La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 27


La Transylvanie et ses habitants
Imprimeurs-unis (Tome IIp. 217-241).
chapitre XXVII.
Bonyha. — Héviz. — Küküllövár. — Bethlen-Szent-Miklós. — Le compte Nicolas Bethlen. — Ses Mémoires. — De quelques ouvrages écrits en français par des Hongrois. — Les Français de l’Orient.

L’hospitalité hongroise est proverbiale. Le temps n’est plus où un seigneur fameux guettait les passants du haut de son habitation, et les forçait de venir s’arrêter chez lui. Mais il est encore exact de dire, aujourd’hui comme au temps passé, qu’on voyage en Hongrie sans connaître les auberges. Il m’est souvent arrivé en Transylvanie, où les mœurs hongroises se conserveront plus long-temps, d’user malgré moi de cette hospitalité d’une façon fort naturelle, disait-on, mais qui me semblait toujours quelque peu indiscrète. Je raconterai à ce sujet mon entrée à Bonyha.

J’étais parti un peu tard de Vásárhely, dont ce village est assez éloigné, en sorte que je n’y arrivai que fort avant dans la nuit. Je croyais bonnement qu’il ne m’était plus permis à cette heure indue de me présenter chez le seigneur, et je donnai ordre qu’on me conduisit dans l'auberge, quelque mauvaise qu’elle fût. Après avoir manifesté ainsi mes intentions, je m’enfonçai dans la voiture, ne doutant pas que je serais ponctuellement obéi. Mais le drôle qui m’avait écouté connaissait son métier de serviteur hongrois. Il pensa probablement que je perdais la raison et trouva plus sensé d’agir comme il l’entendrait. En conséquence il alla réveiller les domestiques du château, qui savaient aussi leur rôle, et fit ouvrir les portes, pendant que je sommeillais le plus innocemment du monde. Quand je me réveillai je trouvai une chambre prête et un souper servi. Le lendemain les maîtres du logis apprirent que pendant la nuit il était venu deux hôtes, dont un leur était parfaitement inconnu.

Bonyha, l’un des domaines des Bethlen, contient deux châteaux du 16e siècle. Celui où j’entrai de nuit, au pas, et presque de force, comme un prisonnier d’autrefois, a conservé ses tours et ses fossés intacts. En 1709 le prince Rakotzi y assiégeait encore un colonel autrichien.

Qui pourrait raconter les luttes qui se sont engagées dans ces défilés ? Les forteresses s’y élevaient pour ainsi dire d’elles-mêmes. Çà et là le sol est couvert de ruines : ailleurs on ne reconnaît plus aucune trace. C’est d’abord le château de Bolya, puis celui de Radnoth, puis Bodola, Also Rákos, et tant d’autres dont on retrouve les noms dans les chroniques. Les lieux en apparence les plus insignifiants ont également leur histoire. Le petit village de Nien, par exemple, que l’on traverse sans y porter attention, fut un des points où les Mongols se retranchèrent dans la grande invasion de 1243.

Il faut noter encore Héviz, qui s’est élevé sur les ruines d’une colonie romaine. On y a trouvé des restes de constructions, beaucoup d’armes et de monnaies. Les inscriptions qui ont été découvertes, ainsi que le voisinage de plusieurs sources chaudes, donnent à croire que là était située la Colonia Aquarum Vivarum. Le nom hongrois Hév viz, qui signifie « eau chaude », rappelle l’ancienne dénomination.

Le château de Küküllövár, situé sur la rivière qui donne son nom au comitat, remonte au 14e siècle. Il consiste, suivant la règle, en un édifice carré flanqué de bastions et ceint d’un fossé. Non loin de là s’élevait jadis un fort, dont le souvenir seul est resté, et qui précéda le château actuel. Küküllövár prit de l’importance sous Louis Ier. L’historien Bonfinio a consigné le nom du gouverneur qui y commandait en 1352, Pierre Veres. Deux siècles après, le roi Mathias le donnait au prince de Moldavie avec la forteresse de Csicso, dont j’aurai bientôt occasion de parler.

De tous les édifices historiques qui peuplent cette partie de la Transylvanie, celui qui devait intéresser le plus un Français, c’était, sans contredit, le château de Bethlen-Szent-Miklós. Jusqu’au 17e siècle il n’y avait là sans doute qu’un bon vieux donjon garni de tours, qui servait d’habitation aux seigneurs. Un jour une part de la propriété tombe entre les mains d’un jeune homme, le comte Nicolas Bethlen, qui revenait de France. Celui-ci, en dépit des usages, construit une maison ouverte, avec de beaux jardins, au grand scandale de tous. Mais laissons-le raconter lui-même cette révolution.

