La Vérité sur l’Algérie/05/05

Librairie Universelle (p. 90-96).


CHAPITRE V

Le fait « business », « fourbi », « affaire » à bénéfices particuliers fut, est, sera toujours le fait déterminant de toute entreprise nationale quelconque dans les sociétés individualistes à régime capitaliste. À l’époque de la conquête d’Alger cela choquait moins qu’aujourd’hui. D’abord impopulaire, la conquête devint populaire aussitôt qu’on y vit la bonne affaire pour tous.


Toute l’histoire est à refaire. Le dessein de Dieu, longtemps, en fut… mettons le « pivot », pour parler le langage d’Étienne, élève de Tirard l’horloger. Ce fut ensuite la volonté du souverain.

D’autres virent, après, les grands intérêts collectifs créant les « aspirations » des nations. Il y a de cela. Oui, sans doute. La volonté de Dieu montrée par le chef. Puis la volonté du chef devenu divin montrée par ses ministres. Puis le divin cédant au terrestre, la volonté du peuple montrée par ses représentants redevenant quelque chose de divin… etc…

Mais la cause déterminante, la cause effective de tout… celle qui fait les votes, les décrets, celle qui met en marche les armées, c’est toujours la petite affaire, la petite combinaison de quelques intrigants ; et dans cette petite affaire, dans cette petite combinaison, chez tous les peuples, chez tous les gouvernements, depuis un siècle il y a du juif.

Pour la conquête d’Alger vous connaissez maintenant la combinaison Bacri. C’est ce que M. P. Leroy-Beaulieu appelle « les événements fortuits », M. Reclus la « force des choses », M. Rambaud « l’instinct sûr » de notre nation ; le clergé algérien « la vue providentielle », etc…, etc…

On savait en France, en 1830, que la conquête d’Algérie était une affaire. On n’en voulut point aussi longtemps que l’on crut que l’affaire n’intéressait qu’un petit groupe. L’armée n’en voulait pas. Le Parlement protestait. Les classes libérales n’étaient pas contentes. Le peuple demandait qu’on lui « fichât » la paix. J’ai lu les journaux et les brochures du temps, les débats du Parlement, des corps savants… etc… tout ce en quoi nous pouvons chercher le caractère de l’opinion d’une époque. Ce fut exactement ce que vous savez pour le Tonkin, pour la Tunisie, pour Madagascar. On voit l’affaire de quelques-uns, d’un groupe, et tout le monde proteste… sauf le groupe, naturellement… puis, suivant que l’affaire s’étend, s’élargit, fait tache d’huile, que le nombre des intéressés — d’une façon quelconque — augmente, le nombre des protestations diminue. La popularité suit l’impopularité sans nul souci de l’intérêt du pays. Les intérêts peuvent être satisfaits aux dépens ou au bénéfice du pays, cela n’est point la question. Il y a là un phénomène social dont les phases mathématiquement s’enchaînent.

C’est l’action militaire qui frappa tout d’abord le pays, et la première idée qui s’imposa fut celle non des coups à donner, mais des coups à recevoir. Elle était désagréable. Ceux qu’on avait reçus dans la débâcle impériale cuisaient encore. On avait beaucoup plus vif le souvenir des piles subies que celui des batailles gagnées. Waterloo n’était pas encore devenu la gloire nationale que nous en avons faite depuis. Nous étions encore trop près des réalités. La guerre nous faisait peur, car nous savions ce qu’elle nous coûtait. L’idée de guerre était impopulaire partout. C’est pourquoi Charles X avait songé, en souverain prudent, à confier le soin de l’expédition contre Alger à Mehemet Ali. Pour rendre populaire cette guerre, un travail psychique très curieux se fit, qui procédait, chez les masses, des mêmes appétits de bénéfices que chez M. de Bourmont et les associés des Bacri-Deval et Cie.

Après l’idée des coups qu’on reçoit à la guerre, amenée par la connaissance de l’affaire Bacri, vint l’idée des bénéfices qu’on fait à la guerre et du butin qu’on en rapporte.

C’était, souvenez-vous-en, l’époque où se consolidaient les fortunes de la noblesse militaire impériale qui avaient échappé à la débâcle du régime napoléonien. Ces fortunes, dotations, pensions, revenus, domaines, collections, titres, tableaux, tout cela venait du butin de guerre. La nouvelle noblesse militaire impériale qui reprenait pied dans la société et faisait figure dans le monde n’était riche que parce que les fondateurs de ces maisons avaient pillé à la guerre, avaient, en suite de leurs victoires, reçu de l’argent du souverain ou pris eux-mêmes de l’argent aux vaincus. L’ancienne noblesse, principalement celle qui avait beaucoup perdu et n’avait pas encore regagné, après la première révolte contre le scandale Bacri, contre l’immoralité de l’expédition d’Alger, y voyant son intérêt, ne tarda point à y trouver celui de la France et la gloire, et l’humanité, et tout le reste…

Et tous ceux qui eurent l’espoir de faire partie de l’expédition et de l’occupation et des expéditions qui devaient suivre, une foule de gens, par eux, par leurs familles, par leurs relations, leurs amis, désirèrent, voulurent la guerre… et du butin… À l’idée de guerre, il faut bien s’en pénétrer, si l’on veut comprendre l’époque, était liée l’idée de butin. Ne protestez point. Rappelez-vous l’expédition de Chine et M. Frey.

