La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 12-34).
◄  I.
III.  ►
1re partie


II


L’homme suivit d’abord la rue de Tolbiac, puis s’engagea par ces voies ténébreuses, bordées de planches, de lattes et de pieux, qui montent vers la Butte-aux-Cailles. Les oiseaux des réverbères dansaient dans leurs cages de verre. On apercevait des terrains fauves, des chaînes de bosselures, des rampes de lueurs, des phares dans un trou du ciel, et, du côté de la Butte, un nuage de feu pâle évaporé sur Paris. Des lumières, encore mystérieuses, justifiaient tous les rêves des contes, tous les frissons d’une immense et terrible réalité :

— La terre des esclaves ! grommela l’homme.

Sa voix était calme, une joie lente enflait sa poitrine. Il aimait la vie. Même lorsqu’il criait des paroles amères ou que la révolte animait son geste, il était dans un beau roman, inépuisable et frais. Comme les vrais optimistes, il songeait à peine au passé, effleurait le présent et s’élançait dans le futur. Il n’apercevait pas la mort ; il ne voyait pas même la vieillesse. Il n’en croyait que son jarret inlassable, le feu rapide de sa pensée, les battements d’un cœur flexible et fort. La souffrance passait sur lui en pluie féconde ; sa colère était un bienfaisant orage.

Puis, il avait cette forte illusion de marcher contre les grands événements qui circonscrivent la menue circonstance humaine : il ne sentait jamais qu’il était la ride d’un flot, il se croyait le flot même.

Ses convictions, fixées en lui comme des écrous, l’accompagnaient dans la joie comme dans la tristesse, devant une rue comme devant un fleuve. Et il était si sûr que les peuples se délivreraient un jour !


Le vent soufflait, insinuant et velouté ; une haleine d’herbes alternait avec les senteurs de crottin, d’asphalte suri, de chair humaine. L’homme grimpa la Butte, et, par la rue des Cinq-Diamants, atteignit l’avenue d’Italie. Une crapule terne pullulait dans les assommoirs. Un concert fulgurait de globes violets et lilas. Et l’on apercevait les pâles poissons tapis dans les encoignures, tandis que des marmites aux cheveux provocants tanguaient sous les réverbères. L’homme jugea ce spectacle effroyable, mais il le considéra avec plaisir. Ensuite, rétrogradant, il pénétra dans la rue Bobillot.

Au sixième d’une maison de coin, il trouva une vieille femme, un homme de trente-deux à trente-cinq ans et un petit garçon qui l’attendaient. C’était une chambre peinte, à la base, du chocolat rougeâtre qui plaît aux marchands de vin. Plus haut, s’étalait un papier crème et carotte ; des oiseaux croupissaient parmi des feuillages, des épines et des tournesols. Le plafond comportait deux fausses poutres. Une table longue, fortement campée, était couverte de laine sinople ; sous la lueur éparse d’une lampe à colonne, on apercevait des livres ouverts pour la veillée : les Animaux excentriques, le Procès de la Brinvilliers, les Aventures de Friquet dans la Sierra.

La vieille femme, l’homme et l’enfant se pressaient devant le survenant, avec des visages hilares. À cause de la dissimilitude des sexes et des âges, leur ressemblance avait quelque chose d’effrayant et de baroque. C’étaient les mêmes visages à pans — trois pans pour les fronts, quatre pour les mâchoires et les joues. Une peau saumonée s’accrochait autour des nez en poivrière. Ils ouvraient des yeux concaves, et comme tapissés de suie, des lèvres grenues, couleur de foie chez la vieille femme, fraise des bois chez l’homme et merise chez l’enfant. Une moustache poussiéreuse, pareille à un rouleau de fils de la Vierge, chenillait sur la lèvre de l’homme ; la femme, à la même place, montrait une mousse falote. Tous trois avaient du poil de brebis sur la tête, vieil argent chez l’une, tabac turc chez l’autre, et presque citron chez le troisième. Leurs mains, d’une structure fine et d’une mobilité expressive, allongeaient des doigts rouges ; ils avaient les épaules en pente de toit, les muscles maigres et rapides.

— On ne t’attendait plus, mon François, dit la vieille en se jetant à son cou.

Tandis qu’il rendait l’étreinte, elle pleurait joyeusement. François, par contagion, avait les yeux humides, et l’enfant se jetait à corps perdu sur le groupe, haletant comme un jeune chien :

— On est content de te revoir !… On est content ! On est content !

Pour dissiper l’attendrissement, François éleva le garçonnet dans ses bras :

— Eh bien, mon petit révolté, tu es heureux de vivre ? Demain, je t’apporterai un nouveau jouet : la danse des bourgeois.

Il s’était assis dans un fauteuil qu’ornait un nombre prodigieux de clous de cuivre :

— Je me suis attardé, à cause de trois pauvres diables enterrés par un éboulement.

— As-tu dîné ?

— J’ai cassé une croûte vers quatre heures. Tout bien considéré, j’ai faim.

Il contemplait l’enfant, avec des yeux graves et persuasifs de meneur d’hommes.