«… Mon père ne m’eut pas plus tôt abandonné ma part dans cette terre, que je formai le dessein d’y bâtir un château de plaisance dans le goût des Français, et dont j’avais formé le dessein étant en France, sans savoir cependant où je le placerais. Je fis donc construire un grand corps de logis de pierre, avec un vestibule dans le milieu et deux appartements aux deux côtés, avec un grand jardin que je fis dessiner en face ; et, comme le terrain me le permettait, je fis creuser des fossés tout autour remplis de l’eau que je tirai du ruisseau qui séparait le terrain de mon oncle d’avec le mien ; enfin, la situation de ce château se trouva si heureuse, que, de quelque côté que l’on fût, on jouissait d’une vue assez agréable et fort diversifiée. J’avais aussi pratiqué une avant-cour pour mettre les offices et les écuries dans la même enceinte des fossés. Le tout fut bien contrôlé par nos Transylvains, à qui une pareille façon de bâtir était très inconnue, leur maxime au contraire étant plutôt de se tenir clos et couverts que de se pratiquer des vues agréables et satisfaisantes.

» Ils jouissaient néanmoins avec plaisir du fruit de mes travaux lorsqu’ils venaient passer quelques jours chez moi, où je ne leur épargnais ni la bonne chère ni l’abondance du vin, aux conditions cependant que j’avais établies, que tout le monde jouirait d’une parfaite liberté. J’avais à la vérité beaucoup de part à cette condition que j’avais imposée, beaucoup plus convenable à mon tempérament et à mon inclination, qui s’était bien fortifiée pendant mon séjour en France, où j’avais goûté la manière de tenir table, beaucoup plus gracieuse que celle de Transylvanie. Je procurais aussi à ma nouvelle épouse le plus souvent qu’il m’était possible la visite des dames les plus voisines, qu’elle régalait aussi familièrement et aussi souvent qu’elle en trouvait l’occasion. Cette façon de vivre fut aussi bien contrôlée que tout le reste dans les commencements, les nobles de Transylvanie tenant ordinairement leurs femmes très renfermées et ne les occupant qu’à l’économie de leurs maisons et de leurs biens, de façon que l’on disait communément dans le pays que mon château et ma manière de vivre étaient l’école des Français. Quelques uns néanmoins de nos principaux seigneurs s’y accoutumèrent insensiblement et firent de même ; ce qui formait entre nous une société plus intime, et que nous préférions à toutes les autres. »

Le château du comte Bethlen est resté tel qu’il l’a élevé, à l’extérieur du moins. J’aurais aimé me promener dans les chambres où se tenait l’école des Français, et retrouver à quatre cents lieues de mon pays un reflet de l’ancienne France. Mais, habitué aux désenchantements, je me contentai de faire à distance le tour de Szent-Miklós. Bien m’en prit. On me dit au retour qu’un propriétaire ingénieux y mettait son foin. Je n’eus d’autre consolation que de voir plus loin quelques sièges en cuir de Hongrie, qui faisaient autrefois partie de l’ameublement, et qui sans doute avaient été fabriqués d’après des modèles de Versailles.

Cet aimable novateur, qui introduisit en Hongrie les mœurs françaises, mérite bien une mention de notre part. D’ailleurs, j’ai plus d’une fois cité ses Mémoires. Il est juste de parler de lui et de son livre.

Le comte Nicolas Bethlen naquit à cette époque où les Turcs et les Impériaux se disputaient avec le plus d’ardeur la possession de la Transylvanie. Ses premières années s’écoulèrent dans un château fortifié, où il reçut l’éducation qu’on donnait alors aux gentilshommes hongrois. Il apprit le latin, l’allemand et le turc, et se perfectionna dans le manîment des armes et l’exercice du cheval. Il fut nécessairement engagé dans les troubles qui désolèrent son pays, ce qui ne l’empêcha pas de se prendre d’une fort belle passion pour la princesse de Transylvanie. Il l’avait connue et aimée avant qu’elle montât sur le trône, et s’était flatté de l’espoir d’obtenir sa main. Le sort voulut que la princesse se remariât plusieurs fois, et qu’au moment de ses veuvages notre amoureux fût toujours éloigné d’elle, en sorte qu’il arrivait régulièrement quand un nouveau mariage était consommé. La dame trouvait chaque fois de fort belles excuses, et, soit amour propre, soit indulgence, elles semblaient assez raisonnables à celui qui les écoutait. Malgré son peu de succès, le jeune Bethlen remplissait consciencieusement tous ses devoirs de chevalier et bravait pour elle toutes sortes de dangers, en amant bien épris. Ainsi, lorsqu’il apprend le meurtre du prince Bartsay, le voilà qui part hardiment pour porter à la veuve ses tendres consolations, sans songer que le pays est inondé de Tatars.

