La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 35-62).
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1re partie

III

Devant le poste-caserne, des soldats faisaient l’exercice. En pantalon de treillis, ils répétaient des gestes automatiques et légendaires, où se retrouvait encore l’âme des vieilles armées, l’art d’agglomérer les corps et les énergies, de faire coïncider les pas, les bonds et les coups, de jeter l’épouvante par la masse et l’illusion par la cohérence. Ils esquissaient aussi quelques gestes de la guerre nouvelle qui recommence étrangement les embuscades du Scythe et du Peau-Rouge.

Ce spectacle irritait invariablement François Rougemont. C’était une indignation périodique et professionnelle, pareille, dans l’ordre des indignations, à ce que les idées générales sont dans l’ordre des idées. Elle avait quelque chose de biblique, jusque dans l’injure, car les révolutionnaires invectivent l’armée avec la véhémence, et presque le vocabulaire des prophètes anathémisant Jérusalem.

François murmura machinalement quelques épithètes, comme on réciterait un ave, tandis que le sergent criait :

— Baïonnette au canon !

Et que les soldats s’efforçaient d’atteindre une perfection automatique.

— Effrayant tout de même ! grommela Rougemont. Ces hommes-là sont-ils moins esclaves que les esclaves antiques ? N’aurait-il pas été logique, même en se plaçant au point de vue bourgeois, de rédiger un code militaire analogue au code civil ? Nos conscrits sont assez souples et assez doux pour apprendre le métier sans qu’on les frappe d’épouvante, sans qu’on les abaisse au niveau d’un bœuf, d’un cheval ou d’un chien. C’était si simple. Eh bien ! non. On n’a pas conçu d’autre malice que de les terrifier, de les humilier, de les torturer et de les abêtir !…

En se retirant, il rencontra deux bleus qui ronchonnaient à l’écart :

— Cochonnerie de sort, disait le premier, individu flasque, au visage enflammé d’énormes boutons couleur rosbif, quatre jours de tôle, c’est foutant !

L’autre, petit homme à tête de jars, les yeux virevoltant près des tempes, ricanait :

— C’est pas rare ! T’as pas voulu lui envoyer des champoreaux sur la dalle.

Rougemont leur jeta un coup d’œil complice et dit à mi-voix :

— Hein ! ce que vous leur flanqueriez des pruneaux dans le derrière ! Pas peur. Ça viendra. Vive la grève générale !

— Vive la grève générale ! susurra l’homme aux boutons de viande.

Et dans le geste, dans le regard, dans une indéfinissable expression, on sentait qu’il en était, qu’il prêchait, à sa manière falote et obtuse, la religion nouvelle.

Cette petite scène avait rendu sa bonne humeur au propagandiste. Il s’arrêta devant une maison en construction. Les maçons travaillaient « doucement », avec le sentiment de leur puissance et de la longueur des jours. Deux hommes gâchaient le mortier et semblaient battre quelque colossale mayonnaise, d’autres montaient des pierres, à l’aide d’un treuil, d’autres encore fixaient les blocs, numérotés d’avance, et il y en avait toujours quelques-uns qui, les bras mous, considéraient les travailleurs ou échangeaient des idées dont la simplicité s’apparente aux idées éternelles.

Cependant trois artisans dégringolèrent de l’échafaudage et, par des signes joviaux, s’invitèrent au magasin de rêves du cabaretier. Ces citoyens blanchis, dont chaque geste semait de la farine, s’élevaient à des hauteurs inégales. Le plus grand portait une chemise rousse, ouverte sur des pectoraux pareils à des seins vides ; il portait une ceinture de flanelle bleue, un pantalon de cotonnade, à raies vertes, et des godillots en forme de guitare. Sa face, plantée d’une sorte de gros tabac, gauchissait sur un cou en vrille. Le second se balançait dans des culottes énormes, qui flottaient comme des blouses ; il avait des poings crapuleux et puissants, ses dents gonflaient les lèvres, ses paupières retombaient sur des yeux miteux et d’une insolence graveleuse. Le dernier exhibait un visage fureteur, dont le sourire annonçait une vie dissolue, l’habitude de traquer et de vaincre la jeune poule faubourienne ; ses prunelles étaient fatiguées par le sable, la chaux, le plâtre et l’amour.

— Il fait chaud, là-haut ? s’exclama Rougemont avec un rire cordial.

— Tu parles ! fit le camarade aux dents renflées. On mijote comme de la mouscaille. C’est pas un turbin d’homme, c’est un turbin de chameau. Je sue que j’en pisse plus !

— J’ai le pli des jambes et des fesses comme un nourrisson, intervint l’homme aux pectoraux flasques. C’est plus rouge que de l’homard et ça cuit qu’on dirait du poivre ! Faudra que j’y foute de la poudre d’amidon.

— Chance qu’on pince pas une congestion célébrale ! ajouta le culbuteur de filles. Moi, d’abord, j’ai la tête tendre. On me dirait des fois que c’est devenu de la tête de veau, ça ne m’épaterait pas.

— Faudrait que les bourgeois bâtissent eux-mêmes. Y se colleraient pas onze heures d’échafaudage !

— Comment ? Vous travaillez onze heures ? s’exclama Rougemont. C’est dégoûtant ! Et le syndicat ?

Les trois hommes se regardèrent, puis le maçon aux godillots se donna une tape sur la cuisse :

— Y aura du potin ! Attends seulement. On verra du nouveau dans le bâtiment. On est prêt. Si y faut se crêper, moi, je me crêpe.

— J’ai des marteaux ! ajouta l’homme aux gros poings. Je te vous ferais rentrer le singe dans sa peau comme dans un accordéon !

— Pas la peine ! dit gaiement François. La casse, il faut la remettre à plus tard. L’ouvrier ne doit plus taper au petit bonheur. Le jour où on tapera, ce sera pour le grand règlement et le grand règlement viendra quand les conscrits lèveront la crosse. Ça ne sera pas long… tout de même pas avant quelques années. Pour l’heure, le drapeau de l’ouvrier est la C. G. T. et le mot d’ordre, c’est les huit heures ! Ceux qui voudront les huit heures de toutes leurs forces feront la bonne besogne.

Quoiqu’il parlât d’une voix presque basse, il y avait, dans chacune de ses inflexions, dans ses gestes, et dans son regard, cette sincérité ardente qui lui conciliait les hommes. L’âme fruste des maçons se gonfla. Ils reconnurent la « bonne parole ». Tous trois, la bouche ouverte et les prunelles pleines de vie, répondirent :

— Vivent les huit heures !