— Tu seras un bon socialiste, pas, petit Antoine ? Tu aimeras les hommes ; tu ne sépareras pas ta vie de celle des autres, comme un Robinson de l’égoïsme. Vive la révolution !

— Vive la révolution ! cria l’enfant.

— Voilà l’avenir, dit François Rougemont, en calant le petit sur ses genoux. Celui-là verra luire la grande aube, l’aube d’une humanité aussi différente de la nôtre que la nôtre est différente de l’humanité des pyramides. Ah ! mon petit homme, tu connaîtras des choses à côté desquelles la vapeur, l’électricité, le radium ne sont que de la bistrouille. Tu verras l’homme dans sa beauté, car il n’aura plus faim — et il y a cent mille ans qu’il a faim. Il n’aura plus faim, il aura toute sa force ! Il n’aura plus faim, il pourra déployer tout son génie. Il n’aura plus faim, il construira sous la mer des métro qui iront d’un continent à l’autre, et ses aéroplanes rempliront le firmament ; il n’aura plus faim, et il bâtira des villes de contes de fées, avec des prairies et des forêts sur les toits, avec des ponts de verre sur les rues, avec des ascenseurs à tous les tournants ; il n’aura plus faim, et il tirera des énergies immenses du soleil, de l’océan et du sein chaud de la terre. Ah ! mon petit garçon, dans quels jardins d’enchanteur tu vas vivre !

Le petit écoutait, hypnotisé ; Charles Garrigues et la grand’mère avaient des frissons de bien-être : un luxe lumineux passait sur les âmes. Tout à coup, une crécelle crépita ; puis on entendit une sonnerie, le pépiement d’un moineau, un trille de merle :

— Mais c’est le geai !… s’exclama Rougemont.

Dans une cage d’osier, un oiseau bleu-ténèbres agitait avec frénésie l’éventail de ses ailes. François ouvrit la prison ; le geai bondit sur sa tête, puis sur son épaule. Ses yeux ronds phosphoraient de malice ; il trépignait, il donnait des coups de bec dans la barbe du syndicaliste.

— Lui aussi est joliment content de te revoir !

L’oiseau ricana :

— La Presse ! Ah ! ah ! ah !… rrnières nouvelles !

Et il chanta :

— Pends ton prriétaire !

Rougemont se mit à rire, innocemment, comme un petit garçon, pendant que la bête hérissait sa peluche.

— Il est toujours farceur ! fit la vieille femme.

Elle avait disposé une nappe à gaufrures, mis le couvert et allumé le fourneau à gaz.

— Il y a du bœuf, du brie, des œufs, des carottes froides…

François considérait avec complaisance cette scène simple. La lampe était claire, les mets frais ; les assiettes, les verres et les fourchettes évoquaient cent choses intimes et lointaines, des rites auxquels se rattache toute la légende de l’heur et du malheur, de l’abondance et de la disette, du refuge et de l’abandon. Il avait une sensualité saine et facile qu’attisait le plus frugal menu.

— C’est à peu près ce que je demande pour mes semblables ! murmura-t-il… avec quelques beaux dimanches, où un peu d’excès n’est pas nuisible, un travail dont la fatigue soit salutaire, du loisir, de la méditation, la sécurité sans servitude. Oui, il n’en faut guère davantage. Le bonheur n’est pas si terrible.

Il prit dans sa main un des œufs, très blanc, lisse comme de l’onyx et d’une courbe parfaite :

— Comme c’est joli, fit-il, comme c’est fignolé.

Il mangea d’abord en silence, attentif et mâchant avec ordre. Ses hôtes le regardaient.

— Tu as fait une bonne tournée ? demanda la femme.

Il hocha la tête :

— Comme je vous l’ai écrit, très bonne !

— Tu nous l’as écrit, c’est vrai, mais en trois mots.

— Je ne suis pas épistolier ! fit-il en riant.

Il devint grave, ses yeux se dilatèrent ; ce qui habita son visage fut violent, exalté, presque formidable. Un animal de lutte jaillissait des profondeurs obscures de l’être :

— Nous sommes au temps où l’on commence à comprendre, reprit-il d’une voix creuse. Auparavant, il y avait de la sentimentalité et des rêves. Aujourd’hui, voici venir la réalité. Sans doute, ils sont bien enfants encore, ils doivent être bercés d’une musique, mais ils se méfient du providentiel et savent que ce n’est pas pendant une heure, un jour, une année qu’il faut être révolutionnaire, mais pendant toutes les heures, tous les jours, toutes les années. Cette idée simple, le peuple ne l’avait jamais admise. Il a toujours attendu une date solennelle, une bataille magnifique ; ensuite, il n’y aurait plus qu’à tendre sa gamelle : le bonheur coulerait comme l’eau d’une fontaine. De même a-t-il cru à une vaste bonté qui tomberait d’en haut, comme le printemps du soleil, et qui arrangerait les choses. Et c’est énorme d’avoir vissé la conviction — ah ! bien imparfaite encore, bien branlante ! — que la révolution doit être en nous comme le maître d’école dans sa classe, que le bien et le mal ne peuvent naître que de notre ferme vouloir. Plus encore que l’année dernière, j’ai eu le sentiment que le peuple est en route.