« Je n’étais pas encore informé de la marche de ces barbares, dit-il, lorsque dans ma retraite j’appris le cruel assassinat de l’infortuné Bartsay ; ce qui me détermina sur-le-champ à voler au secours de la princesse, sans en rien communiquer à mon père. Je partis précipitamment, accompagné seulement d’un gentilhomme de nos voisins, nommé Patko, et fort attaché à notre maison. Nous nous mîmes en chemin sans autre escorte, en quoi j’avoue qu’il y avait beaucoup d’imprudence, puisque du lieu d’où nous partions pour nous rendre auprès de cette princesse il y avait près de huit lieues de Transylvanie, qui en valent près de vingt de celles de France.

» Nous passâmes par une ville hongroise assez grande et fort peuplée, mais qui n’est ni entourée de murailles ni fortifiée, comme le reste des villes de la Transylvanie hongroise. Nous y fîmes repaître nos chevaux, et nous en partîmes pour nous rendre à Bistricz, d’où nous espérions nous rendre de bonne heure au château de Görgény. Mais ma mauvaise étoile nous fit tomber dans un gros de Tatars qui commençaient à faire leurs courses de ce côté là. Nous nous en vîmes entourée en un instant, sans pouvoir nous échapper d’aucun côté. Ces barbares, nous ayant liés et garottés sur nos chevaux, nous emmenèrent vers le coucher du soleil dans une profonde forêt, qu’ils avaient choisie pour leur retraite pendant la nuit ; nous fûmes obligés de les suivre avec toute la tristesse qu’il est facile de concevoir. Lorsque nous fûmes arrivés, ils nous lièrent dos à dos, Patko et moi, de doubles cordes qu’ils portent ordinairement pour s’assurer de leurs captifs ; et, outre celles qui nous serraient très fort les bras, ils nous en mirent d’autres au dessus des genoux qui ne nous serraient pas moins, en sorte que nous ne pouvions nous remuer d’aucune façon.

» Dans ce triste état nous vîmes nos Tatars égorger un bœuf qu’ils avaient pris dans la campagne, et, après l’avoir dépouillé de sa peau, ils le coupèrent par morceaux qu’ils distribuèrent entre eux ; et, ayant fait de grands feux, ils en firent rôtir la viande sur les charbons. Quand elle fut à moitié cuite, ils la mangèrent sans pain et sans sauce, et se rafraîchirent avec de l’eau dont ils avaient fait provision dans de grosses bouteilles de bois, enduites de cire par dedans, et qu’ils portent toujours avec eux à l’arçon de leurs selles. Ces honnêtes gens eurent la bonté de nous offrir de leurs mets ; mais notre triste situation nous avait totalement ôté l’appétit, et d’ailleurs ce n’était pas là notre manière de vivre. Quant à leurs chevaux, ils leur ôtent la selle et la bride, et les laissent en liberté paître l’herbe qu’ils peuvent trouver ou les feuilles d’arbres qu’ils rencontrent. Quand ils eurent donc fini leur repas, ils s’accroupirent autour de leurs feux dans la posture que les enfants tiennent, à ce que l’on dit, dans le sein de leurs mères, et s’endormirent d’un profond sommeil. Ce spectacle, joint à l’horreur d’une nuit très obscure, le lieu dans lequel il se passait, et notre malheureuse situation, nous avaient fait garder un profond silence, et nous mettaient hors d’état de penser à ce que nous allions devenir.

» Patko cependant, qui connaissait bien mieux que moi le caractère de ces barbares, puisqu’il avait été pendant trois ans parmi eux et du nombre de leurs prisonniers, dans la déroute du prince Rákótzi en Pologne, et conduit en Crimée, rompit enfin le silence, et me dit lorsqu’il les vit endormis : « Ces Tatars vont dormir pendant quatre ou cinq heures sans s’éveiller ; ce profond sommeil leur étant procuré par la grande fatigue qu’ils essuient pendant la journée. Si j’avais un couteau, continua-t-il, je vous mettrais bientôt en liberté. Je lui dis que je n’en avais point. J’en ai bien deux, me répondit-il, dans une gaîne que j’ai mise dans une de mes bottines ; mais je ne puis y atteindre, garrotté comme nous sommes. »

