La Vérité sur l’Algérie/05/04


CHAPITRE IV

Précisons l’affaire Bacri.


Je regrette de ne pouvoir citer ici toutes les pièces consulaires typiques, de quoi se dégage, avec la physionomie de l’affaire Bacri, le caractère de cette époque.

Ce caractère a frappé — le même toujours — tous les auteurs qui ont écrit sur l’histoire d’Alger en consultant ces pièces.

Pellissier de Reynaud, dans ses Annales algériennes, tout réservé qu’il soit, tout pénétré qu’il s’affirme de la mission civilisatrice et des destinées providentielles de la France en Afrique, ne peut céler qu’il y eut « fourbi » :


« … Le dey, qui s’était habitué à considérer la créance de Bacri sur la France comme le meilleur gage de celle de son gouvernement sur ce négociant, fut contrarié de voir ce gage diminué chaque jour par les paiements opérés au profit des créanciers français. Il crut ou affecta de croire que tous n’avaient pas eu lieu de bonne foi. Cette opinion a été partagée par d’autres personnes en France et en Afrique, il était donc possible que les nombreuses réclamations que le dey éleva contre le mode de liquidation de la créance Bacri ne fussent pas sans fondement. »


Les auteurs qui écrivaient peu après la conquête nous montraient aussi le Bacri sous des couleurs plus vives que celles des écrivains de maintenant. Citant M. Labbey de Pompières, Galibert dit :


« Sous la République, le juif Jacob Bacri nous avait fait diverses fournitures de blé. S’il faut en croire M. Labbey de Pompières, la maison Busnach et Bacri vendait à la France des blés qu’elle embarquait en Barbarie sur des bâtiments neutres ; des corsaires prévenus à temps enlevaient les navires à leur sortie du port et les ramenaient à Alger ou à Gibraltar. Là les blés étaient rachetés à bas prix par les Bacri qui les revendaient à la France. Alors ils arrivaient à Toulon tellement avariés qu’on était obligé de les jeter à la mer pendant la nuit. Le 15 février 1798, les Bacri reçurent en paiement du ministre de la marine, M. Pléville de Pelley, une somme de 1.589.518 francs, et, en outre, des munitions navales de toute espèce en grande quantité ; mais ce n’était là qu’un faible acompte, car ils portaient le chiffre total de leur créance à 14 millions. Les Bacri imaginèrent donc de faire appuyer leurs réclamations par un de leurs commis qu’ils firent passer pour un ami du dey et pour le frère d’une de ses femmes. Ce commis, Simon Aboucaya, avait pris rang parmi les ambassadeurs ; il allait chez les ministres, dans leurs bureaux, et menaçait tout le monde de la colère de son prétendu beau-frère, lorsque, reconnu dans le jardin de Tortoni, il fut enfermé au Temple avec Jacob Cohen Bacri, son maître ; on les mit quelque temps après en liberté.

« L’affaire était assoupie et les demandes parurent abandonnées. »


N’est-ce pas délicieux, l’aventure du commis Simon Aboucaya faisant bruit dans les bureaux pour le dey ?…

M. Labbey de Pompières tendrait à faire croire qu’on ne devait rien au dey, que le dey ne réclamait point, qu’il y avait simplement créance Bacri… Erreur. Feraud, dans son Histoire des villes de la province de Constantine a cité beaucoup de pièces prouvant le contraire. C’est dans son ouvrage que j’ai noté que le dey Baba Hussein prêta sans intérêt cinq millions au Directoire, — que Bacri remit à Marseille, aux représentants du peuple, une lettre du dey qui recommandait son commissionnaire à leur bienveillance, — que dans la lettre de Bonaparte au dey portée par Hulin, avec la menace d’un bombardement, il y avait :


« … Je vous fais également connaître mon indignation sur la demande que vos ministres ont osé faire, que je paie 200.000 piastres fortes. Je n’ai jamais rien payé à personne… »


Payer n’était pas le propre de Bonaparte. Le dey se le tint pour dit. Il écrivit :


« Vous ne m’avez pas voulu donner deux cent mille piastres fortes que je vous avais demandées pour me dédommager des pertes que j’ai subies pour vous ; que vous me les donniez ou ne me les donniez pas, nous serons toujours bons amis… »


En effet… un des Bacri, mis pour cette affaire en prison par le dey, la famille paya cinq cent mille piastres fortes. (Vaudeville. Drame.)