Il étendit les bras, il parut étreindre l’étendue :

— Oui, nous mettons au-dessus des formules de science et de philosophie la nécessité de la lutte incessante : l’action crée la pensée. Dans l’espèce, le travailleur tendra sans répit au mieux-être et au renversement d’une société ennemie : les misérables sont pris dans une série de pièges ; il faut qu’ils les détruisent l’un après l’autre…

Ses hôtes l’écoutaient, avides. Les Garrigues étaient les premiers qu’il avait charmés par sa voix sincère, par l’influence du rythme et d’une volonté mystique. Après la mort de son père et de sa mère, la tante Antoinette le traita comme son propre enfant. Impétueux, opiniâtre, combatif, il rachetait la violence de sa nature par des frénésies de tendresse et une pitié convulsive.

Dès qu’il voyait souffrir la tante ou le cousin Charles — ils étaient sujets à des névralgies — il rôdait autour d’eux avec des allures de chien-loup ; il semblait flairer la douleur ; longtemps, il vit en elle une chose vivante qu’il souhaitait pourchasser et combattre comme un serpent ou une panthère. Il l’apercevait partout. Mais cette hantise n’était pas déprimante. Elle donnait à l’enfant une force d’imagination singulière.

Devant la misère, devant le pauvre diable qu’on mène à l’hôpital, devant le hère qui se traîne, perclus de rhumatismes ou la jambe amputée, il s’exaltait, il rêvait la guérison universelle, l’intervention victorieuse de la science et de la pitié humaines. Un jour la vie serait bonne ! Il en eut la certitude lorsque des gazettes, des brochures, des revues et des livres lui révélèrent le socialisme.

Le problème de l’homme exploité par l’homme le tortura — formidable et incompréhensible. Que la civilisation ingénieuse ait abouti à prendre la majorité des individus aux filets d’une minorité ! Que l’homme même fort, même intelligent, s’épuise pour des médiocres et des imbéciles ! Qu’en somme, une bourgeoisie faite de créatures quelconques tienne en laisse le peuple par la vertu d’une valeur fictive, et que cette valeur puisse appartenir à un idiot, à un fou, à un monstre, à un nouveau-né !

Tout de suite il reconnut la vérité. Elle échauffa chacune de ses fibres ; elle eut la force des croyances neuves, d’autant plus conquérantes que leur formation est moins précise : tout en elle évolue ; leurs dogmes obscurs sont une source de métamorphoses ; leur logique flexible se plie aux idées disparates et se plaît aux antinomies… L’avenir se levait, frais et tendre comme une jeune femme.

La propagande du jeune homme s’exerça d’abord par intermittences. La lecture l’absorbait, et l’apprentissage d’une profession. Il lisait mal, sans patience, plongeant et bondissant à travers les paragraphes. Une épithète déclenchait des énergies immenses. Un mot devenait une cloche. L’aventure humaine s’échappait des pages ; les multitudes coulaient comme des fleuves ; les cités se perdaient dans les astres ; la douleur et l’affliction grondaient en cataractes. Il attendait perpétuellement la vérité éclatante qui allait fulgurer à la page suivante ou à la fin du chapitre, il dévorait, avec la même fougue, les livres de science, de métaphysique, d’histoire et de sociologie. Comme sa mémoire était bonne, les notions, les doctrines, les anecdotes s’y agglomérèrent, nombreuses. Il eut, moins complète, la nature d’instruction des philosophes — et pour ce qu’il avait à faire, plus d’ordonnance eût été vaine. Car, après tout, l’ordre scientifique est arbitraire, l’ordre philosophique illusoire et l’ordre historique un merveilleux chaos.

Astreint à trop de méthode, le philosophe perdrait l’imagination conjecturale, le sociologue aboutirait à l’impuissance, le théoricien socialiste sécherait sur place.

Rougemont sut ce que doivent savoir les hommes de sa sorte, et quelque chose de plus. Il eut un réservoir d’images et d’idées au service d’une sentimentalité fiévreuse. Par surcroît, il montra pour sa profession — la reliure — de telles aptitudes qu’il en conquit la liberté. L’amour du travail bien fini et d’allure élégante le conduisit aux cours spéciaux. À vingt-deux ans, il était relieur d’art, apte, selon les circonstances, à imiter les reliures des vieux maîtres aussi bien qu’à en créer de nouvelles. Il gagnait sans peine vingt francs par jour ; en tout temps, il eut plus de travail qu’il n’en désirait. Cette facilité le mena à la propagande.

Puisque trois ou quatre mois de travail lui faisaient son année, puisque, par ailleurs, Charles Garrigues, bon peintre décorateur, gagnait sa vie et celle de la tante, Rougemont se mit à prêcher les hommes. Il fut d’abord une goutte d’eau perdue dans le fleuve. Il s’en allait au hasard, fraternisant avec de menus groupes, assidu aux cercles d’études, mêlé à de faibles mouvements électoraux, égaré dans quelque grève.

Ce vagabondage était plein de charme. Le jeune homme aimait naturellement la foule. Il supportait son désordre, sa fumée, son odeur, sa jovialité grossière, ses colères saugrenues, ses instincts de mauvais troupeau, sa naïveté féroce et ses crises d’imbécillité. Il avait la parole et le geste qui coïncident avec les exaltations, accélèrent les enthousiasmes, coordonnent et rythment la révolte.