» C’est la coutume de tous les cavaliers hongrois de porter, passée dans leur ceinture, une double gaîne où ils mettent deux couteaux et une fourchette à deux fourchons, dont ils se servent très adroitement pour couper leurs viandes quand ils sont à table. Patko, qui était plus grand et plus gros que moi, ne pouvant pas atteindre jusqu’à sa bottine pour en tirer cette gaîne, me pria d’essayer si je ne pourrais pas la tirer de mon côté. Je fis donc des efforts malgré la douleur que me causaient les cordes dont j’étais lié, et qui étaient, comme je viens de le dire, fort serrées. Enfin, supportant cette douleur avec toute la constance dont je fus capable, je parvins à porter ma main jusque dans sa bottine, et je fus assez heureux pour en tirer cette gaîne fortunée avec les couteaux qui devaient bientôt nous procurer notre liberté. Patko prit bien vite un des couteaux, dont il coupa aussitôt nos liens. Cette opération ne fut pas plus tôt faite, que je crus qu’il ne songerait, aussi bien que moi, qu’à prendre la fuite au plus vite ; mais ayant aperçu une épée longue et fort raide, que nos Tatars portent d’ordinaire sous leur cuisse lorsqu’ils sont à cheval, et dont ils se servent pour frapper par derrière leurs ennemis, quand ils les peuvent joindre, il la saisit, et, sans m’en rien dire, il en perça le dos du Tatar qui nous avait pris, et lui porta le coup avec tant de violence, qu’il le traversa d’outre en outre, et le cloua, pour ainsi dire, contre terre.

» Je vous avoue que cette action me fit frémir, et j’en tremble encore toutes les fois que je me la rappelle : mais il me dit que ces barbares dormaient d’un si profond sommeil, que rien ne pouvait les éveiller. Il est sûr que celui-là ne se réveilla jamais ; Patko prit son sabre, et une manière de gibecière qui y est ordinairement attachée. Ces espèces de gibecière sont communément divisées en deux parties : dans l’une ils serrent deux chemises et deux cravates, et dans l’autre ils mettent de la viande froide, qui est le plus souvent une poule entière, enveloppée dans une serviette. Outre cela ils ont toujours une longue boîte de fer-blanc, où sont plusieurs séparations, et où ils mettent leurs provisions de sel et de toutes sortes d’épices, dont ils assaisonnent leurs viandes, qu’ils aiment extrêmement relevées, ce qui les provoque à boire souvent et largement, lorsqu’ils se trouvent à portée de le faire. Patko s’étant donc muni de toutes ces choses, nous ne songeâmes plus qu’à sortir de la forêt où nous étions. Un beau clair de lune qui survint favorisa notre retraite si heureusement, qu’après deux heures de marche nous nous trouvâmes dans une plaine qui nous aida beaucoup à nous orienter, aussi bien que l’aurore, que nous vîmes paraître. Nous nous déterminâmes à prendre un chemin que nous crûmes être celui de la ville de Bistritz, où nous aurions été hors de danger. Mais le sort ne nous fut pas assez favorable pour nous permettre de nous y rendre.

» Nous n’avions pas marché encore dans cette plaine pendant une heure, que nous entendîmes le bruit que faisaient les Tatars en sortant de la forêt, ce qui nous donna une frayeur trop bien fondée par l’impuissance où nous étions de trouver un asyle. Il fallut cependant faire de nécessité vertu, et chercher notre salut dans un grand étang qui se trouvait sur notre chemin. Nous résolûmes d’y entrer, et nous nous enfonçâmes dans l’eau jusqu’au cou, à l’abri des roseaux qui nous entouraient, n’ayant précisément que la tête hors de l’eau : encore Patko nous la couvrit-il avec des roseaux qu’il coupa, afin que nous ne fussions pas aperçus. Cette précaution était d’autant plus nécessaire, que les Tatars vinrent abreuver leurs chevaux, après quoi ils allèrent faire leurs courses, et nous donnèrent le temps de respirer.

» Lorsque nous les eûmes perdus de vue, nous sortîmes de notre humide retraite si mouillés et si morfondus, que je n’aurais pas pu faire un pas, sans la crainte que j’avais de retomber entre leurs mains. Nous prîmes un chemin sans savoir où il devait nous conduire ; mais heureusement il nous mena droit au château de Bethlen, qui appartenait à un de mes oncles. Ce château, qui est assez commode, a quelques fortifications capables d’empêcher les Tatars d’en approcher. À peine y fus-je rendu, que la fièvre me prit très violemment : la fatigue que je venais d’essuyer n’y avait pas peu contribué, aussi bien que le froid que j’avais souffert dans l’étang qui nous avait si heureusement servi d’asyle, et l’épuisement de mes forces, ayant été plus de vingt-quatre heures sans manger. Patko plus robuste que moi, en fut quitte à bien meilleur marché : car il se mit à boire et à manger copieusement, et se refit en très peu de temps de toutes ses fatigues. »