— Qu’est-ce que tu prends ? demanda le maçon aux culottes flottantes. Le bistro d’en face a un petit vin gris qu’est joliment farce.

— Ça serait avec plaisir, répondit Rougemont. Mais il faut que je sois à un rendez-vous avant cinq minutes.

Et pour montrer que son refus ne tirait sa source d’aucune morgue, il tendit une main cordiale :

— Pour sûr, un rendez-vous, ça ne se manque pas ! fit le petit homme jovial, qui voulut y voir une affaire de sexe.

Après trois rudes étreintes, François continua sa route :

— L’esprit de Paris est toujours excellent ! murmurait-il, en se dirigeant vers les ateliers de l’éditeur Delaborde.


Ces ateliers se développaient dans un bâtiment aux vastes baies, construit d’après les plans mêmes de l’éditeur. Des triangles d’émail semaient les briques écarlates de la façade. À l’aile droite, dans une tourelle, Delaborde avait installé un carillon qui, d’heure en heure, jetait sur le silence du boulevard l’appel argentin des vieilles cités de Hollande. Un grillon d’or, sur champ de gueules, étincelait au fronton de la fenêtre centrale, tandis qu’un lézard de bronze vert, presque aussi long qu’un alligator, dominait le grillage en fer forgé.

Rougemont attendit un quart d’heure dans une chambre pâle, aux murailles peuplées d’aquarelles et de dessins ; des châssis en angle offraient une proie savoureuse d’eaux-fortes et de gravures. Le grillon d’or reparaissait sur le plafond, le coin d’une vaste table en chêne, le cuir de bœuf des fauteuils et des chaises.

François s’intéressa à des reliures. Elles décelaient l’imagination hiératique de l’éditeur. Delaborde aimait la figure des fleurs sacrées, des ibis, des serpents, des taureaux ailés, des dieux éperviers, des déesses chattes, du Rat-Musqué ; il avait aussi la hantise des flores qui vivent aux anses des fleuves, sur la face trouble des marécages, dans les criques des lacs. Ces sujets, appliqués au fer, ornaient les coins des reliures de maroquin, de veau, de truie, où paraissait aussi quelque lune mystique, quelque barque imitée des barques de Saïs ou de Thèbes, quelque hamadryade s’évadant, au clair des étoiles, de la fente d’un saule, d’un tremble ou d’un sycomore.

Le meneur considérait les reliures avec sévérité. Il dédaignait les images, attaché à l’élégance du travail, à la continuité, au grain et à la finesse des peaux, à l’harmonie qui doit régner entre la robe et ces dessous délicats qu’on nomme les gardes. Rarement tant de qualités se trouvaient unies. Des tares légères se décelaient dans le maroquin, la polissure était inégale, quelque gaufrure floue, un filet d’or mal étendu… mais il se rencontra cinq ou six reliures où l’œil et la main de François savouraient des teintes admirables, des peaux plus douces que le satin et d’une texture parfaite : « Il s’y entend ! conclut le propagandiste. L’animal a du métier et du tact ! »

Comme il examinait une Colomba, vêtue de lazulite, avec une garde orange, un garçon de bureau vint pour le conduire. D’une galerie haute, il entrevit les ateliers de typographie et de brochure. On entendait le ronron des engrenages, le claquement des petites presses plates, les ronflements de la grande rotative, les ahans sourds de la machine hydraulique, le choc de guillotine du massicot.

Dans un vertige de roues, d’outils, de bielles, de courroies, les typos, les mécaniciens, les margeuses, les brocheurs et les brocheuses, les hommes de peine s’auréolaient d’une lueur blanche. À peine s’il flottait une poudre impalpable soulevée par le frottement des machines.

Ce ne fut qu’une vision. Déjà François se trouvait devant Delaborde.

Une chevelure de la couleur des jaunes d’œufs moussait sur le crâne de cet éditeur. Dans un visage aux veines tendues, aux joues de jambon, le nez surgissait plein de tannes et de trous de tannes, vaste, joyeux, gaillard et sensuel. Les paupières obstruaient des yeux ronds, la bouche était vorace, le sourire naissait lourdement et décelait une bienveillance mêlée de gaudriole et d’enthousiasme. Vêtu d’un veston chocolat, d’un gilet velu nuance lièvre et d’un pantalon étroit, l’homme était massif et même tassé. Son buste en forme de huche portait des bras de gorille et des jambes brèves.

L’accueil eut quelque chose de lent et d’incertain. Delaborde examinait Rougemont des pieds à la poitrine, les paupières presque closes. Puis il dit avec brusquerie, d’une voix de chaudron, très distincte :

— Vous êtes Rougemont, le meneur syndicaliste ?

— Oui, monsieur, répondit froidement François. Mais c’est le relieur qui vient vous faire visite.

— Je le sais bien, parbleu ! fit Delaborde en soulevant l’épaule gauche, moins haute que l’autre et plus souple. Mais le hasard veut que je vous connaisse comme révolutionnaire. Je sais que vous avez été raide dans l’Yonne ! Ça m’est égal. J’ai aussi été révolutionnaire, à la manière des vieilles barbes : on finit toujours par être la vieille barbe de quelqu’un. Enfin, ça ne m’effraye pas. Le socialisme, c’est pour après nous ! Moi, j’ai tout juste quelques petites heures à vivre. Tout de même, je ne comprends pas l’antipatriotisme. Flanquez les patrons par terre, si vous avez les reins assez forts, mais la France ! foutre, la France !

Il s’était levé ; ses joues étaient violettes ; sa lèvre s’étalait, puis se contractait comme une sangsue.

— Soyez tranquille, fit posément Rougemont, nous travaillons pour le bien de la France. Ce n’est pas nous qui la mettrons en danger.

— Mais vous ne l’aimez pas ?

— Militairement, non ! Je serais peut-être plus volontiers communiste avec les Allemands que bourgeois avec les Français. Au fond, je l’aime ardemment, et j’espère qu’elle donnera le bon exemple.

— Tout ça, ce sont des foutaises ! s’écria Delaborde. Vous finirez bien par voir qu’il n’y a ni socialisme, ni capitalisme pour les sans-patrie : c’est du bifteck pour l’ennemi !