Il partait volontiers, avec des inconnus, manger des fritures, des omelettes couleur d’ocre ou de citron, parmi l’émeraude, la rouille, le rose des tonnelles, dans une salle enfumée, une arrière-boutique, une cuisine de ferme qui fleure le lard, devant les rôtissoires, les crémaillères, les grands crépuscules, les rues folles, les routes de banlieue où joue la feuille morte. Il connaissait ces fraternités brusques qui jaillissent d’un verre de piquette, cette aise qu’on a de se sentir les coudes, sans prévoyance, sans souci, sans heure, avec de bonnes paroles et des instincts de horde. Il voyageait aussi, plus curieux d’autres milieux, d’autres accents et d’autres visages que de renommée, et s’attendant toujours à découvrir quelque chose d’extraordinaire et de définitif.

Lorsqu’il entendit Jaurès pour la première fois, il passa une nuit dans le délire. Ensuite, il s’engoua des harangues impérieuses et tranchantes de Guesde. Il connut aussi l’influence d’Allemane et fut touché par la parole véhémente et douce de la vieille Louise Michel.

Pourtant, à la longue, il se fit un grand vide. Venait-il de lui-même, venait-il du dehors, de son temps las des programmes blafards et des ménétriers politiques, ou de cette usure des vieilles légendes qui se lézardent ainsi que des murailles ? Le froment des phrases ne le nourrissait plus ; la doctrine flottait dans les nuées, les grandes promesses éveillaient moins de foi que d’inquiétude.

Alors, il parla à son tour du haut des tribunes et connut sa force. Mais il lui semblait tourner dans une enceinte, un horizon de diorama. Dès qu’on essayait de passer au large, on se heurtait à des obstacles ridicules et hétéroclites, les portants d’un décor, la toile, les cordages, les cartons des coulisses. L’histoire du socialisme, depuis cinquante ans, figurait une légende dérisoire, un rêve exaspérant de pauvres diables, sans autre aboutissement que les barricades. Chaque génération revomissait le même troupeau fiévreux et chimérique — avec des chefs béants, bouffis de phrases.

Après mille autres, Rougemont voulut la révolution quotidienne. Elle devait fermenter dans les cervelles, non comme un rêve, mais comme une énergie, se manifester par une discipline et une méthode, des exercices quotidiens d’assouplissement. Il ne s’agissait plus de brandir la torche. Il fallait apprendre et vouloir, instituer l’expérience sociale, faire la petite guerre, escarmouches, razzias, embuscades, entretenir des haines froides, logiques et continues, marchander le salaire comme le paysan normand marchande des cochons, et surtout créer une sorte d’excitation heureuse, une exaltation fraternelle qui associeraient aux réunions des idées de sécurité, de confiance, d’aide mutuelle.

Les grèves seront de belles écoles de lutte sociale. Elles ouvriront la voie aux instincts magnanimes, héroïques et aventureux qui aèrent l’âme humaine. Toujours mieux organisées, elles ne réduiront plus l’artisan à la famine, elles lui demanderont seulement de subir quelques privations, que la beauté de la révolte rendra presque joyeuses ; elles développeront la générosité, l’abnégation, le plus riche esprit de sacrifice. Leur souvenir éveillera des images magnifiques et fortes ; elles mêleront à la vie sociale ce passionnant imprévu que nous évoquent la forêt vierge, la plaine libre, la mer palpitante… De toutes parts, enfin, le prolétariat se fera des visions à base de réalité.

Qu’elles soient prises sur le chantier, dans les meetings, dans les émeutes, elles opposeront toujours la vie solidaire à la vie égoïste et la vie de l’exploité à celle de l’exploiteur !

Les syndicats s’y employaient déjà, mais mal. Isolés, ils demeuraient incultes. L’idéal était de les réunir en tribus, en provinces, en nations. Alors le travailleur appartiendrait à une race bien définie, une race ayant ses rites, ses aspirations, ses besoins « spécifiques », et qui se développerait en dehors et au-dessus de l’état parlementaire.

Cet idéal, ancien après tout, mais toujours noyé de politique, bénéficiait du développement des idées transformistes, peu à peu implantées dans le peuple, moins par les journaux et les brochures que par le sentiment des banqueroutes révolutionnaires.

En 1894, le principe d’une Confédération du travail s’imposait avec une force singulière. Un cri passa sur la France socialiste : « Pas de politique dans les syndicats ! » Au Congrès de Limoges, ce fut la forte devise de ralliement. Elle mit fin aux dissensions syndicales ; le socialisme se sentit plus jeune, plus vivant, plus près des réalités accessibles. Et pour François, c’était le renouveau. Le communisme cessa d’être un pur symbole. Devant l’État bourgeois, un peuple inconnu se mit à croître : il était pauvre, souffrant, brutal, mal armé, mal instruit, mais il connaissait sa voie, il décelait une volonté que ne réduirait aucune résistance.