Tout ceci n’est rien encore. Le péril auquel Bethlen s’était exposé devait exciter l’intérêt de la princesse, qui peut-être eût été touchée. Mais dès qu’il se trouve en lieu de sûreté, une brutale maladie vient le saisir et le retient prisonnier six mois durant Dans cet intervalle, la belle veuve, qui ne prenait pas au sérieux cette passion de jeune homme, avait épousé le comte Zolyomi. La nouvelle de ce mariage faillit mettre la vie de notre amoureux en danger. Dès qu’il eut repris courage, il résolut de quitter la Transylvanie. Son père approuva ce projet, qui fut aussitôt exécuté. Nous allons suivre notre héros en France ; mais commençons par dire que pendant le voyage l’inflexible dame perd son second mari, et en prend un troisième.

Il était à Vienne quand la guerre éclata entre la Porte et l’Autriche. Léopold avait demandé des secours à Louis XIV ; et un corps de quelques mille grenadiers, auxquels s’était jointe une grande partie de la noblesse française que la paix laissait sans occupation, avait grossi les rangs des Impériaux. Le comte Bethlen fut témoin de la valeur des quatre mille Français qui, placés en avant-garde, défirent au passage de la Raab vingts cinq mille janissaires : il n’eut qu’à se louer de son commerce avec nos seigneurs, si bien que, se sentant du goût pour la France, il entreprit de visiter ce pays.

Il évita de traverser Vienne, craignant d’être arrêté en route, et prit son chemin par Venise. Dès son arrivée à Paris il rechercha les seigneurs français qu’il avait connue au camp, et en fut comblé d’amitiés. Il mena grand train comme eux pendant quelque temps, eut de brillants équipages, et s’habilla à la dernière mode, qui était alors la mode hongroise, car les cavaliers qui avaient fait la guerre des Turcs rapportèrent cette innovation. « Les seigneurs qui étaient venus en Hongrie, dit-il, avaient remarqué que notre habillement était moins embarrassant pour la guerre et pour monter à cheval, et qu’au lieu de pourpoints et de manteaux que l’on portait dans ce temps-là, notre façon leur serait plus commode : ils s’y conformèrent à leur retour, et renchérirent uniquement sur la magnificence. Ils se firent donc faire des vestes fort larges qui leur descendaient jusqu’aux genoux, et, par dessus, un autre habit auquel ils donnèrent le nom de juste-au-corps ; autour de leur cou ils mirent des cravates différentes de celles que nous portons en Hongrie, lesquelles, après avoir dût le tour du cou, attachées au dessous du menton, nous descendit jusqu’à la ceinture, au lieu que les Français les ont raccourcies et nouées avec un ruban de couleur fort large. On a pronostiqué avec beaucoup de raison que ce nouvel habillement fixerait l’inconstance de la nation française, et qu’elle ne quitterait pas sitôt cette mode, qui lui convenait de toute manière. »

Le comte Bethlen épuisa rapidement ses ressources. Il avait écrit à son père de lui faire tenir en France le plus d’argent possible, sans songer que les relations avec la Transylvanie étaient fort rares. Son orgueil commençait à souffrir. Aucun de ses brillants amis ne s’inquiétait de sa position, et d’ailleurs tous se ruinaient joyeusement : ils étaient hors d’état de lui rendre service. Ce fut alors que Bethlen trouva de tendres compensations aux peines qu’il avait ressenties dans son pays. Une mystérieuse protectrice, « qu’il n’ose pas nommer sans son aveu », lui témoigne le plus vif intérêt, l’aide de ses conseils et de sa bourse, et, s’armant de courage, le persuade enfin de partir. Le jeune étranger reconnaît la sagesse de cet avis ; mais, avant de dire adieu à la France, il va voir à Chantilly le prince de Condé.

« Je fis donc ce voyage, et je restai quelques jours auprès de ce prince. Je fus surpris, je vous l’avoue, de le voir si bien instruit des affaires d’un pays aussi éloigné : car, excepté les derniers troubles de cette grande et belle province, il savait mieux que moi l’histoire de nos premiers princes, depuis qu’ils avaient régné en Transylvanie. Un de ceux dont il faisait le plus de cas était Bethlen Gábor, dont il connaissait jusqu’aux moindres actions. Il n’estimait pas moins le prince Rákótzi, qui avait succédé à ce grand homme, et n’ignorait pas que le prince son fils avait perdu son armée en Pologne, et s’était attiré toutes les disgrâces qui ont été la suite de ce premier malheur. Mais ce que je pus lui apprendre de nouveau, ce fut la malheureuse histoire du prince Bartsay et la folle entreprise de Kemény János pour lui succéder. »

Voilà donc le comte Bethlen de retour en Transylvanie, enchanté de la France, des Français et des Françaises. Il est évident que, pour peu qu’une occasion se présente, il entreprendra de nouveau ce voyage, qui paraît fabuleux à ses compatriotes. Il se marie ; il se mêle de politique, et soutient de son mieux, comme il est naturel, les envoyés de Louis XIV qui viennent intriguer dans le pays. Les affaires se compliquent : le prince de Transylvanie fait partir une ambassade pour la France. Le comte Bethlen en est instruit. Il ne résistera pas à la tentation.