— Ne vous y fiez pas ! C’est tout ce qu’il y a de plus grave, fit le propagandiste, avec une nuance d’humeur. Le moment est moins loin que vous ne le croyez où les conscrits empoigneront leurs officiers par la peau du derrière et les ficheront au fumier.

Ces paroles consternèrent Delaborde. L’habitude de la réclame le rendait sceptique aux propos des gazettes. Il confondait presque l’antimilitarisme avec les pilules Pink, la tisane des Shakers, les dragées d’Hercule. Les propos des tribunes, les tumultes de la rue, les assemblées électorales, les réunions contradictoires comportaient, selon lui, une part infime de vérité mêlée à de fabuleux mensonges. Mais, en tête à tête, la parole d’un homme l’impressionnait. Et il n’échappait pas à la force de sincérité qui émanait du meneur. Ces yeux clairs lui prophétisaient des choses lamentables.

Antonin Delaborde se souvenait de 1870. Il avait cheminé avec des hordes calamiteuses, dans la boue, la neige et la pluie ; il connaissait l’horreur d’être faible, la honte de sentir sur sa race l’énergie, le mépris et l’insolence d’une autre race. Au fond de lui, dans le sanctuaire de l’être, une légende primait toutes les légendes. Il l’avait crue indestructible. Elle semblait quelque chose comme sa vie même. Qu’on se dérobât devant l’ennemi, par lâcheté, par faiblesse, il le concevait… Mais par conviction !

— Êtes-vous absolument sincère ? grogna-t-il, les veines du front tendues

— Absolument ! répondit Rougemont avec flegme.

Delaborde crut qu’il allait gifler cet homme. C’était là une pure fiction, en quelque sorte préhistorique : l’éditeur était de ceux qui reçoivent les gifles, non de ceux qui les donnent. Le geste intérieur ne se traduisit que par un jet de sang dans les carotides.

— C’est abominable ! dit-il.

Et il pensa que, pour le moins, il ne confierait pas une seule reliure au révolutionnaire. Mais là encore, ce fut de la fiction. La réalité se décela par une certaine curiosité mêlée au désir de ne pas paraître un bourgeois pusillanime. Il reprit un air goguenard :

— Nous sommes sortis de la question. C’est ma faute. Évidemment vous ne venez pas me proposer une affaire antimilitariste.

— Je venais chercher du travail — s’il en reste !

— Il en reste toujours pour les gens de talent. J’ai vu de vous des reliures charmantes. Nous pourrons nous entendre. Par exemple, j’ai mes manies et mes fantaisies. Sous ce rapport, je suis un autocrate qui sait du reste s’emballer pour les idées des autres.

— Je ferai ce que vous voudrez. Il ne me déplaît pas de travailler selon un plan convenu. À mon avis, une reliure parfaitement venue est une chose belle par elle-même. Tant pis pour vous, si vous exigez des choses qui vont contre la logique de la matière. Mais c’est ce qui n’arrivera pas : vous connaissez la grammaire et la syntaxe de la profession.

Ces paroles plurent à l’éditeur : l’antimilitarisme parut moins réel ; un homme qui comprenait ainsi la reliure ne resterait pas antipatriote ni même syndicaliste.

— Eh bien, dit-il, en attirant deux volumes dont la robe de chagrin noir se prolongeait en bords souples et retombants, voici des bréviaires de clergymen nomades. Ces bordures, ces châsses débordantes, pour les appeler par leur nom, sont destinées à protéger le volume. Pour qui se propose de traverser la savane, la brousse, la jungle, le marécage ou la forêt, c’est une chemise pratique et le livre sacré court un minimum de risques. Mais ce n’est pas l’utilité de la chose qui m’a frappé. J’y ai cru découvrir des éléments de coquetterie. Si souple que soit une reliure plate, on ne peut nier qu’elle ait l’air rigide, un aspect de couvercle ou de mallette, tandis que ces châsses débordantes prêtent à des grâces flexibles ; elles permettront, du moins je l’imagine, de féminiser la reliure ; elles revêtiront des formes négligées, chiffonnées comme des peignoirs et des gandourahs, somptueuses comme des robes de velours, délicates comme des crêpes de Chine, ardentes comme des soieries de pourpre, d’or ou d’argent, profondes et moelleuses comme des cachemires…

Il s’exaltait, prompt à se piper, naturellement hyperbolique et l’âme aussi pleine de couleurs que de sons.

Rougemont, dont l’imagination était bloquée dans les métaphores sociales, fut choqué par l’exagération de ce discours. Il en discernait le fond, cependant, et ne le trouvait point absurde. À son insu, il se laissait séduire :

— Il y a quelque chose à faire ! acquiesça-t-il.

— N’est-ce pas ? vibra Delaborde. J’y vois une petite révolution… Mon rêve du livre-femme, du livre-fleur. Alors, vous marchez ?

— Oui, ça ne me déplaît point.

— Que diriez-vous d’une série de Manon, vert d’eau, soufre, cramoisi, bleu saphir, avec gardes rose flammant, bleu lin, vert émeraude, vieil argent et frappes mosaïquées sur le plat ?

— C’est séduisant.

— Nous sommes d’accord. Je vous enverrai les échantillons des peaux et des soies ; vous choisirez. Quant aux sujets des frappes, il faudra nous entendre avec Vollard. Il est épatant !

Il y eut un léger silence, puis Rougemont déclara :

— Vous avez, je crois, établi un atelier de reliure. Je ne refuse pas d’y venir parfois, mais, en général, je travaille à la maison. Il y a aussi des périodes où il faut peu compter sur moi.

— Je l’entends bien ainsi. Il suffira de savoir à peu près ce que vous pouvez réaliser par quinzaine.

— Par-dessus tout, il faut que je réussisse ! ajouta le meneur avec un sourire. Rien ne prouve que je ne vais pas rater l’essai quoique, en définitive, je connaisse bien mon métier.

— Vous réussirez ! s’écria Delaborde, qui détestait les formules pessimistes. L’homme qui a couvert le Rabelais de Montefiore sait se tirer des pattes… Maintenant voulez-vous voir mes ateliers, car vous savez que je suis un affreux cumulard : éditeur, typographe, relieur — toute la harpe ! J’ai créé un organisme dont je tire vanité.

— Vous ne l’avez pas créé tout seul ! fit Rougemont par manie révolutionnaire.

