délicate.

La joueuse de harpe versa à boire.

— Trinquons ! Puisqu’il va tomber une averse, prenons un coup de soleil. Contre mauvaise fortune bon vin.

— Je n’aime pas le vin, dit Rosine.

— Des manières ! J’en suis revenue ; c’était bon quand j’avais une ceinture dorée. Aujourd’hui je suis habillée en bric-à-brac. Ceinture dorée vaut mieux que bonne renommée. Trinquons ! c’est du réveille-matin d’Argenteuil.

Rosine refusa de boire ; ce que voyant, la joueuse de harpe vida les deux verres.

— Est-ce qu’il y a une anguille sous roche ? Est-ce que ton amoureux te trahit ? Est-ce qu’on te coupe l’herbe sous la patte ?

Rosine se récria.

— Un amoureux ? vous ne savez pas ce que vous dites.

— Vois-tu, ma belle, le meilleur n’en vaut rien. Moi qui te parle, j’ai eu des amoureux de toutes les façons, à pied et en carrosse. J’ai cabotiné à l’Opéra du temps de Taglioni. J’ai changé plus de mille fois mon billet pour avoir toujours de la fausse monnaie. J’avais beau verser toutes mes larmes, c’était comme si je chantais !

Disant ces mots, la joueuse de harpe se mit à entonner : Adieu, mon beau navire !

Son beau navire, c’était sa jeunesse qui fuyait au loin, emportant les belles passions.

— Voyons, un peu de confiance, ma mie ! reprit la Harpie en prenant la main de Rosine ; boissonnons un peu, et dis-moi pourquoi tu pleures.

Rosine raconta naïvement, dans un coin du cabaret, comment elle avait quitté sa mère.

— Je t’arcpince à propos ; si tu veux chanter avec moi, je te donnerai ton gîte, ton pain et ton luxe.

La joueuse de harpe s’émerveillait de plus en plus de la beauté de Rosine ; elle calculait qu’avec une pareille compagne elle ferait fortune tous les jours.

— Je suis ta divine providence, poursuivit-elle ; sans moi, que deviendrais-tu ? car tu ne sais rien faire ; à moins que tu ne deviennes marchande de pommes ou d’allumettes.

— Moi ? dit Rosine en secouant ses rêveries, j’aimerais mieux être marchande des quatre saisons que de chanter en pleine rue.

— Mademoiselle la précieuse ! tu changeras d’idée ; en attendant, je veux bien pousser la bonne volonté jusqu’à te mettre en boutique ; je vais t’établir à mes risques et périls, car j’ai confiance en toi. J’ai là de quoi acheter un éventaire et une botte de violettes. Il manque depuis cet hiver une bouquetière sur le pont au Change. C’est entendu. Nous allons souper ici. Moi, j’irai ensuite jouer dans les cafés du quartier. Toi, si tu ne veux pas venir, tu iras te coucher là-haut, je te payerai ton lit. Dans deux heures je viendrai te rejoindre. Va comme je te pousse et ne montre pas ton cadran à la destinée. Il y a de bonnes cascades.

Rosine ne savait que dire. La joueuse de harpe lui fit apporter du pain, du jambon et une bouteille de vin. Rosine refusa d’abord de manger ; mais il y avait si longtemps qu’elle n’avait été d’un pareil festin, qu’elle se laissa gagner, tout en s’indignant contre la faim.

— Maintenant, dit la joueuse de harpe en se levant pour partir, je vais faire un tour dans le voisinage ; attends-moi ici, ou monte là-haut : le cabaretier t’indiquera mon baldaquin.

— Je vous attendrai, dit Rosine, ne sachant pas encore ce qu’elle devait faire.

Elle demeura une demi-heure à réfléchir tristement devant la table encore servie. Tout d’un coup elle se leva et sortit du cabaret.

Elle reprit, avec un doux battement de cœur, le chemin de la maison paternelle. Mais, près de rentrer, le courage lui revint.

— Non, non, dit-elle, je remonterai là-haut quand je pourrai y porter de l’argent.

Elle retourna au cabaret. La joueuse de harpe était couchée et fumait dans son lit.

— Ah ! te voilà, dit-elle. À la bonne heure ! je comptais sur toi. Veux-tu fumer une bouffarde ? Demain je t’installerai sur le pont au Change. Viens te coucher.

— Et un lit ? dit Rosine timidement.

— Un lit ! Et le mien ? Dieu merci, il y en a qui ne font pas tant de façons ! Mademoiselle couchait sur des roses, sans doute !

Rosine regardait avec désespoir ce lit mal hanté que ne protégeaient ni le buis du dimanche des Rameaux ni l’image de la sainte Vierge, ce lit d’hôpital et de cabaret qui donnait envie de coucher sur la paille.

— Si l’oreiller n’est pas assez relevé, tu feras comme moi, poursuivit la Harpie, tu y mettras ta bouteille.

— Ma bouteille ?

La Harpie prit une bouteille sous son oreiller.

— Tiens, voilà le paradis jusqu’à l’heure de l’enfer. Quand je m’endors, je bois. Il ne faut jamais que la raison ait prise sur nous.

Rosine, qui ne savait rien de la vie, se coucha tout habillée et presque résignée, sur le lit de la Harpie. Mais, avant de s’endormir, elle pensa que, sous le beau ciel où était Dieu, il y avait de plus dignes créatures que la joueuse de harpe.