L’histoire la plus complète qu’on ait publiée, je crois, sur l’affaire Bacri, est de M. Pierre Vias : Incidents qui ont précédé la conquête d’Alger (Alger, 1895). Dans cette brochure nous voyons l’affaire se préciser.

La voici résumée en quelques notes :


« … La paix d’Amiens ayant mis fin aux hostilités avec l’Angleterre et la Porte, et un cadeau d’un million ayant été fait à Moustapha qui était aussi cupide que son oncle Hussein était désintéressé et chevaleresque, un traité fut signé et ratifié le 17 décembre 1801.

« Ce traité nous rendait nos anciens avantages de la convention de 1628. En échange le gouvernement s’engagea à payer 60.000 francs par an et à solder les créances Busnach et Bacri.

« L’article 13 du traité disait : « Son Excellence le Dey s’engage à faire rembourser toutes les sommes qui pourraient être dues à des Français par ses sujets, comme le citoyen Dubois-Thainville prend l’engagement, au nom de son gouvernement, de faire acquitter toutes celles qui seraient légalement réclamées par des sujets algériens. »

« Dans une lettre du 13 août 1802 au consul, Moustapha insistait sur le paiement de ces créances : « Faites-moi le plaisir de donner des ordres pour faire payer à Bacri et à Busnach ce qui est dû par votre gouvernement ; une partie de cet argent m’appartient et j’attends d’être satisfait comme me l’a promis votre oukil Dubois-Thainville. »

« … En 1817 on se décide à régler :

« MM. Monnier et Hély d’Oissel, conseillers d’État, discutent avec M. Nicolas Pléville, ancien directeur de la Caisse d’escompte, fondé de pouvoirs des héritiers Busnach et Bacri… Ceux-ci réclamaient 13.893.844 francs. Talleyrand s’en était mêlé… Il y avait eu accord le 28 octobre 1814 sur sept millions… Il y a dans les préliminaires de la convention un passage suggestif : « Considérant que, s’il est dans l’intérêt du gouvernement français de terminer par un arrangement à l’amiable toute contestation avec la régence d’Alger, il n’est pas moins dans l’intérêt de MM. Bacri et Busnach d’éviter par une réduction de leurs prétentions les retards qu’entraînerait une liquidation régulière et la nécessité de produire des pièces justificatives que l’éloignement des temps et des lieux rendrait difficiles à réunir… »

« On ne s’occupa point du dey. Tous les intérêts furent sauvegardés, sauf les siens…

« On les invoqua seulement devant les Chambres pour obtenir le vote des sept millions, mais on ne l’avisa de rien…

« On avait spécifié par l’article 14 : « Il est bien entendu que sur la somme à délivrer le Trésor royal retiendra le montant des oppositions et transports de créances signifiés audit Trésor. »

« On accepta des créances présentées par des « tiers » à qui elles avaient été cédées, vendues, transportées.

« On retint, pour être provisoirement versés à la Caisse des dépôts et consignations, deux millions et demi, et quatre millions et demi furent remis à Bacri et à Busnach.

« Ceux-ci ne donnent rien au dey, ne reparaissent plus à Alger. Le dey réclame les deux millions et demi de la Caisse des dépôts, plus deux millions qu’il affirmait avoir été donnés à Deval, plus l’extradition de Bacri et Busnach.

« On ne lui donne pas satisfaction… C’est la loi française… Il n’a pas légalement signifié son opposition… Toutes les lettres du gouvernement d’Alger, depuis des années, ne comptent pas, il fallait huissier, avoué, etc., etc.