« L’envie que j’avais de revoir un si beau pays me fit prendre aussi le parti d’être du voyage ; j’eus cependant de la peine à en obtenir la permission du prince, et encore plus celle de son ministre. J’en vins cependant à bout, mon père y ayant consenti sans peine ; la plus difficile à obtenir était celle de la comtesse Bethlen. Mes sollicitations, à force de persévérance, eurent à la fin leur effet, et quatre jeunes enfants que je lui laissais pour lui tenir compagnie la déterminèrent à me donner son agrément. Nous partîmes tous ensemble, et en peu de jours nous nous trouvâmes sur les frontières de la Pologne. »

Les envoyés traversent Berlin, Hambourg, Amsterdam, et arrivent à Paris. Le roi reçut l’ambassade en audience, et « le ministre de Transylvanie parla à Sa Majesté en latin si clair et si intelligible, que, M. de Croissy l’ayant expliqué à Sa Majesté, le roi lui dit que, si tout le monde parlait aussi bien latin, en aussi bons termes et aussi distinctement, il n’aurait pas besoin d’interprète. Le même jour je fus présenté par M. le marquis de Béthune au roi, à qui ce seigneur dit que j’étais si affectionné à la France, que j’en avais appris la langue, quoique d’un pays éloigné de quelques cents lieues. Sa Majesté en fut surprise, et me fit l’honneur de m’assurer que, si j’avais quelque affaire en France, je pouvais compter sur sa protection, et que je n’avais qu’à l’en faire avertir par M. le marquis de Béthune ou par M. de Croissy.

» Le même jour et à la même audience M. de Béthune présenta aussi à Sa Majesté M. Ketser, qu’il dit au roi être fils d’un des plus grands gentilshommes de Hongrie, et des plus affectionnés au service de Sa Majesté ; ce dont il avait donné des preuves dans les dernières campagnes que l’armée polonaise avait faites en Hongrie, commandée par le général compte de Boham, conjointement avec les troupes des Mécontents, à la tête desquels était le comte Tököli. Sa Majesté eut la bonté de lui dire qu’il en avait été informé par les relations qu’on lui avait envoyées, et que, s’il trouvait quelque occasion d’en marquer au père et au fils la satisfaction qu’il en avait eue, il le ferait avec bien du plaisir.

» Je ne sais si j’oserai dire que l’on me faisait l’honneur de trouver dans les traits de mon visage quelque ressemblance avec le grand prince de Condé, quoique, je ne fusse pas d’une taille aussi avantageuse que celle de ce héros. En effet, on remarqua que les traits de mon visage n’étaient presque pas différents des siens, et le prince lui-même, à qui on le fit observer, ne le désavoua pas dans les visites que j’eus l’honneur de lui rendre durant mon second voyage.

» Pendant tout le temps de ce dernier séjour que j’ai fait à la cour et à Paris, qui fut de trois mois, je me suis appliqué à voir tout ce qu’il y avait de plus curieux dans cette grande ville et dans les environs ; mais le détail en serait trop long, et est d’ailleurs connu de tout le monde.

» Enfin notre ministre, ayant terminé toutes les affaires qu’il avait à la cour de France, résolut de retourner en Transylvanie. C’était une occasion trop favorable pour revenir dans mon pays en bonne compagnie. Quelque peine que j’eusse de quitter un séjour aussi gracieux, et où j’avais été reçu si agréablement, je pris bien vite ma résolution. Nous prîmes donc congé du roi dans une seconde audience qu’il eut la bonté de nous donner, dans laquelle Sa Majesté nous témoigna la satisfaction qu’elle avait eue de nous voir dans des termes si obligeants et si gracieux, que nous ne pûmes nous empêcher d’en être attendris. »

Les voyages du comte Bethlen étaient à cette époque trop extraordinaires pour qu’il ne les publiât pas. Il voulut raconter à ses compatriotes tout ce qu’il avait vu ; il écrivit donc en hongrois. En même temps il désira rendre un dernier hommage au pays qu’il avait aimé ; il traduisit ses mémoires en français, et les dédia à la dame sensible qui lui avait montré une affection si vraie. Le livre hongrois est beaucoup plus complet, car il renferme de curieux renseignements historiques. Dans la traduction française, l’auteur a omis une foule de détails qui ont rapport à l’histoire de la Transylvanie, pour ne laisser que les événements qui pouvaient intéresser à l’étranger. Les Mémoires du comte Bethlen ont un intérêt véritable ; ils expliquent plusieurs faits qui se sont accomplis à cette époque, et font particulièrement connaître le rôle que jouèrent en Transylvanie les envoyés de Louis XIV.