— Comment, je ne l’ai pas créé tout seul ! clama l’éditeur en dansant d’indignation. Et qui donc m’aurait aidé ?

— Quand ce ne serait que les mécaniciens, les typographes, les relieurs, les graveurs, les illustrateurs ?

— Ces pauvres diables ! ricana Delaborde avec mépris. Mais ils n’y sont pour rien ! Mais aucun d’entre eux n’a la plus légère idée de ce qu’est une machine d’ensemble… et une machine originale encore, car il n’en existe pas une seconde dans toute la France. Non, vous me faites rire ! Les ouvriers, je les paye, et autant qu’ils valent, allez, étant donnée la fortune du pays. Les relieurs artistes fondent ici leur renommée. Les graveurs et les illustrateurs font des affaires pour leur propre compte, et croyez bien qu’ils ne perdent rien à montrer leur talent par l’intermédiaire de mes livres, sans compter qu’ils touchent des honoraires savoureux. Ah ! non, mon œuvre est mon œuvre… la fille de ma volonté et de mon intelligence. Nier qu’elle soit à moi et par moi, c’est comme si vous niiez que mon corps constitue un individu, sous prétexte qu’il lui faut de l’air, de la nourriture, des vêtements, un abri ! Par surcroît, sachez, citoyen, que je me suis ruiné à trois reprises. Oui, j’ai perdu quatre cent mille francs à exploiter le peuple, comme vous dites dans votre patois. Aujourd’hui encore, je ne sais pas si je marche à la fortune ou si je vais y laisser ma peau de sale bourgeois ! Allons voir mes ateliers.

Ils se retrouvèrent dans cette galerie d’où François avait aperçu, à vol d’oiseau, la ruche du boulevard Masséna. Une balustrade de chêne clair la contournait ; tout au long des murailles, dans de vastes casiers, s’empilaient des volumes par milliers, par myriades, par centaines de mille. Delaborde les montrait d’un geste de pontife. Puis, roulant des deux mains les pointes fumeuses de ses moustaches, il s’exclama :

— Voici les greniers ! Regardez, en bas, le labour, les semailles et la récolte.

Deux roues colosses tournaient au fond du hall ; une courroie sans fin rampait entre elles et coordonnait leurs vies. D’autres courroies filaient avec de légers frissons vers les petites presses plates, et de toutes parts, on voyait virevolter, s’abattre, osciller, mordre, trancher, dévorer, le monstre délicat et puissant des mécanismes, les organes menus et les gros muscles, les pinces graciles et les pattes farouches, les dents lestes et les crocs formidables. Ce spectacle se décela d’abord sous les apparences du chaos ; François n’aperçut que par degrés la subordination sévère, la liaison adroite et fatale de chaque détail à l’ensemble. Puis, son attention, désertant la grande rotative et la presse hydraulique, s’attacha aux presses plates disposées sur deux rangs, sous un des côtés de la galerie. Des margeuses, à intervalles précis, y glissaient une feuille qui s’abattait blanche et ressortait imprimée.

— Vous regardez mes petites plates ? fit Delaborde. Ce sont des artistes, tandis que la rotative est une énorme bonne à tout faire. Grâce à elles, j’arrive à la perfection typographique. Si grand que soit le diamètre, une surface courbe ne peut pas imprimer avec une égalité rigoureuse : il y a toujours un déchet, invisible au profane, mais que saisit l’œil amoureux de la beauté des caractères. Ce qui est vrai pour les surfaces courbes l’est, jusqu’à un certain point, pour toute surface un peu grande. Avec mes petites presses, j’obtiens le tirage impeccable ; le microscope même ne signale aucune lacune ni aucune déformation. Les petites plates sont exclusivement destinées aux beaux volumes, à ceux qui portent mes marques : le grillon d’or ou le lézard de bronze vert. La rotative pond le gros article…

Rougemont considéra une minute encore ces appareils délicats, servis par de jeunes margeuses bien coiffées, le grillon d’or piqué dans la chevelure. Puis sa rétine s’arrêta sur un hercule roux qui présidait à l’ébarbage du papier, sur les typos, sur un mécanicien maigre, le buste serré dans la salopette. Il circulait avec une vitesse surprenante, fixait sur les machines un œil d’épervier, et se précipitait avec le tournevis ou la pince, comme s’il fondait sur une proie. Les pommettes et le menton saillaient en îles escarpées. Il avait le teint safran, une barbe goudronneuse et des mains d’escamoteur.

— C’est votre mécanicien ? demanda François, intéressé par les voltiges de cet homme.

— C’est le contremaître mécanicien, Marcel Deslandes, un homme extraordinaire par son activité, sa droiture et son bon sens.

— Je crois bien ! s’exclama le propagandiste en riant. Un de vos terre-neuve.

— Ce serait encore bien plus un terre-neuve d’ouvriers, s’ils distinguaient leurs intérêts véritables.

Rougemont ne répondit pas. Il venait d’apercevoir l’atelier de brochure et, près de la baie, sous le lézard vert, une chevelure brillante. Il reconnut les lignes audacieuses, la pâte riche et sensuelle des joues, ces yeux de Sicile ou d’Estramadure. Les mains de la jeune fille joignaient les feuilles d’un coup d’aiguille, sec et précis comme le coup de pince ou de tournevis du frère.

— Ah ! fit en riant Delaborde, après le frère, la sœur. Ils se valent. Quelle bonne race ! C’est sain, c’est avisé, c’est infatigable — ça sait faire de ses mains tout ce que ça veut. Elle apprendrait trente-six métiers. Et elle les connaîtrait à fond.

— Âpre au gain ? demanda Rougemont.

— Elle ne crache pas sur l’argent. Elle y croit. Elle en connaît les mérites. Mais les Deslandes ne sont pas de la graine d’avares. Ils savent donner.

— Alors, c’est de la graine d’exploiteurs ! dit François avec rudesse.

— Oui, comme moi ! Ils connaissent l’art de mener, d’orienter et d’utiliser les hommes. Je ne sais si Marcel fera fortune : il se laisse absorber par la politique. Mais pour la sœur, j’en jurerais. Et instruite, et du goût. Voyez ses frusques : c’est une modeste reliure, mais quel parti elle en tire !