« Quant à Busnach, il n’est plus Algérien, mais naturalisé français. Quant à Bacri, il vit à Livourne… Et c’est le coup d’éventail. »


On a vu apparaître en l’affaire deux grands personnages : Bonaparte, Talleyrand. Cela avait piqué ma curiosité.

J’aurais voulu « dépouiller » les archives du consulat de France pour les années indiquées.

Mais voici ce que j’ai lu dans la préface d’un manuscrit d’extraits de ces archives par Devoulz, à la bibliothèque municipale d’Alger. Devoulz avait publié un volume d’extraits de ces archives. À sa mort ses copies non publiées furent remises à la mairie.

Donc en sa préface manuscrite j’ai lu :


« Les deux registres qui ont reçu les actes de chancellerie pendant la période comprise entre le 14 mai 1789 et le 5 mars 1811 ne font plus partie des archives du consulat. On ignore leur sort. C’est là une lacune fort regrettable. Cette disparition est d’autant plus surprenante qu’elle ne saurait être fort ancienne. Les deux registres dont il s’agit existaient encore en 1861 lorsque j’ai pris connaissance, sans déplacement des archives du consulat, alors déposées chez Me Martin, notaire. »


Cela est regrettable, car les Bacri et les Busnach en discussion dès les premiers jours sur les bénéfices de la célèbre affaire pour établir leurs droits respectifs donnaient à l’enregistrement et « avération » du consulat leurs pièces importantes…

Il est même, comme le dit Devoulz, curieux que ces registres intéressants aient disparu…

Les disparitions de ce genre ne sont d’ailleurs le fait ni d’une époque ni d’une colonie. Alger en eut sous le gouvernement de M. Revoil. À Paris M. Jonnart m’avait parlé de dossiers caractéristiques sur l’histoire de l’antisémitisme et qu’il avait consultés lors de son premier passage au gouvernement général. À Alger je lui ai demandé l’an dernier s’il me serait possible de consulter ces dossiers.

— Impossible…

— Cependant… je suis discret… ce qui est confidentiel je ne le publierai point. Mais ils devaient me donner le caractère essentiel du mouvement…

— Ils n’existent plus.

M. Jonnart est franc. Ces dossiers qui desservaient les chefs de l’antisémitisme ont donc disparu entre ses deux passages au gouvernement général…

En 1861, le gouvernement de l’Algérie préparait la naturalisation des Israélites. Or les registres qui ont disparu contenaient des pièces désagréables pour les juifs et sur un sujet peu connu ; désagréables aussi pour les associés de Bacri… etc… Je ne tire pas de conclusions. Je rapproche des faits.

Les archives de 1819 contiennent la transcription d’une pièce que Deval envoya en France ; c’était une déclaration du dey affirmant que Jacob Bacri et le consul Deval ayant comparu devant lui, Bacri avait accepté la transaction avec le gouvernement français. Il y avait dans la transmission de cette « singulière » pièce en France un joli « tour » permettant d’affirmer à Paris que le dey approuvait, qu’on pouvait payer Bacri… ce qui d’ailleurs fut fait… et remplit de colère le dey ainsi roulé par Deval.

Il faut citer intégralement cette page de chancellerie :


« 24 décembre 1819. Acquiescement de Jacob Cohen Bacri à l’arrangement conclu relativement à ses créances sur le gouvernement français et enregistrement d’une déclaration de Hussein pacha dey à ce sujet.

