La Vérité sur l’Algérie/05/03


CHAPITRE III

L’affaire Bacri-Deval… et compagnie.


Je n’ai jamais compris que les Européens d’Algérie soient les ennemis des juifs de ce pays. On chasse les Israélites de ce magnifique palais consulaire qui, près de la mosquée du port, près du passé, marque, lourde masse, l’état nouveau.

Lorsque les Algériens y inscriront comme en un Panthéon les grands noms de la conquête, à la première ligne, en tête, ils devront mettre celui de Bacri. L’Algérie est folle de ne pas aimer le juif. C’est au juif Bacri qu’elle doit d’être colonie française. Sans le juif Bacri, c’est Mehemet Ali qui serait venu châtier le dey et l’Afrique du Nord serait un grand État musulman allié de la France.

Il est ridicule de dire « si », d’écrire « si ». Quand chez moi j’entends ma femme dire « si on avait fait ceci, si on avait fait cela », j’ai toujours envie de répondre par une phrase des charretiers de mon pays, bien jolie, mais, hélas ! trop grossière pour mon répertoire de citoyen poli… « Si » ne devrait jamais être employé par un homme sérieux. Tout de même… pour vous distraire… un instant remontez dans le passé. Imaginez Mehemet Ali prenant Alger. Le pacha d’Égypte avec nous, contre le sultan de Turquie établissant d’Alexandrie à Tanger un empire musulman… à cet empire musulman nos savants, nos capitalistes donnant la vie, la force ; et notre diplomatie marchant avec ça… Rêve éblouissant. France riche, puissante ; et quelle paix ! quels progrès au monde !…

Oui… mais il y avait l’émancipation des juifs et l’affaire Bacri.

Elle est aujourd’hui bien oubliée ; on se rappelle seulement que M. de Laborde, lors des discussions relatives à l’expédition, s’écria : « Cette guerre est-elle juste ? Non. On vole le dey. Il réclame. Il se plaint. Et on le tue. » Cela est demeuré non pas à l’honneur, mais à la confusion de ce parlementaire d’opposition. C’est pour railler les adversaires du projet d’expédition qu’on rappelle ce fait. Celui des vols auquel il faisait allusion est oublié. L’affaire Bacri n’existe plus. Ne reste que la victoire civilisatrice de la France, et la mauvaise âme de ceux qui s’y opposaient, des mauvais Français ou des sots, que l’on flétrit ou dont on se moque. Voilà l’état d’esprit.

Depuis quatre années que je travaille plus spécialement à cet ouvrage, en des centaines de conversations j’ai amené le propos. Ce fut toujours ce que je viens d’écrire.

Les livres classiques ne peuvent cependant ignorer l’affaire Bacri. Mais ils glissent, ils n’appuient pas, ils escamotent.

Voici dans Wahl :


« L’affaire Bacri, plus que tout le reste, tenait au cœur du dey. Bacri et Busnach, deux juifs algériens, avaient fait au Directoire d’importantes fournitures de blé qui n’avaient pas été payées intégralement ; l’Empire donna quelques acomptes ; en 1819, la créance fut réglée à sept millions, mais la convention, alors conclue, réserva expressément les droits des Français dont Busnach et Bacri étaient les débiteurs ; des oppositions se produisirent et une partie de la somme fut retenue en attendant la décision des tribunaux. Hussein, qui avait de gros intérêts dans l’affaire et qui n’entendait rien aux formes compliquées de la justice française, s’indignait de ces lenteurs. Il se croyait victime d’une intrigue ourdie contre lui par le consul Deval. Il s’adressa directement au gouvernement du roi, réclama les deux millions et demi qui lui étaient dus, ajoutant que les ayants-droit n’auraient qu’à se présenter ensuite devant son tribunal pour obtenir justice. Il ne reçut pas de réponse et ce silence lui parut un outrage.

« Dans son audience solennelle du 27 avril 1827, le consul s’étant présenté devant lui, il l’interpella avec vivacité. L’autre, qui s’exprimait bien en langue turque, répondit sur le même ton. Le dey, furieux, le frappa de son éventail et le chassa de sa présence. Un consul plus prudent et plus digne n’aurait pas provoqué une pareille scène ; mais Deval représentait la France. Il fallait une réparation. »


La scène du coup d’éventail n’a pas toujours été racontée de la sorte.

Galibert écrit :


« D’après le Maure Sidi Hamdan, la réponse de M. Deval fut on ne peut plus insultante. « Mon gouvernement, aurait-il dit, ne daigne pas répondre à un homme comme vous. » Ces paroles, prononcées en présence de toute sa cour, froissèrent tellement l’amour-propre d’Hussein qu’il ne put maîtriser un mouvement de colère et lui donna un coup d’éventail. »


Ainsi vous voyez que dans les événements fortuits apparaît une volonté, celle de Deval, le consul qui, pendant que d’autres intriguent à Paris, comme de Bourmont, brouille en Alger les cartes et est responsable du coup d’éventail autant que le dey.

Henri Martin n’est pas tendre pour ce Deval :


« La France, depuis la Restauration, était assez mal représentée à Alger. Notre consul ne tenait pas une conduite et ne gardait pas une attitude de nature à se faire respecter. »


Galibert en dit :


« M. Deval, né dans le Levant, connaissant la langue turque et les usages des Orientaux, fut nommé consul général à cette résidence en 1815. Il avait exercé, pendant plusieurs années, les fonctions de drogman à Péra et y avait contracté l’habitude de ces formes souples et obséquieuses que les autorités musulmanes exigent toujours des agents inférieurs. Ainsi il avait consenti, sans faire d’objections, à ce que la redevance de la Compagnie d’Afrique fût portée de 60.000 à 200.000 francs. »


Doux Galibert ! Il appelle cela de la faiblesse. J’ai très patiemment lu les pièces du consulat général de France en Alger. Beaucoup de liasses de papiers inédits ainsi que les pièces publiées. Et il en apparaît très nettement que, suivant la loi de l’époque, Deval se servait de son consulat comme d’une maison de commerce, marchant tantôt avec, tantôt contre le dey. Le bougre ne se refusait même pas les enlèvements de mineurs et de mineures. Il y a une histoire d’enfant espagnol qui ferait le plus curieux scénario de roman… Le dey, qui connaissait bien Deval, ne se trompait point lorsqu’il l’accusait de complot pour voler « son bienfaiteur ».