Il parlait d’une voix contenue, où Rougemont discernait une exaltation de vieil homme. Les joues enflaient leurs veines, comme des cuisses variqueuses, les grosses paupières flageolaient ; le nez avait des frémissements de bourdon, et le désir, au fond des yeux roux, brûlait à flamme haute. Cette émotion courrouça le révolutionnaire. Il laissa tomber la conversation, il suivit Delaborde en silence.

Ils passèrent d’abord auprès de la grande rotative. Le monstre dévorait les feuilles et les recrachait d’un mouvement infatigable. Delaborde le regardait sans indulgence :

— Le cachalot ! goguenarda-t-il. Rien qu’à la manière dont il roule, on sent qu’il ne peut cuire que des gros plats. Comparez avec le geste discret des petites plates ! On dirait des papillons noirs ouvrant et refermant leurs ailes.

Il s’était avancé sous la galerie, près d’une presse plate. Elle happait finement les feuilles blanches qu’y déposait la main d’une adolescente ; puis un châssis s’abattait et se relevait d’un mouvement synchronique. La margeuse saisissait la feuille, couverte maintenant d’hiéroglyphes, et la remplaçait avec prestesse.

— Comme c’est imprimé ! jubila l’éditeur. Chaque lettre garde son élégance et sa personnalité. Et la pression est délicate. Elle ne ronge pas le papier.

Il considérait d’un air sentimental les petits caractères courant au long des pages, les illustrations semées capricieusement, coupant le texte en promontoires, enjambant les marges. Tout en parlant, il sortit une mauvaise feuille, qu’il rejeta avec dépit :

— Je n’ai qu’une avarice, confessa-t-il, c’est l’avarice du beau papier. Je regrette sincèrement une feuille perdue, quand elle est de cette qualité-là !… C’est du vélin de cuve des papeteries du Marais, plus fin que le hollande, aussi beau que le japon et, pour l’impression, supérieur à tout !

La margeuse s’arrêta. Elle tourna son visage vers les deux hommes. François vit deux yeux tabac, longs et minces, pleins de câlinerie, de mystère et d’insouciance ; on apercevait à peine la sclérotique. Les joues d’enfant, ensemble fraîches et hâlées, rejoignaient des lèvres nonchalantes. Cette jeune fille riche en chair, les bras pleins et les hanches tendres, exhalait une volupté joyeuse. Elle ne pouvait guère échapper à cet amour hâtif qui fauche les belles fleurs populaires. Mais elle saurait se défendre contre les catastrophes. Car, indifférente au lendemain, oublieuse comme une petite négresse, l’âme fondante et délicieusement amorale, presque étrangère à la jalousie, après chaque liaison, elle retomberait sur ses pattes, toute prête aux aventures nouvelles.


Elle entreferma les paupières comme si elle était myope, sachant que ce geste affriandait les hommes. Puis, elle s’exclama :

— Eh donc ! c’est l’homme à la belle barbe. Vous avez joliment prêché aux Enfants de la Rochelle !

Elle le considérait avec une hardiesse alanguie ; il pensa que la jolie petite femelle empêcherait maints travailleurs aux sens vifs de haïr leur misère. Ils connaîtraient gratuitement le luxe de cette jolie chair et n’envieraient pas le bourgeois. Même après la rupture, imprégnés d’une trop charmante caresse, ils poursuivraient son image dans le troupeau errant des ouvrières.

L’amour, surtout l’amour facile, avait, de tout temps, contrarié le syndicaliste. L’amour vit sur la savane ; les rêves solidaires l’effarouchent ; il est individualiste et vit du présent. Celui qui le tient ou le poursuit avec trop d’ardeur, ne l’imagine pas plus désirable dans une société future.

— Oui, c’est moi qui ai prêché ! répondit-il en souriant malgré lui à cette appétissante créature.

— Même que vous en avez une platine ! Une fois, j’ai témoigné à la cour d’assises, pour l’affaire de Sophie Boucheron. Ben ! l’avocat n’a pas mieux blagué que vous… et c’en était un fameux. On dirait que vous gobez vous-même vos histoires.

— Je les gobe ! affirma gravement Rougemont, et je cherche à les faire gober aux autres, pour leur bien.

— Leur bien ! s’esclaffa-t-elle. Vous êtes rien dentiste. Y fera chaud quand les conseilleurs seront les payeurs ! Moi, je m’en moque. Je ne crois qu’à la veine et à la déveine. Celui qui doit recevoir une brique, il la recevra.

Elle s’interrompit soudain et regarda Delaborde. Elle ne le craignait point, mais, après tout, c’était le patron. Elle se rassura en le voyant sourire :

— Je bavarde ! dit-elle. Pardon, excuse !

— Pour cette fois, je passe l’éponge, fit Delaborde. Mais n’y revenez plus, Georgette !

— C’est seulement pour dire, reprit-elle hâtivement, que l’affaire de Gentilly n’est pas finie. Les hommes sont toujours dans le puits. On ne sait pas s’ils vivent ou s’ils sont morts. On dit pourtant qu’y en a un qui a répondu aux signaux. Si on les repêche, ça ne sera pas avant six ou sept heures !

Elle ferma presque complètement les paupières, et la lueur qui filtrait entre les cils avait un charme indéfinissable.

— De sorte, acheva-t-elle en se retournant vers sa machine, que si ça vous dit de prêcher, vous trouverez du monde.

— Merci ! dit-il… je n’y manquerai pas.

— Tant qu’à moi, fit-elle d’un air de gourmandise, ce que je voudrais les voir, morts ou vivants !

Elle passa sa langue fine sur ses lèvres et remit la machine en mouvement ; les deux hommes continuèrent leur route.

— En voilà une qui ne sera jamais révolutionnaire ! dit gaiement Delaborde.

— Non ! riposta dédaigneusement François, la révolution n’est pas avantageuse au dévergondage.

— Elle ne sera pas plus dévergondée que les autres, allez ! Si vous cherchez vos recrues dans la vertu, la révolution peut prendre la patache. Toutes ces petites filles ont le sexe sur la main, et la main généreuse.

Une voix furieuse les interrompit :

— Rosse ! fripouille ! gueuse ! Cette fois, on vous flanquera à la porte !

C’était l’homme à la salopette qui invectivait une ouvrière au visage furfuracé et plein de craquelures. Son regard tournoyait, jaune et rusé ; elle serrait des lèvres couvertes d’étranges pellicules ; la tête produisait un feutre brique, d’où suintait quelque ignoble pommade ; et frêle, vrillée, sournoise, les mains armées d’ongles bleus, elle poussait un sifflement en manière de défi :

— Qu’est-ce qu’il y a, Deslandes ? interrogea l’éditeur.