Alors, le jeune homme mêla à la Confédération du travail ses peines, ses colères, ses révoltes, ses joies aussi et même ses amours, qui ne furent que des rafales. L’évangile socialiste n’avait pas encore rencontré de croyances aussi agissantes, ni pénétré aussi loin dans le cœur du peuple. Tandis que les congrès de Tours, de Toulouse, de Rennes, de Paris, de Lyon, de Montpellier, de Bourges précisaient le code de la Confédération, il se fit une extraordinaire tourmente. Ce fut la tournée des apôtres, des marabouts, des iconoclastes, de l’Armée du Salut syndicale. Les anarchistes y apportaient leur fièvre, les collectivistes y ravivaient des ardeurs amorties. Dans cette nation de hordes, aux disciplines confuses, mais hargneuses, mais impératives, il y eut place pour les rejetons de Ravachol et pour les bâtards du possibilisme. Tous s’en allaient, prêchant les gueux en blouse, en cotte, en salopette, en serpillière, en tablier de cuir ou de toile, les gueux blancs de plâtre ou de farine, noirs de suie, de charbon ou de limaille, bleus ou verts de teinture, tachetés d’ocre, de céruse ou de vermillon, roussis par le soleil, rôtis par la fournaise, empoisonnés par l’acide, les caustiques, le phosphore — faméliques, alcooliques, dégradés, abrutis. Ils allaient par les faubourgs d’usines, les hauts fourneaux et les pays de houille, les carrières, les chantiers, les quais, dans les trous de la terre, dans les flancs des navires ; ils allaient secouant l’homme inerte, l’allumant de convoitise et de haine, éparpillant pêle-mêle dans sa tête les images, les idées simples et les furieuses espérances. Des myriades d’âmes dormaient qui se réveillèrent. D’apprendre les noms de leur souffrance, elles souffrirent davantage, de connaître leur droit, elles se virent sous une iniquité incommensurable, de concevoir leur force et la crainte des autres, une férocité les souleva. Et l’Idée se mit à germer jusque dans la cervelle rétive et méfiante du paysan. Ainsi se formait cette minorité de « conscients » qui, selon l’évangile nouveau, ont le droit et le devoir de bousculer la société sans attendre l’avis des inconscients. C’est la milice révolutionnaire. Elle fera la guerre sainte, la guerre sacrée ; elle maintiendra, devant la bourgeoisie déchue, le culte de la beauté morale ; elle ramènera la jeunesse au sein d’un monde pourri. L’affaire Dreyfus, la guerre des congrégations, le régime du bloc firent pleuvoir la manne sur les révolutionnaires. Tandis que leurs politiques se hissaient au pouvoir, les syndicats accomplissaient la besogne efficace. On vit l’État accepter la journée de huit heures, consentir des privilèges et des augmentations de salaire, supporter l’anarchie, le sabotage, la malfaçon, l’incurie et la paresse, endurer la révolte de ses ouvriers et la mutinerie de ses marins et, au dehors, faire capituler les lois, la police et les fonctionnaires devant l’action syndicale.

Deux courants directeurs caractérisent cette période : la lutte pour la réduction des heures de travail et l’antimilitarisme. La réduction des heures de travail apparaît à tous les révolutionnaires comme un moyen capital de libération intellectuelle. L’homme qui travaille trop longtemps se déforme et se déprime ; il est inapte à la réflexion : c’est un élément dégradé. Le socialisme doit viser à la formation du plus grand nombre d’individus sains et conscients, capables de défendre leurs droits et de conquérir le « mieux-être ».

Tant que la servitude des longues journées pèsera sur les prolétaires, cet idéal demeurera irréalisable. Les patrons le savent bien, qui ont de tout temps lutté pour faire alterner les deux fléaux qui démoralisent et abêtissent le peuple : le surmenage et le chômage. Par la diminution des heures de présence, on combattra efficacement l’un et l’autre.

Ainsi s’en allaient prêchant les hommes de la C. G. T. Pourtant, les plus avisés savent bien que le problème n’est pas simple. Il englobe la concurrence internationale. À diminuer le travail, à accroître le salaire, la concurrence devient ruineuse pour la France. Les nations pauvres se lèvent pleines de sève et la peau dure. Elles ne redoutent ni la fatigue, ni les bas prix. Elles inonderont les marchés, elles enrayeront l’effort révolutionnaire. Pour les combattre, il faudra économiser l’énergie d’hommes, trop chère, et transformer l’outillage. Mais la transformation de l’outillage entraîne aux réductions de personnel : en Angleterre, depuis dix ans, les nouvelles machines ont mis cinq cent mille hommes sur le pavé. Par suite, la fédération des syndicats devrait franchir les frontières. Alors se pose l’obstacle formidable qui sépare les prolétariats : le patriotisme militaire.

Français Rougemont s’était difficilement rallié à l’antimilitarisme. Il aimait sa race, l’image d’une France humiliée lui était intolérable, il concevait vivement la douceur de vivre entre créatures de goûts, d’instincts et de mentalités analogues. Des arguments historiques le décidèrent. Asservie pendant dix siècles, l’Italie n’a pu être réduite. Un antimilitarisme indomptable eût été salutaire à la France de 1870. Quel écrasement, si nous avions accepté la lutte après Fachoda ! Qu’a gagné l’Espagne à la guerre cubaine ? Les Boers n’ont-ils pas vainement sacrifié le plus pur de leur race ?

