La Vérité sur l’Algérie/08/11

Librairie Universelle (p. 378-385).


CHAPITRE XI

L’agriculture.


À ne lire que les documents statistiques de l’année on aurait idée, notion d’une agriculture excessivement florissante et riche.

C’est en effet 3.339.627 hectares de terres cultivées, dont 774.689 aux Européens.

C’est une valeur de 289.421.000 francs de constructions agricoles, dont 197.233.600 aux Européens.

C’est une valeur de 41.662.273 francs (dont 35.698.869 francs aux Européens) de matériel agricole.

Puis en animaux.

Espèces : Aux Européens. Aux indigènes.
Chevaline 48.713 176.034
Mulassière 37.811 132.324
Asine 7.263 262.915
Cameline 213 189.189
Bovine 148.483 925.294
Ovine 447.719 8.277.076
(Y compris 2 millions
d’agneaux de
moins d’un an)
Caprine 75.790 4.181.093
Porcine 78.183 726
Total des anmiaux 844.175 14.144.651

Puis à la basse-cour :

Européens. Indigènes.
Volailles 836.688 4.166.531
Lapins 113.419 18.220

En produits :

Laine 10.221 quintaux. 117.075
Miel 46.874 kilos. 553.063
Cire 4.847 kilos. 87.450
Vin 4.348.052 hectos. 5.815
en arbres fruitiers de rapport :
2.182.566 7.004.447
en olives pour la consommation :
109.280 quintaux. 37.627
en huile d’olive :
27.372 hectolitres. 223.184
une superficie cultivée en céréales de :
547.512 hectares. 2.444.345
produisant :
5.130.545 quintaux. 16.144.679
puis en produits alimentaires, pommes de terre, fèves, haricots, pois, racines et légumes divers :
564.896 quintaux. 512.980
en fourrages récoltés :
1.674.221 quintaux. 1.972.661
en tabac, feuilles récoltées :
31.723 quintaux. 51.836
en cocons :
2.232 kilos.


Si l’on ne savait que cela, que cette culture, que cette production, sans savoir le prix coûtant, sans savoir les charges de toute nature, fiscales sur la production indigène, hypothécaires, d’intérêts usuraires sur la production européenne, on pourrait croire ce que psalmodient les thuriféraires, que l’agriculture algérienne c’est la bonne, c’est l’excellente affaire.

Hélas ! pour ceux qui sont dans l’engrenage, la réalité lorsqu’on établit le prix coûtant, le prix de revient quand on fait le bilan complet, est moins brillante.

La colonisation agricole, disons tout court la colonisation en Algérie, ce fut toujours beaucoup d’appelés, peu d’élus. Sur certains points pas un élu. Pas besoin de longues explorations pour trouver ces points. Sur le parcours de la ligne Alger-Constantine on voit plus d’une ruine éloquente. Pour la fortune promise ce fut la misère souvent. Cela de tout temps, au lendemain de la conquête aussi bien qu’aujourd’hui… et j’ajouterai aussi bien que demain.

Il y a dix ans, le Temps publiait une série d’articles remarquables signés « Un vieil Algérien ». Malgré le coup de veine de la vigne en 1903 (coïncidant, ne l’oublions pas, avec un formidable coup de déveine des vignes métropolitaines) les réflexions de l’auteur de ces articles sont encore d’actualité. C’est celles qui me seraient venues sous la plume si je n’avais été, les trouvant imprimées, dispensé de les écrire moi-même.


« Quand on invite les Français à venir coloniser l’Algérie, écrit notre « vieil Algérien », qu’est-ce que cela veut dire ?

« Cela veut dire qu’on les invite à venir y gagner de l’argent dans les entreprises agricoles. Si ce n’était dans l’espoir d’un sort meilleur pourquoi quitterait-on son pays ?

« Toutes les fois que la réalité a répondu aux promesses, c’est-à-dire toutes les fois que la colonisation a eu la bonne fortune de rencontrer une culture donnant des bénéfices, les colons ont afflué… »


Et le vieil Algérien » cite les succès dans les plaines de la Mitidja, de Sidi-bel-Abbès, de la Seybouse… les premiers succès de la vigne aux « beaux jours » du phylloxéra français.