— Il y a que je viens de lui sortir la main de la machine, où elle allait être broyée comme du chipolata ! Il s’en est fallu d’un quart de seconde et elle réussissait le coup.

— Quel coup ? demanda le meneur.

— Le coup de la rente ! cria Deslandes avec une colère sardonique. J’en avais le soupçon, depuis une semaine… à cause de la fichue tête qu’elle faisait… des gestes bizarres. Elle n’osait pas, dame ! C’est une rude dent à se faire arracher.

— C’est pas vrai ! C’est des chichis et des menteries ! glapit soudain la femme. T’es une mouche.

— Ce n’est pas vrai ? ricana le mécanicien. Il n’y a qu’à voir ta figure. C’est de ces têtes qui ne me trompent pas. D’ailleurs, il y a le geste. Un geste, ça me parle comme un rouage. Je sais comment on est adroit et comment on est maladroit, comment on fait quand on veut et comment on fait quand on ne veut pas ! Regarde-moi bien en face et dis que tu n’y as pas fourré la main ?

Il dardait sur les yeux jaunes des prunelles impérieuses et fixes. La tête de la femme vacillait.

Elle cracha par terre et cria :

— Je crache par terre, c’est pour toi ! Si nous étions seuls, je cracherais sur ton blair ! Rapport au patron, je retiens ma salive.

— Ah ! tu n’oserais pas.

Rougemont considérait Deslandes avec malveillance et curiosité. Son instinct de manieur d’hommes lui disait que le mécanicien ne se trompait point. Mais encore qu’il la jugeât sournoise et vénéneuse, il avait pitié de la femme. Si toute ruse pour arracher un os aux bourgeois est légitime, combien plus le tragique échange d’une main broyée contre une pauvre rente !

Il s’exclama :

— Comment pouvez-vous porter une telle accusation avec de si faibles preuves ! De quel droit prétendez-vous juger, pas même sur un acte, mais sur l’hypothèse d’un acte ?

Deslandes tourna son maigre visage vers le propagandiste. Ses yeux de poix l’examinèrent avec l’acuité dont ils scrutaient un mécanisme :

— Je la connais, dit-il enfin. Et quand je connais un être ou une machine, je peux apprécier leur rendement.

— Non, riposta aigrement François. Les actes des êtres humains sont déterminés, je le veux bien, comme ceux d’une machine — mais d’une machine dont le fonctionnement défie notre intelligence. Pour juger cette femme, il vous faudrait être aussi supérieur à elle, qu’elle l’est elle-même à cette petite presse.

— Pas du tout ! s’écria le jaune. J’ai seulement la prétention de la juger sur un petit nombre d’actes, et pour ces actes, je la connais aussi bien que cette machine. Regardez-la ! Si vous êtes physionomiste, vous allez me donner raison.

— Je ne la regarderai pas du tout. Je ne puis ni ne veux être le juge d’une attitude ! Des gens excellents ont l’air de criminels. Les magistrats sincères le savent bien.

Il parlait avec véhémence, mais, tout au fond, il se persuadait que la femme était coupable. Elle écoutait d’un air de bête astucieuse ; elle avait des ondulations de martre, de belette, de furet ; un sourire insupportable montrait le tartre de ses dents.

— Oui, acquiesça Deslandes, et je le sais aussi bien que les magistrats. Mais, monsieur, si vous savez voir les caractères, je vous garantis qu’après huit jours vous seriez fixé sur le caractère de cette femme.

Il haussa violemment les épaules, son visage vif se ferma et, d’une voix blanche :

— Monsieur Delaborde jugera ! J’ai dit ce que j’avais à dire, je m’en lave les mains.

Il fondit sur une machine prochaine, dans les flancs de laquelle il fourra une pince.

Alors, Delaborde s’adressant à la femme :

— Vous avez entendu, Élisa ? fit-il, en gonflant ses joues. Votre société ne vaut décidément pas cher pour vous-même : vous finirez par vous jouer un sacré mauvais tour.

— Pourquoi qu’y dit que j’ai voulu m’écrabouiller la patte ? pleurnicha-t-elle. C’est de la « défagation », même que je pourrais le traîner devant les tribunaux.

— Arrêtez le moulin à poivre, ma belle. Supposons qu’il vous ait accusée à tort. Alors, il a sauvé votre main qui allait être salement écrabouillée. Et vous lui devriez une fameuse chandelle. Ouste, margez ! On a l’œil sur vous : si vous vous faites pincer une patte, vous ne tirerez pas même un billet de la Sainte-Farce.

Il entraîna Rougemont en grommelant :

— Vous pensez bien que je m’en contrefiche. Je suis assuré. Ce sont les compagnies qui casquent. Deslandes a fait le chien de garde, par pur instinct. Et c’est encore en chien de garde qu’il vous répliquait, tandis que vous, dame, vous sentiez le loup à plein nez !

— C’est vrai, acquiesça François en souriant : s’il est le chien, je suis sûrement le loup.

Ils allaient entrer dans l’atelier de brochure, lorsqu’un jeune homme sortit d’une grande cage de verre où l’on voyait deux personnages chauves penchés sur un double pupitre.

— Monsieur, c’est pour la facture Laroche… On conteste toujours nos chiffres.

Rougemont reconnut, pour l’avoir entrevue aux Enfants de la Rochelle, cette face un peu courte et ces cheveux en baguettes. Les yeux ardoise exprimaient la confiance des jeunes animaux.

À la vue du syndicaliste, l’ombrageux visage s’emplit de sang ; ce fut une de ces émotions absurdes, démesurées et sans cause, propres aux adolescents. Delaborde ne s’en aperçut pas. Il se contenta de répondre :

— Nos chiffres sont exacts, Bossange. Il faut les maintenir.

— Bien, monsieur, répondit l’autre, dont les yeux s’hypnotisaient sur François.

« De la bonne graine à propagande ! » songea le collectiviste.

Il sourit au commis, avec un petit air de complicité dont l’effet était sûr.