Qu’on ne s’étonne pas d’ailleurs qu’un Hongrois se soit plu à écrire en français, à quatre cents lieues de la France. Nous sommes trop accoutumés à confondre les Hongrois et les Allemands. Cependant rien ne ressemble moins à l’Allemagne que la Hongrie. Si ce dernier pays porte tant d’affection à ses mœurs, à ses idées, à sa langue, c’est en grande partie par esprit d’antagonisme contre l’Autriche. La Hongrie a un roi allemand comme la Lombardie ; mais elle n’est pas plus allemande que l’Italie.

Ce qui le prouve, c’est l’extrême difficulté que les empereurs ont eue à populariser dans ce pays l’idiome teutonique. Ils ont rencontré depuis des siècles une répugnance qui aurait découragé d’autres hommes que des Autrichiens. Et cependant la langue hongroise n’est nullement répandue. Force était aux Hongrois de se mettre en rapport avec l’Europe. Ils préférèrent longtemps s’en tenir au latin seul, se refusant à apprendre cet idiome allemand que des événements malheureux avaient introduit dans le pays.

Il leur fallait pourtant une autre langue, choisie par eux, qui servit à leurs besoins extérieurs. Celle qu’ils adoptèrent fut la nôtre. Elle fut parlée de bonne heure en Hongrie, et se répandit surtout à l’époque où les empereurs cherchaient à propager l’allemand. C’est en français que les Hongrois répondent aux mensonges officiels des historiens impériaux. La vie du comte Emeric Tököli, cet ardent ennemi de l’Autriche, est écrite en français en 1693. C’est dans notre langue encore que ce héros aventureux se justifie, après le fameux siège de Vienne, de s’être uni aux Turcs. L’histoire de Martinuzzi, premier ministre de Transylvanie, de ce grand citoyen que l’empereur d’Autriche fit assassiner, parce qu’il ne pouvait le corrompre, est imprimée à Paris même en 1715 ; bien plus, ce livre est dédié au prince Rákótzi, alors réfugié en France, qui y est qualifié de « prince souverain de Transylvanie » . Plus tard, lorsque l’infortuné Rákótzi, après une lutte de dix ans contre l’Autriche, est forcé de céder à la fortune, c’est en français qu’il écrit sa défense, et celle du peuple hongrois, entraîné par lui dans la révolte[1].

En 1761, quand régnait Voltaire, un livre paraît tout à coup , qui s’attaque hardiment aux doctrines professées par tous, et ose défendre le christianisme : Sur la faiblesse des esprits forts, tel est son titre. Quel est cet écrivain qui pour son coup d’essai rompt en visière avec tous les champions de l’époque, et auquel le roi accorde une médaille d’or ? C’est un Hongrois, le comte Joseph Teleki. La réputation de l’auteur se répand en Allemagne. Son père se présente un jour à la cour de Vienne, « — Est-ce vous le Teleki savant ? » lui demande l’empereur, « — C’est mon fils, Sire », répond le comte tout glorieux. Et comme il parlait latin : « — Pourquoi, reprend l’empereur, ne répondez-vous pas au moins en allemand, vous dont le fils écrit si bien le français ? — Ah ! Sire, nous n’avons jamais senti le besoin de savoir la langue de Votre Majesté… »

Les guerres de la révolution et de l’empire, qui portèrent si haut notre gloire militaire, mais nuisirent à notre influence intellectuelle en Europe, rapprochèrent la Hongrie de l’Autriche. Tout naturellement la langue allemande devint familière aux Hongrois, qui l’apprenaient dans les camps. Mais, à l’heure présente, elle est déjà redevenue impopulaire : je ne dis pas aux yeux dit peuple, qui n’a jamais songé à retenir un seul mot allemand, mais dans l’esprit de la noblesse. On ne parle plus que le hongrois dans les salons de Pesth : avec les étrangers on se sert de préférence du français. La langue des Autrichiens est si peu aimée en Transylvanie que les vieux soldats, de retour au village, ne se vantent jamais de la savoir. J’ai vu souvent d’anciens militaires qui avaient tenu garnison pendant quinze ans à Milan et à Venise me parler avec empressement l’italien : jamais ils n’abordaient l’allemand sans qu’on leur adressât la parole dans cette langue.