Et Rougemont se persuadait que le rôle militaire de la France est fini. Le soldat ne sera plus sa force. Elle le sait, elle a dégoût de la guerre, elle se fait pacifique jusqu’à l’humilité. Qu’elle ait le courage du désarmement et toutes les nations seront réduites : cette terre d’espérance et d’amour que la Révolution faillit faire d’elle, elle le deviendra, à coup sûr. Sa douceur sera adorée, elle apparaîtra sainte, sacrée, inviolable. Alors, les classes seront les patries : la classe exploitée sera la patrie des travailleurs ; la classe bourgeoise tout entière sera la patrie des patrons.

Plein de son rêve, Rougemont le répandit fanatiquement. Il fut de la pléiade qui envahit l’Yonne ; il grisa les paysans de paroles, au fond des bourgades obscures, il mena des conscrits emportés par un délire de haine, créa des refuges pour les déserteurs, brûla des drapeaux, prêcha le Manuel du soldat jusqu’à la porte des casernes. À mesure, il découvrait des raisons plus véhémentes pour en finir avec « la vieille courtisane lubrique » et avec « le cloaque hideux où fleurissent l’ivrognerie, le vol, l’espionnage et la lâcheté ».


Après un silence, le meneur reprit :

— Pour ceux qui aiment l’humanité, nous vivons dans une période admirable.

La théière distillait une odeur de crépuscule et de rêve.

Tous quatre jouissaient de la grâce tendre qui rejaillissait des étoiles.

— Alors, fit Charles, tu es heureux ?

— Je suis rarement malheureux. Ma colère, mon indignation même, sont réconfortantes. Ce n’est pas une mauvaise spéculation que de lier son sort à celui des vaincus. On n’a plus le temps de s’appesantir sur les tristesses, un peu viles, de l’existence personnelle.

— Cependant, demanda Garrigues, ne faut-il pas développer l’individu ?…

— Et qui dit le contraire ? Mais l’individu s’est d’abord développé dans une société où il fallait soumettre ou se soumettre. Lorsque la liberté et l’obligation seront également réparties, chacun croîtra selon sa nature. Sans doute le communisme imposera de hauts devoirs et de fortes contraintes, mais en retour quelle éclosion d’intelligence, de grandeur et de beauté !

La tante versa lentement le thé dans des tasses chaudes :

— J’espère que tu resteras pendant quelques mois à Paris, dit-elle.

— Oui. Pour vivre avec vous et parce que c’est ici ma terre nourricière. Les idées s’y recolorent. En province, à la longue, elles pâlissent comme des chicorées de cave. J’aimerais faire de la propagande dans ce faubourg. Il m’a séduit ce soir.

Il tendait la main vers la fenêtre ouverte sur la voie lactée ; le geai bégaya :

— Qui veut la lavande… la fraîche lavande !

Des pas craquèrent sur le palier, un doigt léger frappa à la porte. Quand Mme Garrigues eut ouvert, on vit une jeune fille ou une jeune femme, dans un corsage écarlate, flottant et léger comme un coquelicot.

— Le café de chez Jouve, la cannelle et le chocolat du Planteur, fit-elle en riant.

— Entrez une minute ! s’exclama la vieille Antoinette, en saisissant les paquets. Venez voir la bête rouge, à moins que vous n’ayez peur d’être dévorée.

Rougemont tournait vers l’arrivante son visage barbu. Elle s’avançait dans le joli bruit des jupes et le craquement des bottines, avec une chevelure en meule, paille de maïs, paille de froment, aux lueurs de torche, une bouche d’écarlate humide, fondante et sauvage comme la rose des Alpes, un cou de guerre et de volupté. Le grand rêve des hommes entrait avec elle, le miel et le lait du Ramayana, l’Iliade, le Cantique, tous les printemps du pâturage, de la forêt, de la tente flottante, de la chambre aux boiseries de cèdre. Elle venait, grande, tout animée d’un beau rythme, la démarche hardie, flexible et sans flottement. Et quand elle fut proche, ses joues d’une pâte riche et fraîche, où la nacre des mers se fondait avec la douceur des liserons, ses yeux au feu noir mêlé de cuivre et d’émeraude, ombragés par les cils drus, révélèrent la sève du peuple, une fraîcheur d’enfant, une fougue sans fièvre, heureuse et fière.

Son regard plana sur celui de François, avec curiosité et sans douceur. Il se plut à opposer la bénévolence à une combativité évidente. Elle demeura immobile, oubliant de détourner la tête, et leurs prunelles se pénétrèrent : elle fit une moue vive, sèche et sarcastique :

— C’est la bête rouge ? dit-elle en riant d’un rire un peu rauque.

— C’est la bête rouge ! répondit gravement Antoinette.

— Elle n’a pas l’air mauvais.

Il entra par la fenêtre une haleine subite qui rabattit la lumière. Des ombres crurent et décrurent ; un parfum ondula, qui était l’odeur de la nuit mêlée au jasmin du corsage nacarat. Ce fut tendre, vague, vaste. Rougemont tressaillit, agité d’émotions obscures.

