La Vente aux enchères (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 108-112).
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LA VENTE AUX ENCHÈRES


Voici trois mois qu’on l’a porté en terre,

Et le désir des héritiers
Est qu’on vende, jusqu’au dernier,
Aux volantes enchères,
Les meubles familiers

Du vieux notaire.


La servante qui l’assista, quand il mourut,

A requinqué, depuis trois jours,
Avec des loques de velours,
L’arroi fané des gros bahuts,
Et réveillé, à poings rouges, les moires

Et l’éclat endormi des massives armoires.


Et maintenant,
Que leur gloire réapparue
S’étale à tout venant,

Contre les murs, à front de rue,
Elle les garde et les surveille encor,
Faisant reluire, avec son tablier,
Quelque pommeau mal nettoyé,

Ou quelque frise à filet d’or.


Et l’archiviste, et le doyen, et le docteur

Se rencontrent parmi les acheteurs ;
Et les matrones graves et compactes
Se disputent sur la valeur exacte
D’un saladier d’étain ou d’un flambeau d’argent.
Le crieur est sonore, adroit et diligent ;
Ou vend l’un après l’autre :
Un candélabre, une aiguière, un bassinet.
Et l’horloge, très vieille, où Dieu et ses apôtres
Apparaissaient dans l’or dès que midi sonnait :
Enfin, jusqu’au hanap qui provenait d’un prince,
Et dont s’était servi, devant sa cour, le roi,
Lorsqu’il était passé, en l’an cinquante-trois,

Avec le duc, son fils, par ce coin de province.


Au fond du vestibule est étalé l’orgueil,

Profond et rembourré, de six vastes fauteuils,
Et la croupe et le dos des commères s’y tassent,

Et leurs rires sont gros, et leurs langues salaces,
Et leur ventre bombé s’y gonfle à l’abandon.

On admire les pieds sculptés du guéridon
Où s’appuyait le coude enflé du vieux notaire,
Jadis, quand il fumait sa longue pipe en terre,
Tranquillement, à la fenêtre, aux soirs d’été.
On songe avec respect à son intégrité ;
Dire que ces cartons vides, aux parois vertes
Ont contenu l’objet de tant d’affres souffertes !
Que ces casiers ouverts et ces béants tiroirs
Ont recelé tant de ferments de désespoir !
Et l’on parle à l’écart, la main contre les lèvres,
Du testament subtil qu’il fit faire à l’orfèvre,
Pour qu’aucun legs ne pût froisser aucun neveu.
Chacun de ses contrats, comme un trousseau de nœuds,
Tenait le droit flottant en ses clauses serrées.
Pourtant, que de fureurs se sont exaspérées,
Devant son bureau sombre, insensible et massif !
La veuve du brasseur et leur fils adoptif
Se sont battus jadis, au seuil de son étude :

Il est vrai que leurs poings en avaient l’habitude.


On n’attend plus que l’échevin,

Qui doit rentrer d’Alost, où se touchent ses rentes,
Pour déguster et mettre en vente
Le vin.
Et le doyen et l’archiviste

Touchent déjà le « Haut Brion »,
Subtilement de leurs lèvres artistes ;

Puis s’attardent, la bouche en rond,
À lentement goûter le « Château Rose ».
L’échevin survenu prend à son tour la pose
Des vieux buveurs d’antan qui, le verre à la main,
Et balançant leur corps sur leur chaise qui tangue,
En l’honneur des grands crus faisaient claquer leur langue.
Et tous boiraient jusqu’à demain,
N’était que le « Médoc » déjà s’adjuge
Au juge,
Et qu’un chanoine a pris pour lui
Vingt bouteilles de « Grave » et six flacons de « Nuits ».
La cave du notaire est ainsi dispersée,
Et l’archiviste et le doyen et l’échevin,
Après mainte querelle, à coups d’or apaisée,

Se désignent chacun leur part en son butin.


Le crieur éreinté est au bout de son rôle.

Voici passer encor, par ribambelles,
Les soucoupes et les écuelles,
Puis les chenets de cuivre et les plaques de tôle,
Et mille objets menus qui ne valent plus rien.
On vend jusqu’au collier qui maintenait le chien,
Et que l’on joint, pour faire un lot,
À trois marteaux et deux rabots
Trouvés dans l’appentis sous de vieilles falourdes.

Des camions pesants et des brouettes lourdes
Dispersent lentement, de seuil en seuil,

Tout ce qui fut la fierté et l’orgueil
Et la richesse héréditaire
Du vieux notaire.
Et l’on se réjouit qu’à part le hanap d’or,
Qu’un amateur d’Anvers emporta de la ville,
Tous les meubles et tous les vins restent encor

Aux mains sûres des antiques familles.