Nous venons de citer plusieurs ouvrages écrits en français par des Hongrois. Il en est de plus moderne. J’ai parlé ailleurs de l’intéressant voyage que M. de Besse a entrepris au Caucase et de la relation qu’il en a faite. Je voudrais qu’il me fût permis de publier les vers gracieux que composait un homme de goût et de cœur, le comte Dessewffy.

Recherchons maintenant quels motifs amenèrent en Hongrie l’adoption de la langue française. Sans doute, quand elle se répandit, nous dominions l’Europe par l’ascendant de notre littérature. Mais ce ne fut pas là la seule cause.

Des alliances politiques, des mariages de princes, avaient autrefois mis en rapport la France et la Hongrie. Au 14e siècle, deux princes français sont élus rois dans la plaine de Rákos, dont l’un, Louis Ier, est appelé aujourd’hui encore par les Hongrois « le Grand Louis ». Avant cette époque, dès 1175, Marguerite, fille de Louis VII, se marie à Béla III. En 1315 Louis le Hutin épouse Clémence de Hongrie. Plus tard, en 1475, Ladislas meurt au moment de célébrer son mariage avec la fille de Charles VII. N’oublions pas ces quinze mille Français qui traversent toute l’Allemagne pour se joindre aux Hongrois, et reçoivent les premiers coups des Turcs à Nicopolis. Enfin, la veille même de Mohács, au moment où la monarchie hongroise va disparaître, Louis II reçoit une ambassade de François I, qui lui propose une alliance offensive et défensive. Les événements qui suivirent cette funeste bataille ne permirent pas aux deux peuples de s’entendre.

Après que la Hongrie eut été annexée à l’Autriche, ces relations cessèrent ; mais tout lien ne fut pas rompu. Il semble au contraire que les grands événements qui s’accomplissent en France influent sur les destinées des Hongrois. Ainsi, lorsque la réforme apparaît, c’est la communion calviniste, française, que leurs protestants adoptent. Quand notre révolution éclate, un mouvement s’opère parmi eux, faible et comprimé d’abord, puis fort et irrésistible. Remarquez que ces deux faits de notre histoire, la réforme et la révolution, n’ont eu aucun retentissement en Autriche. Il est curieux de voir les idées françaises, passant inaperçues sur le sol autrichien, aller, au delà de Presbourg, agiter le peuple hongrois.

Et comment cette liaison secrète a-t-elle subsisté au milieu de nos guerres fréquentes avec l’Autriche, dans lesquelles les Hongrois se trouvaient nécessairement engagés ? C’est qu’il y a entre eux et nous les rapports qui existeraient entre deux hommes d’un même cœur, mais dont l’un est arrêté dans sa marche, tandis que l’autre poursuit la sienne. Il serait facile, en tenant compte des différences apportées par la diversité des origines et la diversité des situations, de signaler les analogies de caractère qui rapprochent les deux peuples. Il suffit de dire que cette ressemblance est consacrée par les Hongrois, qui s’appelaient eux-mêmes, au temps de Louis XIV, les Français de l’Orient. Si on ouvre les deux histoires, on retrouve souvent les mêmes faits et les mêmes hommes. Les batailles françaises et hongroises se gagnent et se perdent de la même manière. C’est toujours la furia francese. Ici la gendarmerie, là les hussards : Ravenne et Szent Imre, Pavie et Mohács. Saint Étienne et Mathias Corvin ne sont autres que saint Louis et Henri IV : les uns cherchant, sous l’inspiration de la religion, des institutions qui devancent leur époque ; les autres résumant aux yeux du peuple, qui a gardé leur mémoire, le génie et la bonté alliés à la joyeuse bravoure nationale. Hunyade, les Zrinyi, les héros hongrois, ce sont nos aïeux des croisades et les défenseurs de Rhodes ; même dévoûment à la même cause, mêmes luttes, souvent même mort. L’histoire des Français est contenue dans cette phrase de Napoléon : « La France a acheté le progrès et la paix du monde par ses trésors, par ses angoisses, par la vie de ses fils épars sur tous les champs de bataille. La France a été le Christ des nations ». L’histoire des Hongrois finit brusquement à Mohács, comme celle d’un héros tué à vingt ans ; mais l’héroïsme s’y lit à chaque page. C’est un de ces peuples généreux qui vivent pour les grandes causes.

  1. Mémoires du prince François Rákótzi sur la guerre de Hongrie, depuis l’année 1703 jusqu’à sa fin.