— Oui, reprenait la vieille femme, c’est mon neveu François, qui revient d’un voyage révolutionnaire.

— Et pis personne n’aura plus faim, cria le petit garçon en posant sa joue contre la barbe de Rougemont… y aura des prairies sur les toits avec des ponts de verre.

Tout le monde se mit à rire, tandis que le geai imitait la clocherie des trolleys.

— C’est mademoiselle Christine Deslandes, notre voisine, continuait Antoinette.

Le nom s’incrusta en François comme s’était incrustée la structure de la jeune fille. Car c’était une de ces heures où les souvenirs se fixent, telles ces pattes d’oiseaux qui, dans un limon favorable, marquent leur trace pour des millénaires. Et l’irruption de Christine avait eu je ne sais quoi d’énigmatique, comme le dédain de son attitude, et jusqu’à l’espèce de méprise qui avait mêlé leurs regards.

— Mademoiselle n’est sûrement pas révolutionnaire ! dit François avec bonhomie.

— Ah ! vraiment, riposta vivement Christine, à quoi voyez-vous cela ?

— Je le devine.

— Je ne dirai pas que vous vous trompez, non ! À coup sûr, je ne suis ni communiste, ni révolutionnaire, ni antipatriote. Mais peut-être suis-je socialiste…

Sa voix avait cette raucité légère qui donne aux voix de contralto une volupté mystérieuse. Les belles joues s’animaient, une ardeur agressive martelait les syllabes.

— On n’est pas socialiste, répondit paisiblement François, si l’on n’est pas communiste et révolutionnaire ! À la rigueur, on peut être patriote, quoique le patriotisme soit l’arme sournoise des bourgeois : elle empoisonne, engourdit ou tue les volontés.

— Pourquoi, interrompit Christine avec véhémence, ne peut-on être socialiste sans se fournir à la boutique communiste et sans achalander la boucherie révolutionnaire ?

— Parce que le socialisme, s’il n’a pas pour but la destruction de la machine capitaliste, est un leurre.

— Je ne comprends pas ! Je ne vois pas du tout pourquoi une entente serait impossible et pourquoi, par ailleurs, les ouvriers ne s’arrangeraient pas pour conquérir patiemment leurs citadelles. Vous ne concevez que la guerre, la haine et la destruction, vous avez l’air de croire que le bourgeois a formé volontairement sa caste et que c’est par une sorte de méchanceté diabolique qu’il condamne l’ouvrier à la misère. C’est trop donner à l’ennemi. L’exploiteur est le plus souvent un individu ni meilleur ni pire que les autres et qui lutte au hasard.

— Nous ne voulons plus de hasard !

— C’est un beau cri d’ignorance !…

— Et pourquoi ? La science élimine chaque jour le hasard ; elle domptera la planète ! Et dès à présent, elle nous donne le moyen de produire dix fois plus avec dix fois moins de peine !

— La science… servie par d’autres hommes, oui. Mais ces hommes ne sont pas nés.

— Nous les ferons naître !

— Qui ? vous autres, les meneurs syndicalistes ? Vos programmes pourraient être rédigés par des gamins de l’école primaire.

Un pli creusait le front de Christine ; ses yeux distillaient une étrange amertume.

— Nos programmes ne sont rien, dit-il avec patience, ce sont des schémas, des guide-ânes ! Nous savons bien qu’il faut d’abord former les caractères.

— C’est vous incliner, et bien bas, plus bas que nous, devant ce hasard que vous prétendez abolir. Que savez-vous comment se formeront les hommes, si vous ignorez où vous les menez ?

— Nous ne l’ignorons pas… Nous savons que nous marchons vers une société « superindustrielle », où il ne sera plus possible à quelques individus de canaliser à leur profit l’énergie de la masse… Sans doute, on ne peut encore dire au juste comment cette société fonctionnera : mais on conçoit très bien qu’elle est possible…

— Avec la multitude, rien n’est possible…

— Mais nous comptons bien ne pas attendre que la multitude se déclenche en notre faveur ! Si la majorité faisait les révolutions, les révolutions n’auraient aucun sens ! Il n’y aurait que de pitoyables et interminables évolutions : toute réforme utile n’aboutirait qu’après des siècles de souffrances. Jamais la majorité n’a su se faire rendre elle-même justice et jamais elle ne le saura. Il faut des minorités conscientes et courageuses pour la mener à la victoire… Quand il y aura un million de travailleurs vraiment éclairés, la révolution sera faite !

— Et défaite le lendemain ! Les réformateurs nouveaux n’auront aucun rapport avec vos réformateurs saugrenus. Vous vous croyez une logique et vous suivez l’instinct le plus obscur.

— Et vous ?

— Moi aussi. Mais du moins mon instinct obéit à la loi des civilisés. Je veux la lutte morale ; vous voulez la guerre des brutes.

— Les bourgeois nous l’auront imposée.

— Vous ne voyez jamais que leur force : leur faiblesse, leur impuissance vous échappe. Elle est terrible. Vous la remplaceriez par une faiblesse pire : celle du peuple. Ce n’est pas le bourgeois, c’est l’humanité qui ne peut pas, qui ne peut pas encore !