Ils arrivaient à l’atelier de brochure. Assises devant de longues tables, dans une lueur argentine filtrée par la baie ovoïde, des femmes et des jeunes filles pliaient, assemblaient ou cousaient les feuilles. Le friselis d’ailes du papier, sa clarté, l’apparition de gravures fines, donnaient au travail quelque air aristocratique. Un chant s’élevait, chant de Parisiennes, discontinu et frêle. Là où des filles d’Italie eussent modulé à la tierce, largement, elles s’efforçaient pour réussir un modeste unisson. Elles disaient :

...............................Vous êtes si jolie
...............................Oh ! mon bel ange blond !

Tout de même, la scène était douce, tendre, presque troublante. À travers ces voix de femmes filtraient le désir, l’amour, l’inextinguible volonté du bonheur, les choses vagues et saisissantes que la créature cherche en titubant dans le cache-cache universel. À part Christine et une grande bringue, aux allures de pouliche, aux yeux détraqués et charmants, à la bouche chiffonnée comme une pivoine, ces brocheuses n’étaient point jolies. Sans style, les hanches et les seins mal partagés par une taille courte, le visage canaille ou trapu, elles n’avaient d’autre grâce qu’une chevelure bien servie. Mais la plupart étaient jeunes, leur pâleur encore fraîche, leurs nuques duvetées ; de brusques sourires les nimbaient, un rêve fugitif passait sur leur lèvre, le coup de l’étrier d’une idylle. Aux parfums plébéiens, à l’odeur d’aisselles et de linge rance, se mêlaient un arome jeune et tenace, une émanation de harem :

Mes seuls trésors, hélas ! je les mets à vos pieds.
Vous êtes si jolie !

Elles ne s’interrompirent pas d’abord. Elles chantaient d’une manière attisante et sournoise. Tantôt une voix, tantôt une autre s’alanguirent ; il y eut des rires bas et des chuchotements. Le chant s’arrêta ; des faces s’élevèrent, qui ne se tournaient qu’à demi vers les deux hommes. La grande bringue seule darda ses yeux de pouliche sur Rougemont et déclara :

— Pour sûr, v’là une belle barbe !

Elle pouffa, en hâte, avalant son rire comme une gorgée de vin, tandis que Delaborde grondait :

— Eulalie… grande dinde !

Le rire froufrouta, s’étendit, tout menu, comme une bergeronnette sautillant sur une ormille. Puis le silence reprit ; on n’entendit que les souffles, le frisson du pliage, le crissement des aiguilles.

Delaborde s’était arrêté auprès de Christine. La belle fille supportait l’épreuve d’un éclairage rude. Sa peau renvoyait des nuances d’aubépine blanche et rose ; les feux de son regard variaient selon les battements des paupières et les attitudes ; sa chevelure décelait la sève, l’éclat, la souplesse, le nombre, je ne sais quelle âpre splendeur et quelle liberté ombrageuse. Comme l’avait dit l’éditeur, elle était bien « reliée » ; attentive aux lignes de son corps, elle savait l’art d’ajuster et d’apparier les étoffes.

François, qui l’examinait avec une humeur dénigreuse, ne trouvait rien à reprendre. C’était une admirable fille du peuple, à demi affinée, d’autant plus brillante. On n’eût souhaité un visage plus fin : il n’aurait pas eu cette saveur.

Elle cessa deux secondes de plier ; elle répondit d’un signe de tête à la salutation silencieuse du propagandiste. Les joues de Delaborde vacillèrent et François s’indigna de ce trouble : il n’avait aucune indulgence pour l’amour des vieux hommes et, n’ayant jamais songé que c’est un des grands drames de la vie, il en méprisait la pathétique misère. Quoiqu’il eût déjà trente-trois ans, il ne concevait guère ce moment effroyable où tout s’achève, où le monde, hier encore tout étincelant de la féerie des aventures, est enfin clos, où l’on reste étendu sur sa vieillesse, comme Job sur son fumier. La vie est impérieuse, l’imagination dans sa plénitude, et déjà l’on est le rebut !

Avec un instinct de sauvage, Rougemont ne voyait que turpitude dans la passion des quinquagénaires. Jamais il ne les avait crus touchants ou lamentables, et il n’exceptait pas même les individus robustes, meilleurs reproducteurs, après tout, que tant de jeunes hommes sans sève, tant de tuberculeux, de neurasthéniques, d’eczémateux et d’alcooliques.

— Mademoiselle Deslandes, fit l’éditeur d’une voix alourdie, vous êtes la seule, hélas ! à qui je ferais le reproche de trop travailler. Vous vous fatiguez.

— Oh ! non, répondit-elle. Si je me sentais lasse, je me reposerais.

Elle ajouta, avec un demi-sourire :

— Je me reposerais sans remords. Je sais bien que je fais mon devoir.

— Ce n’est pas du tout faire votre devoir ! intervint Rougemont avec une nuance d’aigreur. Vous abusez de votre adresse et de votre santé, vous établissez des records que les patrons sont trop disposés à considérer comme des tâches courantes.

Elle tourna vers lui sa face heureuse et résolue :

— Ce sont des théories mesquines. Elles feraient des hommes de pauvres créatures, sans énergie et sans initiative. Chacun selon ses forces et à chacun selon ses œuvres. On aidera les faibles, s’il le faut, mais on n’agira pas en faible.

Elle ajouta fièrement :

— D’ailleurs, je ne travaille pas à l’heure, je travaille aux pièces. Selon moi, c’est l’avenir. Cela permettra, à la longue, de vendre la marchandise-travail ce qu’elle vaut.

— Vous oubliez la machine ! ricana le meneur. C’est elle qui fera les pièces. L’homme ne sera qu’un instrument de surveillance et de comptabilité.

— Je ne l’oublie pas. Mais c’est faux. L’homme qui surveillera la machine est le même qui « camelotte » des heures. Il y aura toujours un travail personnel pour l’énergique et l’intelligent.

— Il y aura mille places de surveillance contre une seule d’initiative. Allez, la machine la fera mathématiquement, cette égalité qui vous terrorise.

— Elle ne la fera pas.

— Vous n’avez jamais visité une caserne de la grande industrie ?

— Je vous vois venir. Vous allez me parler de la division du travail. L’argument est court… un trompe-l’œil.

Elle se mit à rire :

— Vous ne croyez pas pourtant que je vais vous le démolir en trois mots ?