Mais notons que la colonisation des belles plaines à céréales ce fut un changement de cultivateurs ; des Européens mis à la place des Arabes. Sur cette partie relativement infime du sol algérien la colonisation de remplacement est une bonne affaire pour ceux qui furent appelés à en bénéficier. Mais le reste ! Écoutez la plainte du « vieil Algérien ». Elle tient tout entière en ces mots : « L’agriculture algérienne est une agriculture qui ne paie pas. » Et pourquoi ? ajoute-t-il. Parce que, sauf dans les régions naturellement très riches, la colonisation européenne n’a trouvé qu’une terre appauvrie, sur laquelle on a fait une agriculture qui ne valait, qui ne pouvait valoir mieux que celle de l’Arabe. Si moi philosophe je disais cela on me traiterait de diffamateur ignorant, incompétent. Mais ce n’est pas moi qui le dis. Lisez notre « vieil Algérien ». Il est des plus intéressants cet homme du métier, de qui le Temps publiait les observations compétentes :


« Presque toutes, je devrais dire toutes les exploitations européennes ont conservé l’assolement arabe, céréales et jachères, le plus misérable de tous les assolements. Elles en sont où en étaient les plus arriérées des fermes françaises…

« Les colons ont substitué nos charrues perfectionnées à l’araire indigène. C’est la seule modification importante qu’ils aient apportée aux pratiques arabes. Ils labourent plus profondément et mieux, mais n’étant pas soutenus par un emploi judicieux des fumures, ces labours profonds n’ont qu’un effet passager. À la longue ils deviennent funestes : tandis que la culture arabe n’épuise que le sol superficiel, eux épuisent le sol superficiel et le sous-sol. Sur ces terres nouvellement défrichées on commence par des rendements de 15, 18 et jusqu’à 22 quintaux de blé, puis on dégringole à 12, puis à 10, puis à 6 qui est actuellement la moyenne des cultures européennes, puis à 4 qui est la moyenne des cultures indigènes. Et on finit, comme dans certaines parties du territoire de Sidi-bel-Abbès, par être obligé de remplacer par l’avoine le blé dont la terre ne veut plus.

« Les terres ne rendent plus !

« Cette plainte vous obsède d’un bout à l’autre de l’Algérie.

« Elles ne rendent plus parce qu’on les a ruinées.

« De même que le gouvernement a cru possible de transporter purement et simplement les institutions de France en Algérie, de même le colon qui arrive croit pouvoir transporter purement et simplement l’agriculture de France en Algérie. Le sol a le même aspect, le ciel ne paraît pas trop dissemblable…

« … Mais tout de suite apparaît ce fait brutal que l’Algérie est un pays différent, tout à fait différent de la France.

« … Le colon sème du trèfle et du sainfoin, et les ardeurs inconnues en France de l’été africain les tuent avant qu’ils aient pu donner une coupe. Il plante des pommes de terre et n’obtient que demi-récolte. Il sème des betteraves et les résultats ne sont pas meilleurs. La luzerne ne vient qu’en terres irriguées, et les terres irriguées ne sont qu’en infime quantité. La vesce seule réussit parfois, mais les semences en sont chères et la plupart de ceux qui l’essayent finissent par trouver cette culture dispendieuse.

« Alors, toutes les ressources fourragères sur lesquelles est fondée l’agriculture française le trahissant les unes après les autres, le colon ne sait plus qu’entreprendre.

« Et savez-vous ce qui arrive ? C’est que lui, à l’école duquel l’Arabe devrait se mettre, il se met à celle de l’Arabe. Il devient Arabe, suivant le mot de nos Algériens eux-mêmes. Désenchanté, découragé, il finit par se ranger à l’avis que vous entendez murmurer d’un bout à l’autre de l’Algérie parmi les vieux colons et que, depuis la crise viticole, quelques publicités algériens commencent à oser imprimer c’est que, ou le climat de l’Afrique a changé ou la réputation de fertilité que lui a faite l’antiquité est une mystification ; et c’est que c’est un pays irrémédiablement pauvre, bon pour les Arabes seulement et dont on a eu tort de vouloir faire une colonie de peuplement. »


Nous avons vu au livre troisième de cet ouvrage ce que l’on doit penser de cela. Qu’il en est de la légende des fertilités anciennes comme de celle du déboisement par l’Arabe.