« Bacri présente une déclaration originale en langue arabe donnée par Son Altesse Hussein, pacha dey de la milice et régence d’Alger, portant que, conformément à la transaction conclue entre MM. les commissaires du roi et le fondé de pouvoirs du comparant et du sieur Michel Busnach, son associé, ledit comparant est content et satisfait… et par ampliation nous aurait requis l’enregistrement de ladite déclaration en langue arabe, de Son Altesse Hussein dey et de sa traduction en langue française qu’il nous aurait demandée…

« Traduction : Louange à Dieu…

« Quiconque aura lu le diplôme saura que notre serviteur et sujet Jacob Bacri est venu à nous, et avec lui le consul de France qui réside dans notre pays, et qu’eux deux étant en notre présence, notre dit serviteur Jacob Bacri aurait dit et déclaré qu’il approuve tout ce qu’a fait son procureur qui est en France avec eux des commissaires du gouvernement) en vertu d’un traité authentique et pour les valeurs et quantités convenues et spécifiées, qu’il est satisfait de la transaction qui a été faite pour tous les objets qui sont mentionnés et que, si on lui paye et remet tout ce qui a été convenu, alors ils seront acquittés de tout ce qui est mentionné dans ladite transaction et il ne restera plus entre eux aucun motif de prétention ni de réclamation… Le présent diplôme a été écrit avec l’assentiment du magnifique Hussein.

« Le chancelier ajoute que Bacri remet cette déclaration au consul Deval pour qu’elle soit transmise au gouvernement français. »


Cela explique la colère d’Hussein qui, écrivant ensuite directement au gouvernement français pour être renseigné, ne recevait pas de réponse et s’entendait dire par Deval l’insulte rapportée par Sidi Hamdan et plus haut citée.

Le lecteur est assez intelligent, j’espère, pour voir maintenant la belle opération Bacri-Deval.

Bacri avait le consul.

Il avait eu mieux. Il avait eu Bonaparte et Talleyrand.

Cela est dit dans des pièces enregistrées le 8 août 1821 à la chancellerie du consulat d’Alger pour l’avération d’un billet de 15.000 piastres fortes dues à son défunt frère Abraham Cohen Bacri par Jacob Cohen Bacri, « chef de la nation hébraïque ».

Au billet fixant la créance et fait à Marseille en 1797 étaient jointes deux lettres de 1803, 12 décembre, Livourne, et de 1804, 5 juillet, Marseille.

L’intérêt de ces lettres, qui nous montre bien vivants les protagonistes des événements auxquels nous devons Alger, me les fait citer in extenso. Rien ne vaut tels documents pour que l’on voie une époque. Tous les commentaires — seraient-ils d’un écrivain ayant le génie d’un Michelet — pâlissent devant la lumière qui sort de telles pièces.


« Livourne, le 12 décembre 1803.
« À mon honorable frère Abraham Cohen Bacri.

« Le motif de ces lignes est pour vous faire savoir que j’ai vu par les lettres que vous m’avez écrites par l’entremise de Simon Cohen, que vous augmentiez mes peines en vous livrant à la crainte au sujet de votre argent, quoique vous ne deviez avoir aucun soupçon sous ce rapport, attendu que l’énorme somme que la nation française nous doit est suffisante pour vous satisfaire, vous et bien d’autres, et pour vous laisser un bon solde. Quant à mon compte avec ma maison et Busnach, leur capital est rentré dans leurs caisses, et s’il leur reste encore à recevoir, c’est bien peu de chose relativement à tout ce qui nous reste chez la nation (française). Pour ce qui est des intérêts je me rends à Paris, et je leur enverrai de là-bas leur compte arrêté net… Vous pouvez être certain que je ne vous ferai pas perdre votre bien, et vous l’aurez avec intérêt.

« Répondez promptement à cette lettre, afin que je sache comment je dois me régler.

« Si vous me demandez combien il reste dû par la nation, je vous apprendrai qu’elle nous reste devoir sept millions. Le Boiteux (par Boiteux Jacob Bacri désigne Talleyrand) qui est intéressé à la chose s’est donné beaucoup de mouvement pour avoir une lettre de notre maître (le dey) pour terminer l’affaire, tandis que la famille l’a abandonnée en nous écrivant de quitter, de laisser toute chose, en disant qu’elle ne demande rien !…

« J’ai reconnu maintenant son intention qui est de nous faire quitter pour se présenter et recevoir toute seule… Comment ! moi qui ai éprouvé tout le désagrément pour les recouvrer je les lui abandonnerais pour les lui laisser à elle seule ? C’est ce qu’elle ne verra pas, car je les recevrai moi-même, ou bien je m’arrangerai avec elle pour en prendre ce que je pourrai. Voici une lettre que vous remettrez à Nathan et une autre pour mon fils Joseph.