Elle reprit son plioir et le lança diligemment par le travers des feuilles. Delaborde avait écouté le dialogue avec une satisfaction secrète. Il lui plaisait que, par deux fois, le syndicaliste se fût heurté à des volontés ennemies. Et il ne put s’empêcher de dire, tandis qu’ils se dirigeaient vers l’atelier des typographes :

— Est-ce que vous oseriez comparer cette belle fille aux navets qui l’environnent ? Est-ce qu’on peut imaginer une société où elle ne leur serait pas supérieure ? Elle et celles de son espèce feront fortune à travers les siècles des siècles !

Rougemont sourit dédaigneusement mais ne répondit point. Ils étaient parvenus à l’atelier de composition. Il comportait l’ancien et le nouvel outillage : tandis que les typographes manuels pêchaient des lettres et les fixaient dans les composteurs, un linotypiste pianotait, le nez chevauché de besicles.

— Ces machines me dégoûtent ! déclara l’imprimeur. Elles ont quelque chose d’ignoble. J’ai la religion de la composition manuelle.

Il s’arrêta devant un petit homme au nez en scories de coke, plein de pertuis et d’intumescences. Des boutons enflammés couronnaient le front et poussaient des îlots parmi les cheveux ; la face déviait ; une brume flottait sur les pupilles ; les mains soubresautantes dénonçaient l’alcoolique. Il venait de justifier la dernière ligne du composteur et se disposait à sortir son travail, pour le mettre sur une galée, lorsque Delaborde s’écria :

— Mon pauvre Vérieulx, vous êtes encore ivre.

Le compositeur roula ses yeux moites et prit un grand air de sincérité :

— J’ai tout juste pris un apéritif !

Des lèvres pleines de crevasses, des joues framboise, du poil semé en fragments de brosse, en râpures, en lichen, de la chair rabougrie où se bosselaient des veines dures, irriguées de venin, de tout l’être s’exhalait une misère profonde. Et, dans cette déchéance, régnait un bien-être bourbeux, une insouciance d’animal : la notion du temps, la crainte du lendemain et de la mort étaient presque abolies. À part le drame du réveil, drame de froid et de dislocation, où la machine se convulsait d’épouvante, mais qui s’évanouissait au premier verre d’eau-de-vie, Vérieulx ne connaissait plus les détresses, les sombres inquiétudes qui tourmentent la créature. La pensée coulait au hasard des nerfs torpides ; les sensations se déclenchaient sans but, sans précision et sans suite ; la réalité se dissolvait dans le rêve, et le rêve se perdait dans l’informe. À heure fixe, un tourment pinçait la machine. Léger d’abord et presque agréable, il ne fallait lui résister qu’à peine ; il devenait vite aigre, rude, implacable ; alors l’homme pouvait revenir dans la bête, la crainte de la mort apparaître, le lendemain profiler sa figure menaçante.

Mais Vérieulx ne faisait pas de résistance. S’il ne pouvait courir chez Hameuse, le marchand de vin, il puisait dans sa cache, derrière les casiers, au fond d’un vieux carton. Là se tenait une bouteille d’absinthe ; et c’était, pour ainsi dire, le dernier asile de la prévoyance du pauvre homme, le pôle des images, des impressions et des souvenirs.

— Ah ! Vérieulx, s’écria Delaborde avec une sorte d’attendrissement, vous dégringolez dans le trou, vous serez un chiffon, une loque, une misérable bricole qui se traînera d’hôpital en hôpital, vous verrez danser les mouches, les araignées et les rats !… Vous finirez à l’amphithéâtre, mon pauvre Vérieulx, et ça me fait beaucoup de peine.

Il se tirait la barbe à pleines mains ; ses grosses joues vacillaient, une tendresse réelle luisait au fond de ses prunelles :

— Je donnerais tout de suite un billet de mille francs à celui qui vous guérirait de ce mal épouvantable. Quand je pense qu’il y a dix-huit ans que nous sommes ensemble !… Quel bon typo vous faisiez !… quel compositeur, quel artiste ! C’était un plaisir de vous confier les tâches les plus délicates… Ah ! il n’était pas nécessaire de vous signaler les tares. Vous saviez ce qu’était une jolie page, harmonieuse, claire, bien égale. Vous aviez ça dans le sang. Maintenant vous ne valez pas la moitié de votre salaire. Vous êtes lent, Vérieulx, vous êtes gourd, et ça ne serait rien, je pourrais passer l’éponge, mais vous sabotez ignoblement… vous êtes devenu le prince de la coquille !

L’ivrogne le regardait de ses yeux obscurs où, par moments, dansait une lueur de marécage, une fugitive flammerole.

— Voyons, sacrédieu ! continuait Delaborde, en frappant du poing sur son genou, pourquoi ne pas boire du vin… le beau sang de la terre ?

— Je bois du vin, ânonna le typographe, et puis du bon.

Tous les typos avaient cessé le travail ; la linotype était muette ; des margeuses s’approchaient, furtives, sur la pointe du pied ; Alfred, le Géant rouge, avançait sa barbe de feu, dardait son regard de Sicambre.

— Du vin ! répliqua sardoniquement l’éditeur. Vous en buvez à vos repas, et encore. Le reste du temps, vous ne consommez que de l’absinthe. Et tenez, je fais un pari : je paye une journée de supplément à tout l’atelier, s’il n’y a pas une bouteille d’absinthe cachée par ici.

— Y a rien de caché, sur la tête de mes gosses ! jura Vérieulx.

— Nous allons voir.

Delaborde explora les cases d’une main experte. Brusquement, il ramena une bouteille d’absinthe à demi pleine :

— Voilà ! s’exclama-t-il.

Le typographe secoua la tête du mouvement automatique d’un cheval, et levant sa main tremblotante :

— Ah ! bien, s’il y a quelqu’un d’étonné, c’est moi. Que je crève, si j’ai apporté ici cette bouteille.

— Alors, qui l’a apportée ?

— Est-ce que je sais ? Ça doit être une farce.

La colère fit ballotter l’imprimeur ; elle s’éteignit avant même qu’il eût prononcé une parole ; et, avec une douceur profonde :

— Pauvre vieux !

Il s’éloigna, oubliant de faire admirer le fin outillage de ses typographes et d’injurier la linotype, dont il exécrait le travail obscur et monotone :

— Eh bien ! fit-il en reconduisant le propagandiste. Que voulez-vous que fasse le socialisme pour cette pauvre brute alcoolique ?

— C’est le patronat qui a créé l’alcoolisme, riposta François. Et c’est le syndicalisme qui le tuera.