Si l’Arabe a déboisé, nous ne nous en privons pas non plus. Nos guerriers ont, eux aussi, coupé les arbres pour punir le vaincu. Et nos administrateurs encore maintenant tondent des hectares de forêts pour donner aux colons des champs ayant un peu de terre sur le roc.

Rêverie ! Calomnie ! Vous êtes imbus de cette idée que le devoir de notre administration éclairée, c’est de rétablir la forêt détruite par l’ignorant Arabe, afin de rendre à la colonie l’humide climat des belles époques de la fertilité ancienne. Vous avez lu au budget le chapitre des dépenses de reboisement. Et vous ne pouvez admettre qu’ici on dépense de l’argent à détruire des forêts pour y faire des champs, tandis qu’ailleurs on gaspille de l’or pour essayer de faire pousser ou repousser des forêts.

Cependant cela est. Si vous ne pouvez m’en croire, je vous prie d’ajouter foi aux déclarations faites en 1903 par M. Revoil dans son dernier exposé de la situation de l’Algérie. En 1902, à coût d’argent, on a donné à la forêt trois mille hectares et on lui en a pris quinze mille.

Voici textuellement :


« La création du centre de Tirman et l’agrandissement de ceux de Bossuet, Martimprey, le Télagh, Chanzy et Mellinet ont porté à eux seuls sur près de 13.000 hectares des forêts de Zégla, Sdamas-Ouest, de Sidi-Ali-ben-Youb. »


Ainsi quand les Arabes, pour trouver terre plus riche ou pour toute autre raison, déboisent, ils sont des sauvages, et nous, quand, pour donner des terres aux colons que nous amenons à prix d’argent, nous déboisons, toujours à prix d’argent, nous sommes des civilisés, des économistes civilisés… L’exposé de M. Revoil qui est forcé d’avouer notre déboisement économique et civilisateur semble avoir prévu le reproche, car il dit aussitôt :


« Il est bon d’ajouter que dans certaines régions à relief peu accentué le déboisement ne présente pas d’inconvénients au point de vue du maintien des terres sur les pentes et du régime des cours d’eau. Toutefois, comme la disparition de la végétation forestière sur de trop grandes surfaces pourrait avoir une répercussion fâcheuse sur la climatologie générale du pays, en particulier sur le régime des pluies, ces opérations continueront d’être étudiées avec le double souci de donner à la colonisation de cette partie de l’Algérie le développement qu’elle comporte et de conserver à l’état boisé une étendue suffisante pour ne pas troubler l’équilibre du climat. »


C’est une bien louable intention de l’administration algérienne que de ne pas vouloir « troubler l’équilibre du climat »… tout en le troublant.

Il y a là des subtilités… troublantes.

Mais réfléchissez un instant. Rappelez-vous dans le rapport de Jules Ferry le passage tragique nous montrant l’Arabe chassé de la forêt où il vivait depuis des siècles. Quand cet expulsé demande pourquoi ses bestiaux ne peuvent plus manger l’herbe qui croît plus fraîche et plus drue à l’ombre des arbres, on lui répond que cela compromettrait l’existence de la forêt, que « l’équilibre du climat » risquerait d’être « troublé » à chaque pousse mangée par un veau, par une génisse indocile… en tant qu’on prenne la peine de lui répondre. Il ne comprend pas bien. Mais il obéit. Le maître veut qu’on respecte la forêt. L’indigène s’en va… conduit ses troupeaux crever sur la ronce maigre des espaces caillouteux… pour que cette forêt dans laquelle il vivait… on la coupe… Alors il ne comprend plus rien. Vous non plus. Moi pas davantage. Il n’y a que M. Revoil qui ait compris.