« Quant à votre affaire, vous pouvez être fort tranquille ; écrivez-moi avec soin et longuement, et faites-moi part de tout ce qui arrive ; ayez soin que Ben Salomon m’envoie le solde qu’il doit à Seguin, car Seguin s’en est prévalu sur moi ; il lui reste dû environ quatre mille cinq cents piastres, si je ne me trompe ; faites-en sorte qu’il les lui envoie en toute célérité ; non seulement je lui ai rendu service, mais il faudra encore que je paie pour lui ; si j’étais à mon aise, je lui ferais cette avance.

« Quant à Michel, soyez sûr qu’il ne sortira pas de Paris que je ne m’y sois rendu pour régler nos comptes d’Alger et terminer mon compte avec lui pour alors aller où bon lui semblera si le gouvernement le lui permet.

« Moi je suis venu ici sans passeport. Car, si j’étais allé pour prendre un passeport, on ne m’aurait pas laissé partir.

« Ô Abraham, si vous pouvez porter Nephtali à lui faire écrire une lettre par notre maître (le dey) au petit (Bonaparte) où il lui dira que l’argent réclamé par Bacri et Busnach est à lui, et qu’il le prie de le faire payer à cause de lui, et de plus qu’il n’approuve pas le premier à-compte qu’il nous a donné sur l’argent du navire et qu’il ait à nous satisfaire entièrement pour l’amour de lui. Si l’on peut avoir une lettre en ces termes on sera sûr de recevoir, et alors nous pourrons contenter les gens d’Alger sur le reste de leurs intérêts et de leurs bénéfices.

« Vous prendrez, vous et les autres, et malgré cela il restera encore beaucoup.

« Quoi qu’il ne doive vous en rien coûter, dites-leur que, s’ils attendent de recevoir par eux-mêmes, par l’entremise de notre maître (le dey) ou par celle d’autrui, j’en jure par notre prophète Moïse qu’ils ne retireront pis un sol ; car, si le Boiteux n’était pas dans ma main, je ne compterais ni sur la lettre de mon maître, ni sur aucune autre chose, parce que le Petit n’aime pas qu’il lui soit rien demandé avec force, mais il veut que les demandes soient présentées avec douceur.

« Je vous promets que je ne demeurerai pas deux mois à Paris et que je me rendrai à Marseille, que j’aie reçu l’argent ou non.

« Vous pouvez engager Nephtali en mon nom pour qu’il me fasse cette faveur ; que, s’ils prennent d’autres moyens, l’affaire de la nation française ira tout de travers… »

« Marseille, le 5 juillet 1801
par la voie d’Alicante et de Mayorque.
« À mon honorable frère Abraham Cohen Bacri.

« J’ai reçu vos deux chères lettres, desquelles j’ai appris que vous étiez en bonne santé. J’ai reçu également la lettre de Michel et je l’ai remise à son adresse. Par les lettres que j’ai écrites à notre aîné vous serez informé de tout ce que je lui ai mandé. Je suis réconcilié avec Michel, mais nous n’avons pas arrêté nos comptes ; cependant je suis occupé à les terminer et j’attends le règlement pour attaquer Gozlan en justice de façon à ne pas lui laisser la chemise qu’il a sur le corps ; mais je m’arrangerai avec Michel comme Dieu en décidera pour ne pas en venir à de plus longues discussions. Il paraît que Michel a retiré sa confiance de Gozlan qui l’a trompé en le volant indignement. Il s’est aperçu de tout.