Il la considérait, un peu surpris, presque ému et très choqué d’entendre ainsi discourir cette fille charmante. Une grande sincérité s’élevait d’elle. Que ses idées eussent poussé naturellement ou qu’on les lui eût enseignées, elle les avait mises en ordre et savait s’en servir. Dans la jolie heure de printemps, elle fut un de ces êtres qu’il semble plus urgent et plus méritoire de convertir que les autres.

— Vous me parlez rudement, fit-il avec un sourire presque câlin, et comme à un ennemi.

Une pourpre légère monta le long du cou et du visage de Christine.

— Mais vous êtes un ennemi, répondit-elle d’un ton moins âpre. Vous conduisez le peuple aux charniers. Dans cette société, où il est si nécessaire de se recueillir, vous apportez le trouble et la violence : Dieu sait combien d’innocents périront par votre seule faute ! Je ne puis y penser sans colère.

— Il périt toujours des innocents ! murmura-t-il, avec une gravité mélancolique. À l’heure où nous parlons, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants meurent lamentablement pour avoir eu faim, pour avoir eu froid, pour avoir vécu dans des cloaques infâmes. Ignorez-vous donc la misère de vos semblables ?

— Je n’en accuse personne. Il est ridicule d’exiger des riches une bonté qui n’est pas dans les pauvres.

— La bonté des riches n’est qu’une injure aux pauvres. Nous voulons supprimer la misère.

— Je le veux aussi.

— Alors, il ne reste qu’à nous mettre d’accord sur les moyens.

Elle se mit à rire :

— Ce serait long !

— Qui sait ? Il suffirait que vous voyiez l’impossibilité de s’entendre avec les bourgeois.

— Il vous suffirait de comprendre la possibilité de les vaincre sur leur propre terrain !

Ils se turent. Dans le silence qui suivit, ils s’observaient avec curiosité et méfiance. Au fond du ténébreux avenir, il voyait pulluler les races futures, et la joie était sur elles. Christine voyait le choc des énergies, éblouissantes comme des forges ou subtiles comme des courants électriques.


— Voilà mon frère qui rentre ! dit la jeune fille, en dressant l’oreille.

Elle embrassa le petit Antoine et se retira, du même mouvement sûr dont elle était venue.

— Qui est-ce ? demanda Rougemont, lorsque la porte se fut refermée.

— C’est, fit Garrigues, la sœur de Marcel Deslandes, un mécanicien qui essaye d’organiser les syndicats jaunes. On dit qu’il a de l’habileté et de l’audace… autant que Biétry : ce n’est pas à Paris qu’il pourra réussir.

— Où fait-il campagne ?

— À la Maison-Blanche, la Gare, la Tombe-Issoire, le Grand et le Petit-Montrouge.

— Nous aurons donc à faire ensemble. Tant mieux ! La lutte donne plus d’ardeur aux recrues. Il peut compter que je ne le ménagerai pas. Les jaunes sont nos loups : j’ai quelquefois regret à voir traquer un bourgeois bon enfant — un jaune jamais ! Est-ce qu’il vit de la propagande ?

— Non. Il travaille chez Delaborde, l’imprimeur-éditeur du boulevard Masséna.

— Les collections d’art ?

— Justement.

— Ce Delaborde a parfois de bien jolies reliures, marmonna Rougemont d’un air rêveur. J’irai le voir.

Il rebroussa délicatement les plumes du geai qui picorait sur la table.

— Et la sœur ? reprit-il, avec une nuance agressive. Elle doit avoir ses brevets ? J’ai entendu deux imparfaits du subjonctif.

— Elle a ses brevets, oui. Pourtant elle n’a pas voulu enseigner ; elle prétend qu’il faut savoir deux ou trois métiers. Pour le moment, elle est brocheuse…

— Où ?

— Chez Delaborde aussi.

Il y eut une longue pause, durant laquelle Antoinette mit l’enfant au lit, tandis que le geai regagnait sa cage en imitant le bruit du marteau et en bredouillant :

— V’là le raccommodeur de faïence… de porcelaine !

Ses yeux de poix roulèrent malicieusement, puis se couvrirent de la petite peau bleue des paupières. Il se hérissa, il devint une boule de peluche, il piqua son bec dans ses plumes ainsi que dans une pelote.

Garrigues et Rougemont allumèrent les braseros des pipes. Assis devant la fenêtre, ils accomplirent, en silence, le geste de la fumerie, étrange rite de confort et d’apaisement, rappel du foyer antique, de la petite flamme de l’autel et des nuages bleus de l’encens. Le vent élevait sa fièvre légère et la vie se dévoilait dans chaque figure des choses, dans chaque bouffée d’air ; elle volait jeune, étourdie, amoureuse. C’était une levée de genèse : il y avait des rendez-vous dans la rue, des chevelures rapides, et l’immense promesse qui pousse la jeune chair à travers le monde. Sous des formes imprécises et variables, les deux hommes aspiraient à ce bonheur mystérieux qui doit toujours venir, et dont les vieillards mêmes sentent encore le frôlement dans leur cervelle coriace.