Affaire pour les gens qui l’imposaient au pays, l’expédition d’Alger devenait une affaire pour les soldats qui la réalisaient. Je ne veux même point, si cela vous gêne, parler des pillages individuels, du butin personnel. Nous ne rappellerons que ce que personne ne peut nier. On a démenti le pillage de la Kasbah, on a prétendu que nos soldats vainqueurs avaient scrupuleusement respecté la personne et les biens des vaincus. On a fait des guerriers qui avaient pris Alger, après le combat, des saints. Pas de femmes violées. Pas d’adolescents trop brutalement caressés. Pas de coffres brisés… Rien… Rien… Tous les excès commis le furent par les Algériens eux-mêmes. C’est entendu. Je veux bien.

Le sac d’Alger est une légende comme celui du palais d’Été, comme celui de Hué, comme celui de Péking… et tant d’autres. C’est entendu ; de même que toutes les chinoiseries qui font l’orgueil des bonnes maisons de l’Empire et de la République, toutes les « araberies » qui ont brillé dans les familles de la monarchie restaurée furent payées à deniers comptants par les héros qui les rapportèrent « en souvenir » chez eux. Ne chagrinons personne, ils sont trop, ceux que cela ennuierait de penser que la « relique » n’est en réalité qu’une « pièce à conviction ». Il reste si peu de maisons où je puisse aller que cela me les fermerait toutes. Admettons, admettons. Pas un seul des héros des expéditions d’Algérie ne vola quoi que ce fût nulle part…

Cela n’empêche pas que cette guerre ne fut officiellement considérée comme une affaire… et je le répète… c’était les mœurs de l’époque. Il n’y faut voir ni insulte ni reproche pour les héros. Ils étaient de leur temps. La sottise consisterait à les vouloir du nôtre. Le général en chef proposa au gouvernement de donner sur les bénéfices nationaux de la prise d’Alger les sommes suivantes à l’armée : 24.000 francs aux lieutenants généraux ; 16.000 francs aux maréchaux de camp ; 8.000 francs aux colonels ; 6.000 francs aux lieutenants-colonels ; 4.000 francs aux chefs de bataillon ; trois mois de solde à tous les autres.

Mais, à Paris, on était, paraît-il, trop occupé… on ne répondit pas. Les lettres qui vinrent demandaient seulement que M. de Bourmont envoyât des chameaux pour expérimenter l’acclimatement « du vaisseau du désert » sur les sables des Landes. Pendant que M. de Polignac pensait à la Charte, que M. de Bourmont pensait à ses soldats, il y avait dans les bureaux de l’administration centrale un homme des Landes qui pensait, lui,… aux Landes. C’est funambulesque. Mais c’est comme cela. Dans le désarroi de Paris et d’Alger un seul homme ne perdait pas la tête. La révolution menaçait Paris. Les vainqueurs d’Alger demandaient quoi faire de la conquête et priaient qu’au moins on les payât de leur part. La France était en émoi… « Envoyez-nous des chameaux pour que les gens des Landes montent dessus et ne se fatiguent plus à courir les sables sur des échasses… » Voilà l’instruction que le ministère adressait au conquérant.

L’armée n’était pas contente. Un des écrivains qui prétendent qu’elle n’obéissait « … qu’à ces sentiments de gloire et d’honneur qui sont si puissants sur l’esprit français et qui ont toujours été le principal mobile de nos conquêtes… », Galibert, ne peut s’empêcher de le constater :


« Les projets de distribution avaient circulé dans l’armée, et comme ils ne se réalisaient pas, de sourdes rumeurs s’élevèrent contre le général en chef et les habitants de la Kasbah. La mauvaise humeur des militaires dont les espérances avaient été déçues les disposait au soupçon ; beaucoup de ceux qui campaient hors des murs d’Alger s’imaginaient qu’une pluie d’or tombait sur les hôtes du quartier général et, dans les lettres qu’ils écrivaient en France, ils faisaient part à leurs parents, à leurs amis, de leurs craintes, de leurs suppositions. »


C’est bien cela qui rendit populaire la guerre d’Afrique. « Il y a de la goutte à boire là-haut ! » dit la sonnerie de la charge. Il y avait de la goutte à boire en Afrique. Pour tout le monde. Pour le militaire. Pour le civil. Pour le soldat. Pour le colon. Fortune. Mirage. Hélas ! voulez-vous savoir quel est le premier Français qui fit faillite ? C’est un restaurateur qui, après avoir fait quelques mois de crédit aux frères d’armes victorieux, sur ses fourneaux, dans ses casseroles, déposa son tablier et son bilan. Son histoire est aux archives du consulat général, lequel fonctionna pendant les premiers temps de l’occupation.

Et, si vous croyez que j’exagère l’idée « affaire » dans la conquête, méditez ceci, que Rovigo demandant une indemnité à la Restauration fut nommé gouverneur.

C’était la « compensation », c’était le moyen donné de faire ou de rétablir une fortune. C’est la vieille idée romaine, barbare, espagnole de l’utilisation privée des conquêtes. Nous l’avons eue longtemps… Je ne dis pas que nous ne l’avons plus.