« Ô Abraham ! Le paiement que l’on m’a fait de la somme de douze cent mille francs, moins les frais de recette qui ne sont pas déduits, a été accordé moitié par rapport au navire et l’autre moitié à-compte de ce qui m’est dû. De laquelle somme totale Michel a pris le tiers, et les deux tiers me sont restés soit à compte de ce qui m’est dû comme à cause de la valeur du navire. Si vous voyez que ma maison ne veuille pas faciliter ma réclamation auprès de la nation (française) alors tant elle que la maison Busnach seront obligés de nous rembourser à raison de 75 pour 100 l’intérêt que vous avez sur le navire et qui est de quinze mille piastres fortes. Mais si elle veut faciliter les réclamations de la nation, je vous engage à ne faire aucune démarche à ce sujet, car vous serez satisfait entièrement à la première somme que je recevrai. C’est une faveur que je vous prie de me faire et je vous recommande de ne point vous relâcher sur cela. Je désire que vous me procuriez aussi une lettre de Nephtali et de ma maison, adressée à Michel, où il lui sera recommandé de me laisser terminer avec Gozlan les comptes que nous avons ensemble et de ne point se mêler de nos affaires. Je vous recommande ma famille et celle de Busnach et engagez celle-ci à envoyer de quoi payer toutes les dettes de Michel pour extirper la rapine de Gozlan qui n’était pas content de recevoir six mille francs par mois pour procurer de l’argent à Michel. Ayez soin de la famille et faites qu’elle termine les affaires de la nation pour qu’elle ne les laisse pas attachées. C’est votre intérêt et le leur. Car autrement, j’en jure par notre prophète Moïse, on n’en retirera pas un sol. Dieu nous consolera de la perte de cet argent. Écrivez-moi toujours en me faisant savoir ce qu’il y aura de nouveau. Je vous salue. »


Destinées glorieuses de la France civilisatrice !

Hussein, ancien marchand de grains, devient dey d’Alger. Il continue son commerce avec les Bacri, les Busnach pour courtiers, et les correspondants européens de ces juifs d’Alger. Il est en affaires avec la nation française. Ladite nation lui doit de l’argent. Le souple génie de Jacob Bacri durant des années embrouille l’affaire ; créances des deys précédents, créances du dey actuel, créances des maisons Busnach et Bacri, tout cela fait l’affaire internationale, bien dans les mœurs de l’époque ; les maisons, les familles d’Alger en sont ; le consul en est ; les gens de Marseille, de Livourne en sont ; Toulon y trempe ; il y a des créances Aguillon ; Jacob va d’Alger en Italie, à Paris ; il a Talleyrand dans la main ; il présente à Bonaparte ses demandes en douceur… la confiture de roses de l’Oriental ; il achète, il donne, il promet, on lui ouvre la Caisse d’escompte ; il a un courtier d’usuriers qu’il paie six mille francs par mois ; et quand il faut en cette bouffonne, en cette sinistre aventure montrer le dey, l’homme du dey, on promène Simon Aboucaya dans les bureaux de ministère, à Tivoli… quand il faut des lettres du dey, le consul Deval enregistre les « diplômes » dont j’ai donné l’échantillon…

Et quand, après des années, la comédie est jouée, que la France a versé quelques millions, que les millions sont partagés, que les prêteurs qui ont permis d’acheter Talleyrand, de donner quelques douceurs à Bonaparte, sont remboursés, que le dey réclame, proteste, veut son argent, pour le faire taire, M. Deval l’insulte et M. de Bourmont prend Alger…

Le nom de Jacob Cohen Bacri, j’en atteste les glorieux destins de ma nation de héros, doit être

plaqué en lettres d’or au fronton des palais consulaires d’Algérie ; sa statue, la gloire civilisatrice de mon pays d’apôtres l’exige au milieu de la place du Gouvernement à Alger.

Jacob Cohen Bacri, chef de la nation hébraïque, je salue ta mémoire… Aux Enfers où tu fais des comptes avec Talleyrand, lorsque Jules Ferry vous y vint retrouver, ce dut être jolis rires entre vous, surtout si le Deval y amena le Bonaparte et que vous ayez parlé de la mission providentielle et civilisatrice de M. de Bourmont en Alger…